Billet de blog 4 octobre 2010

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Loujkov démissionné de la mairie de Moscou: fin d'un règne, début d'un long conflit?

Alexis Prokopiev, politologue spécialiste de la Russie, analyse et décrypte la démission forcée du maire de Moscou, Iouri Loujkov, et ses conséquences sur la vie politique russe.

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Alexis Prokopiev, politologue spécialiste de la Russie, analyse et décrypte la démission forcée du maire de Moscou, Iouri Loujkov, et ses conséquences sur la vie politique russe.

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Le 28 septembre dernier Dimitri Medvedev a signé le renvoi de Iouri Loujkov, maire de Moscou depuis 18 ans, pour «perte de confiance». Un geste d'importance politique capitale en vue des prochaines élections. Iouri Loujkov régnait sans partage depuis 1992 sur la capitale de la Fédération de Russie qui, preuve encore une fois faite avec la décision de Medvedev, n'a de fédéral que le nom. Arrivé il y a donc 18 ans pour remplacer un Gavriil Popov, réputé très corrompu, Loujkov a bâti à Moscou un véritable État dans l'État. Une mégalopole de plus de 15 millions d'habitants qui absorbe plus de 75% des richesses de toutes les Russies.
En 18 ans Moscou a beaucoup changé. La ville qui était au début des années 1990 grise, ravagée par la crise et la vétusté, s'est modernisée tout en préservant et en aménageant la plupart de ses parcs et espaces verts, en créant de nouvelles écoles, stations de métro, lignes de bus... En partie grâce à Loujkov - il a fait voter la préservation des parcs - en partie malgré lui - car la pression des associations d'habitants était assez forte - on peut dire que dans les années 90 Moscou s'est métamorphosée. Et cette métamorphose, couplée aux aides spécifiques dont bénéficient les retraités, les handicapés et les vétérans Moscovites, a donné à Loujkov une image de bon gestionnaire, très «petit père des peuples», qu'il a su garder jusqu'au aujourd'hui. L'argent des hydrocarbures qui n'a cessé de couler sur la rivière Moskva y a aussi beaucoup contribué. Loujkov en a d'ailleurs largement profité puisque sa femme, Mme Batourina, la 3ème femme la plus riche du monde selon Forbes (2,9 milliards d'euros), est la propriétaire d'Inteko, une géant de BTP qui a construit un nombre incalculable d'immeubles et de bâtiments administratifs et commerciaux à Moscou et qui est connue pour obtenir les autorisations de construction en quelques mois, un temps record, alors que ses concurrents peuvent y passer des années...
Souvent accusé de corruption, l'homme à la casquette (surnommé ainsi par ses administrés à cause de sa tenue vestimentaire) a toujours réussi à s'en sortir. Les plus grandes attaques ont eu lieu contre lui à la fin des années 1990 lorsque le célèbre journaliste Dorenko l'accusait en direct sur la première chaîne de TV (qui appartenait à l'époque à l'oligarque Berezovsky) de tous les maux, et ses accusations étaient sans doute tout à fait fondées. Mais on y reviendra.
Aux yeux de la population, le plus grand échec du désormais ex-maire de Moscou est de ne pas avoir su ou voulu faire de la capitale russe une ville à taille humaine. A partir de la fin des années 90 les promoteurs immobiliers se sont acharnés, avec le concours de la municipalité, sur Moscou et sa banlieue. Les constructions se sont multipliées, le prix du m2 a explosé et la ville a littéralement englouti toutes les petites communes situées à sa périphérie. La croissance très rapide du nombre d'habitants, l'étalement urbain, le manque de transports en commun et l'augmentation pharamineuse de la quantité de voitures, surtout de voitures de luxe, ont rendu la ville invivable. Aujourd'hui il faut souvent passer 3 heures dans les bouchons pour traverser Moscou, certains Moscovites passant 6-7 heures par jour dans les transports pour les trajets domicile-travail. Avec la pollution, l'augmentation des prix et la faible qualité des services, Moscou, en partie à cause de la politique de Loujkov, est devenue dans les années 2008-2009 une ville invivable.
Politiquement, Loujkov s'est toujours situé dans une «amicale concurrence» avec le pouvoir fédéral. Il a construit son «État dans l'État» en ayant des relations cordiales avec Eltsine, puis en s'alignant progressivement sur Poutine, mais toujours en équilibre entre les deux pouvoirs, le fédéral et le moscovite, de sorte que chacun préserve sa chasse gardée. Loujkov, dont la cote reste élevée à Moscou, s'est aventuré dans la politique fédérale pour la première fois en 1999. Avec Primakov, le très populaire ex-Premier ministre qui venait de se faire limoger par Eltsine, ils avaient crée le parti «Patrie – Toute la Russie» en vue des élections législatives de 1999 et des présidentielles de 2000. Mais leur carrière politique s'est heurtée aux attentats de septembre 1999 et la fulgurante montée de Vladimir Poutine soutenu par la machine médiatique de l'oligarque Boris Berezovski. La campagne législative de 1999 a été entachée par une série de révélations sur Loujkov menées par la première chaîne de TV, propriété de Berezovki, qui faisait en même temps la promotion du jeune Premier Ministre: Vladimir Poutine. Accusés de corruption, de conflits d'intérêts et de liens avec le «grand business», Loujkov et Primakov obtiennent un score honorable (13%) en décembre 1999 mais sont dépassés, et de loin, par «Unité» le nouveau parti de Poutine (23%), et les communistes (24%). Quelques mois plus tard Loujkov est obligé de se ranger derrière Poutine en adhérant au nouveau parti «Russie Unie».
Pour garder toute son influence sur la capitale, malgré les ambitions des «Piterskie» (la nouvelle équipe du Kremlin venant de Saint-Pétersbourg), Loujkov a du faire un grand nombre de compromis. Il a plusieurs fois prouvé sa fidélité au pouvoir en «organisant» de bons résultats pour «Russie Unie» à Moscou, là où les partis démocrates d'opposition sont habituellement assez forts, et en réprimant sans merci les manifestations comme celle du 31 août dernier. Mais ça ne suffisait plus. Poutine, dont les intérêts à Moscou restent sous-représentés, parlait depuis quelques années déjà de la «trop longue carrière» de Loujkov à la tête de la capitale. Pour contrer ses menaces, Loujkov a récemment tenté d'organiser une confrontation entre le Président et le Premier ministre, critiquant la faiblesse et le libéralisme du premier et louant la stabilité et le pragmatisme de l'autre. Mais l'argumentaire n'a pas tenu...
Cet été, Loujkov critiquait l'annulation de l'élection des gouverneurs (qui le concerne en tant que maire de Moscou) et le laxisme du Président face aux mouvements contestataires. Mais tout en demandant plus de fermeté, le «gestionnaire» a omis de revenir de vacances lorsqu'en août la ville a été envahie par les fumées toxiques provenant des incendies de forêts. Ca lui a valu d'être sévèrement épinglé par les médias, le pouvoir fédéral et la population. Sa popularité a baissé.
Le 6 septembre dernier, suite à la publication dans «Rossiiskaya gazeta» d'un article critiquant la décision de Medvedev en faveur de la désormais célèbre forêt de Khimki, le «petit Tsar de Moscou» s'est attiré le foudres du cabinet présidentiel. «On se tait ou on passe dans l'opposition», avait déclaré Medvedev faisant allusion aux sorties de Loujkov. Poutine suivait cette histoire de très près. Il voulait réussir d'une pierre deux coups: virer Loujkov et tester la solidité de Medvedev. Aujourd'hui on peut dire qu'il a réussi les deux sans même se salir les mains.
Durant les deux derniers mois les Russes ont donc été spectateurs d'un affrontement qui a rappelé les pires heures des années 1990. Les déclarations du chef de Moscou dans la presse ont immédiatement été suivies d'émissions-révélations diffusées sur les grandes chaînes de télévision. Tout d'abord c'est sur NTV que Loujkov a été montré en maire corrompu, œuvrant pour le capital de sa femme et préférant les abeilles aux handicapés. Les autres chaînes fédérales ont suivi. Les Russes ont redécouvert les procédés des années 1990: voix off grave et inquiétante, musique dramatique, images qui se suivent rapidement, accusations qui s'enchaînent et... le journaliste Dorenko, sorti de l'ombre de la radio pour taper un dernier grand coup sur son ennemi de toujours. Loujkov a certes essayé de résister en préparant une contre-émission sur la chaine moscovite TVC mais elle a été déprogrammée pour «raisons techniques» - en réalité sur ordre du Kremlin.
Le renvoi de Loujkov a provoqué la joie de l'opposition démocratique qui le critiquait depuis longtemps, et à juste titre, pour sa pratique autoritaire du pouvoir, ses conflits d'intérêts et la très forte corruption qui régnait dans l'administration municipale. Cette décision a donc augmenté la cote de Medvedev auprès de la – de plus en plus grande - classe moyenne moscovite, ce qui élargit son potentiel électorat en vue d'une confrontation éventuelle – mais encore aujourd'hui hypothétique - avec Poutine en 2012. Toutefois, plusieurs experts prédisent que cette décision le rendra plutôt impopulaire auprès des populations les plus défavorisées, si jamais le nouveau maire venait à supprimer toutes les aides et subventions instaurées par Loujkov.

Aujourd'hui, est-ce que, politiquement, «l'homme à la casquette» est mort? Les experts russes ne sont pas unanimes mais tous s'accordent sur le fait qu'il est «blessé, mais bouge encore». Son renvoi reste un fait exceptionnel dans la Russie d'après les années 90 puisque tous les autres gouverneurs ou hauts fonctionnaires limogés avaient été quand même remerciés avec des placards dorés dans une ambassade ou autre institution de ce genre. Dans le cas de Loujkov c'est plutôt le contraire, on parle même d'un éventuel futur procès pour corruption et abus de bien sociaux!

Mais Loujkov bouge encore, donc. Le jour de son renvoi par Medvedev, New Times, un magazine d'opposition, a publié sa lettre adressée au Président. Concernant les attaques exercées contre lui dans les médias, le «tsar de Moscou» parle de «méthodes jamais vues depuis 1937» (en référence aux purges staliniennes), critique la «censure mise en place par l'État», et en même temps s'indigne de l'importance, qu'il juge trop importante, donnée à l'opposition libérale et aux marches de contestation. Loujkov – la main de fer - serait-il devenu un vrai démocrate? Pas vraiment. Mais après sa rapide disgrâce présidentielle, il s'est retrouvé dans une impasse. Que faire lorsqu'on devient persona non grata?

Dans les mois qui viennent, Iouri Mikhailovitch Loujkov devra trouver une réponse à cette épineuse question. Sans doute qu'en s'appuyant sur la fortune de sa femme et sur ses relations longuement construites à Moscou, il pourra constituer une force politique et faire un résultat aux élections législatives de 2011, puisqu'il vient d'annoncer qu'il ne se présentera pas aux présidentielles de 2012. Mais comment faire pour créer un nouveau parti, alors qu'il faut pour cela minimum 50.000 adhérents dans 43 régions différentes et, surtout, la validation de la commission électorale contrôlée par le Kremlin?


L'autre solution serait de reprendre un parti déjà enregistré. On évoque les «Patriotes de Russie» qui seraient prêts à l'accueillir – et surtout accueillir les financements de «Batourina» (Mme Loujkov). Mais le feront-ils s'ils risquent ainsi d'être interdits? En attendant, Loujkov vient de déclarer qu'il était en train de créer un mouvement citoyen... sans doute en attendant de se constituer en mouvement politique.
Le renvoi de Loujkov est donc la première décision politique forte de Medvedev sur le plan national. Elle lui a permis de s'affirmer et lui permettra sans doute de contrôler une partie de la capitale russe. Dans le même temps, le Kremlin s'est créé une opposition interne nouvelle qui reste assez forte et populaire, mais surtout avide de revanche. En 2011 les résultats des votes dans les bureaux moscovites seront à surveiller pour analyser le poids de l'ex-maire, en vue d'une éventuelle confrontation au sommet en 2012.

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