Billet de blog 5 février 2010

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Défense de philosopher

Dominique Costantini, professeur de philosophie, s'élève contre la suppression de l'heure dédoublée de philosophie en terminale. Une réforme qui s'inscrit dans la lignée de 45 ans de menaces contre cette discipline.

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Dominique Costantini, professeur de philosophie, s'élève contre la suppression de l'heure dédoublée de philosophie en terminale. Une réforme qui s'inscrit dans la lignée de 45 ans de menaces contre cette discipline.

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L'annonce de la suppression, à la rentrée 2010, de l'heure dédoublée de philosophie en terminale scientifique est passée totalement inaperçue.

Octroyée par une circulaire de 2002, après la réduction de l'horaire de 4 heures à 3 heures de cours, elle était utilisée, par la plupart des établissements, pour les classes à effectifs lourds et faibles. Les autres classes pouvaient continuer à bénéficier de quatre heures de cours.

Dès la rentrée 2010, cette suppression va permettre d'économiser des heures d'enseignement et donc supprimer des postes de professeurs de philosophie.

On ne peut ignorer que « la réforme du lycée » réalise le programme présidentiel de 2007 – non renouvellement d'un fonctionnaire sur deux partant à la retraite. Après 11 200 suppressions de postes à la rentrée 2008, le projet de budget en prévoit 13 500 pour 2009, 16 000 pour 2010.

Or, comme l'écrivait, dès 1990, Jacques Muglioni[1] « l'obsession de la Rue de Grenelle, depuis plus de 25 ans, est l'abaissement de l'enseignement de la philosophie dont l'horaire en classe terminale lui semble être le principal obstacle à toute réforme du second cycle ».

Contre cette mort annoncée dont on menace depuis plus de 45 ans la philosophie, l'ensemble des professeurs de philosophie, enseignants dans le secondaire, comme à l'Université, se sont à chaque fois rassemblés pour résister.

1979, la menace de décrets d'application de la réforme Haby

« Laissez-vous réformer ! Laissez-vous faire ! Vous ne sentirez rien ! Un beau matin vous vous réveillerez et il n'y aura plus de philosophie...On vous l'aura enlevé dans votre sommeil ; sans que vous vous en aperceviez», Vladimir Jankélévitch.

Votée en juin 1975, la réforme Haby devait être appliquée (avec retard) à la rentrée 1981, mais curieusement, après les Etats Généraux de la Philosophie, il ne fut plus question de réforme... Il y a plus de trente ans, en mars 1979, à l'initiative de Roland Brunet, 21 enseignants décidaient de lancer un appel, qui recueillit plus de 2 500 signatures, de philosophes et de non philosophes. En juin 1979, 1200 personnes, répondant à cet appel, se réunissent à la Sorbonne, pour les Etats Généraux de la Philosophie, l'événement était si considérable que toute la presse en a parlé pendant une semaine. Le ministre s'étonnait, le soir même à la télévision : il ne voyait pas ce qui, dans les décrets d'application non encore arrêtés, était si inquiétant pour la philosophie, il devait y avoir désinformation ou malentendu. Bizarrement, on n'entendit plus jamais parler, par la suite, de réforme en philosophie...

Ce sont nos maîtres, les philosophes qui nous ont appris à penser, il y a quarante ans, qui nous ont aussi appris à combattre et à résister.

« L'heure n'est plus aux discussions académiques quand c'est la raison d'être de la philosophie qui est en question ... Il ne s'agit plus d'un débat mais d'un combat... Et après tout, se battre pour la philosophie, n'est-ce pas encore philosopher ? Car tel est le paradoxe de l'exercice philosophique. On ne peut ici séparer le discours de l'acte militant», affirme Vladimir Jankélévitch, dès l'ouverture des Etats généraux[2].

1979, 1989, 1999, 2009 : le risque des options et des modules demeure présent

En 1979, Vladimir Jankélévitch dénonçait déjà « le beau cadeau » qui consisterait à réduire la philosophie à une option. Ses arguments sont encore aujourd'hui les nôtres.

« Comment des élèves choisiraient-ils un enseignement dont ils n'ont aucune idée et qu'ils reçoivent pour la première fois et pour un an seulement ? En vertu de quelle préférence ? On ne préfère pas quand on ne dispose d'aucun terme de comparaison....le beau cadeau risque d'être une hypocrisie de plus.»

Pour lutter contre cette menace de suppression de la philosophie, il proposait d'étendre la philosophie – et non l'histoire des idées, comme cela est sournoisement proposé actuellement – à tout le second cycle des lycées, de la seconde à la terminale incluse, et à tous les élèves des lycées et des LEP.

A son tour, Jacques Derrida affirmait : « Cette dernière revendication - l'extension - est légitime, vitale, décisive », mais précisait: «Nous ne sommes plus assez jeunes, ni la philosophie, pour qu'une telle affirmation militante soit de notre part simple, allègre, sans pli, fraîche et néophytique».

Mars 1989, le rapport Bourdieu/Gros, demandé par le Ministre, sur les contenus de l'enseignement est contesté par les professeurs de philosophie

En 1990, une séance mémorable de la Société Française de Philosophie, sur l'enseignement de la philosophie, réunissait Jacques Derrida, co-président de la Commission de Philosophie et d'Epistémologie, chargée de la réforme des programmes de philosophie, et Bernard Bourgeois, professeur à Paris I [3]. Roland Brunet rappelait alors très justement « qu'il ne s'agit pas de savoir s'il faut faire de la philosophie en première et tant d'heures, dans telle section ou telle autre, mais de savoir comment c'est utilisé ».

Il y a trente ans, Jacques Derrida lançait cet avertissement: «Plus le champ de la formation philosophique sera réduit dans ce pays, moins il y aura hors de l'école de compétence critique ; je ne crains pas le mot de compétence ; et dans le procès que certains voudraient lui faire, il faut savoir que la compétence peut être une arme de résistance (par exemple contre toutes les violations des droits de l'homme, les abus policiers et les injustices) ; moins il y aura d'information et de formation critique, plus il sera facile de faire passer, voire d'inculquer ce n'importe quoi qui n'est jamais n'importe quoi ».

Aujourd'hui encore, défendre la philosophie comme une compétence critique demeure une arme contre toute réduction des compétences à de simples outils d'évaluation dans le but de remplacer le baccalauréat par un livret de compétences.

Restée la matière « noble » de la Terminale L – héritière de « la classe de philosophie », appellation qui a survécu jusqu'en 1965 – et refusant de devenir un enseignement de spécialité, la philosophie se place dans une transversalité par rapport aux autres disciplines et se retrouve dans toutes les séries. «Perçue à la fois comme une institution intangible et comme une discipline à "faible rendement" à l'examen »[4], la philosophie résisterait aux changements. Aussi, est-elle au cœur des projets de réforme du cycle terminal et de revalorisation de la série L.

L'enseignement philosophique demande du temps et une continuité. Il ne peut se satisfaire de modules semestriels, encore moins d'interventions sporadiques ou discontinues et surtout pas d'accompagnement: nous ne sommes pas des spécialistes de l'éphémère.

Le professeur de philosophie ne saurait être réduit à un rôle d'animateur culturel. Il s'adresse à tous les élèves de terminale générale et technologique, dans le temps scolaire.

Pas de projet de réforme sans réflexion sur les finalités de la réforme

Déjà en 1904[5], Emile Durkheim remarquait que dans l'enseignement secondaire se succèdent périodiquement des réformes contradictoires car elles n'expriment que des besoins du moment : « L'homme d'aujourd'hui est l'homme réclamé par les besoins du jour, par le goût du jour, et le besoin du jour est unilatéral et sera remplacé par un autre demain... Ce n'est pas l'homme d'un instant, l'homme tel que nous le sentons à un moment du temps, sous l'influence de passions et de besoins momentanés, qu'il nous faut connaître, c'est l'homme dans sa totalité ».

Et la question peut se poser à nouveau, en 2010 tout comme en 1904, réformer oui mais pourquoi ? Pour des réductions budgétaires ou pour la réussite de tous ?

Pour satisfaire, comme le dit Durkheim, « les besoins du jour » ou pour « l'homme dans sa totalité » ? De fait, à quel moment un professeur devient rentable ? Et surtout à quel instant une discipline le devient ou cesse de l'être ?

La nouveauté en 2010 n'est pas dans l'affirmation de l'urgence de la réforme mais dans ce qui la constitue, à savoir toutes les théories de l'efficience, de la concurrence entre les disciplines (et les établissements), de la productivité quantifiée et donc, au fond, s'appuyant sur le spontanéisme, l'immédiatisme, l'individualisme et l'instantanéisme; bref, tout ce qui relève d'une vision du très court terme, qui dépossède à tout jamais l'élève de ses outils de citoyen.

Il s'agit de s'interroger sur la finalité de cette réforme, étant entendu que nous sommes là dans une transformation complète et sans précédent de la formation des élèves qui devraient être les citoyens de demain. En effet, tout semble se passer comme si on souhaitait mettre le lycée de la République en concurrence avec les établissements privés, afin de produire les consommateurs du futur, assujettis, crétinisés, n'ayant que des réflexes, des désirs instantanés et des opinions à la place d'idées. Quand ce programme sera accompli nous basculerons dans une toute autre société.

Le grand public[6] qui n'a jamais été informé des tenants et des aboutissants de cette réforme, comme de ses conséquences, ne pourra qu'être abusé par des arguments à très courte vue et notamment par les promesses de réussite individuelle de ses enfants[7].

En l'espèce, sauf à être étrangement naïf ou idéologiquement envoûté par de « prétendus réformateurs », on décèlera avant tout la volonté de l'exécutif politique de pulvériser l'idéal républicain et de dévoyer dangereusement, et scandaleusement, la mission de l'enseignement public.

Tel est un des aspects à peine masqué de cette réforme. Or, l'essentiel est précisément ce qui est masqué, raison pour laquelle cette réforme est extrêmement contestable.


[1] Inspecteur Général de Philosophie, Bulletin de la Société Française de Philosophie., 1990.

[2] Etats généraux de la Philosophie, 16 et 17 juin 1979, Flammarion, Champs, 1979, page 24.

[3] Réflexion sur l'état actuel et les perspectives de l'enseignement de la philosophie en France,

Bulletin de la Société Française de Philosophie, Séance du 24 novembre 1990.

[4] Rapports IGAENR, « Evaluation des mesures prises pour revaloriser la série L au lycée », juillet 2006, page 36

[5] Emile DURKHEIM, Cours d'agrégation reproduit dans L'évolution pédagogique en France, Paris, PUF, 1990.

[6] Selon un sondage CSA des 6 et 7 janvier 2010, demandé par le ministère de l'Education Nationale, 60% des Français déclarent avoir entendu parler de la réforme du lycée. 16 % d'entre eux affirment savoir précisément ce dont il s'agit et 44 % ne savent pas précisément ce dont il s'agit.

[7] Les mesures qui composent la réforme sont toutes largement approuvées par les Français, comme notamment : proposer aux élèves volontaires des stages de remise à niveau pour éviter le redoublement (93 %), la mise en place de l'accompagnement personnalisé de deux heures par semaine (88 %), le tutorat pour l'orientation (86 %), l'enseignement des langues en groupes de compétence (84 %).

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