Par Yazid Sabeg, commissaire à la diversité et à l’égalité des chances, président du Comité d’évaluation et de suivi de l’ANRU.
L’évaluation d’une politique, et singulièrement de la politique de la ville qui concerne tous les aspects de la cohésion sociale, est d’une rare complexité et n’est pas chose facile : il faut en effet trouver le juste équilibre entre le « rapport moral » présenté par le ministre ou le directeur de l’organisme opérateur (avec quelques réserves) et une critique sans nuance.
Pour le Plan National de Rénovation Urbaine (PNRU) l'objectif de l’évaluation a été d'abord la validation des objectifs du programme lui-même et de leur réalisation mais aussi fréquemment et/ou nécessaire que possible de fournir des propositions pour compléter le PNRU ou améliorer le fonctionnement de l'Agence Nationale de Rénovation Urbaine (ANRU). A cet égard, il faut souligner que les recommandations du Comité d’Evaluation et de Suivi (CES) ont le plus souvent été suivies d’effet, comme on peut le constater à la lecture des six rapports que le CES, que je préside, a produit et publié de 2005 à 2011 qui proposent aussi des pistes et des perspectives d’avenir.
Certaines critiques - peu nombreuses il est vrai - ne reconnaissent quasiment aucun mérite au PNRU qui je le rappelle mobilisera 42,3 milliards d’euros. Elles se contentent la plupart du temps de dénoncer le caractère spectaculaire d'une opération dont le seul but n'aurait été que de recueillir l'enthousiasme des élus de tous bords pour obtenir un consensus factice.
C’est faire preuve d’un singulier mépris pour les centaines de Maires ou Présidents d’agglomération, maitres d'ouvrages des 400 quartiers du PNRU et surtout d’une ignorance de leur réelle motivation.
J’ai en effet eu l’occasion de m'entretenir avec un grand nombre d'entre eux et de les accompagner pour arpenter des heures durant les quartiers en projet et en rénovation ; j'ai pu constater combien ils s'incarnaient dans leurs projets. Tous sans exception m’ont dit qu'avec l'ANRU, ils avaient enfin et pour la première fois l'interlocuteur public unique et surtout les moyens financiers pour réaliser de vrais projets de renouvellement urbain, qui ne se limitent pas à de simples démolitions/reconstructions mais à des nouveaux aménagements de quartiers, des résidentialisations, des réhabilitations, des transports. Leur seule crainte aujourd'hui est de voir s'interrompre le Plan National de Rénovation Urbaine.
Je me permets d'ajouter qu’il ressort de nos échanges avec les populations qui vivent dans les quartiers de la rénovation urbaine que le PNRU a manifestement constitué la réponse vivante à la demande légitime de reconnaissance et de dignité de ces habitants .
La plupart des critiques se sont cristallisées sur le financement du PNRU. L'affectation des ressources du 1 % logement pour financer les projets de l’ANRU a particulièrement été très critiquée par le MEDEF comme une "captation injustifiée". Je dirais qu'il s’agit tout simplement d'une modalité budgétaire que l'on doit certes déplorer mais qui est courante. Elle fut d'ailleurs mise en œuvre en 1999 par Claude Bartolone pour l’affectation de la taxe parafiscale qui alimente l’UESL et qui dispose en contrepartie de cette contribution budgétaire qui atteint 750 millions, de terrains gratuits à disposition de la Foncière Logement. Néanmoins et pour le moyen terme, il serait c'est vrai prudent de prendre des précautions pour éviter que la ponction de l’ANRU cumulée à celle de l’ANAH ne dépasse pas la moitié des ressources annuelles procurées par la taxe parafiscale.
Sur la politique de la ville
Ces quartiers populaires ne sont pas l'anomalie républicaine que l'on invoque souvent par commodité. Ils sont certes soumis aux mêmes maux qui affectent l'ensemble de notre société : chômage et précarité, décrochage scolaire, accès au logement, transports et services publics défaillants, délinquance mais ils les cumulent et les concentrent sur des territoires où ne vivent plus que des populations pauvres.
Le CES a été conduit bien sûr à considérer dans ses réflexions la politique de la Ville dont les connexités avec la rénovation urbaine sont multiples et fortes. Depuis 1990 année au cours de laquelle Michel Rocard inventa la Politique de la Ville, tous les gouvernements ont ajouté une pierre à cet édifice depuis les zones franches urbaines (ZDFU) d’Eric Raoult jusqu’aux grands projets de Ville (GPV) du Gouvernement Jospin. Mais il faut reconnaître que c’est à partir de 2003 avec Jean-Louis Borloo, très soutenu à l’époque par Nicolas Sarkozy à l’Intérieur puis à Bercy, que l’inflexion fut donnée avec l'ambitieux Plan de Rénovation Urbaine et la création de l'ANRU comme son instrument qui fut doté de moyens financiers sans commune mesure avec les plans précédents. Ces moyens complétés par ceux des collectivités et des organismes HLM dans le cadre des conventions pluriannuelles ont permis la mise en œuvre effective du plan à partir de 2008/2009. Les crédits de paiements annuels consentis depuis dépassent le milliard d’euros et ont généré quatre milliards de travaux par an sur plus de 400 quartiers. Aucun pays européen n’a réalisé un tel effort pour les banlieues en difficulté. J'ajoute qu'au cours des 5 années qui viennent de s'écouler l'ANRU a pu disposer de tous les crédits correspondants au bon déroulement du PNRU et ont été abondés par des dotations du Plan de relance et ceux du Grand Paris.
Comme le CES l'a déjà indiqué depuis longtemps, le renouvellement urbain des quartiers était sans doute une condition nécessaire mais certainement pas suffisante pour résoudre l'ensemble des nombreux problèmes des quartiers. Ces quartier ont, nous le savons bien et depuis longtemps, besoin de plus de services publics et d'une solidarité financière massive.
Or, la politique de la ville n'a jamais, depuis 20 ans, eu ni l'ambition ni les moyens d'empêcher que ne se creuse l'écart entre les quartiers populaires et le reste de la ville.
Le PNRU n'a pas été conçu pour résoudre tous les problèmes. Mais il faut reconnaitre que la mixité sociale, objectif pourtant central du PNRU, n’a pas été atteinte. En effet, même si l'Observatoire des Zones Urbaines Sensibles (ONZUS) a montré que la mobilité résidentielle dans ces zones est forte, elle résulte surtout des sorties du quartier par le haut c'est-à-dire par l’accession sociale à la propriété mais ne bénéficie pas à certaines catégories de populations reléguées et dont les conditions de vie ne s'améliorent pas en dépit de la rénovation urbaine.
Il est donc nécessaire de fixer de nouveaux objectifs socio-économiques tant au PNRU qu’à la Politique de la ville pour y inclure notamment de nouveaux leviers d’action en profitant de l'engagement du PNRU 2 qui verra inévitablement le jour car l’État doit rester garant, quels que soient les changements politiques dans notre pays, de l’égalité territoriale. La continuité de cette politique publique requiert aussi la sanctuarisation des crédits, comme pour le PNRU 1 pendant une vingtaine d’années, horizon certes lointain mais qui malheureusement correspond à celui d'une transformation sociale en profondeur dans ces quartiers.
Refonder la politique de la Ville et l'articuler avec le PNRU
Pour réussir la Politique de la Ville, les Intercommunalités, appuyées par l’État, devraient pouvoir enfin bénéficier d’un fonds unique et à disposition du Préfet, qui fongibiliserait tous les crédits d'exception et de droit commun de l’éducation ou des transports. Les ressources procurées par une réforme en profondeur de la DGF et de la DSU - pour réduire l'écart entre villes pauvres et villes riches - complèteraient ce fonds unique. C'est ainsi que les intercommunalités seront en mesure de mener sur le long terme une vraie politique de la Ville globale et intégrée, avec un zonage unique, simplifié et très ciblé.
Rappelons que tant les politiques publiques de droit commun que les multiples plans d'exception ont été notoirement insuffisants voire incapables d'empêcher le développement de l'extrême précarisation des quartiers. La politique de la ville est probablement le domaine où l’Etat a le plus manqué à la promesse d’égalité républicaine. La fin justifiant les moyens, il faudra de l'audace. Il faudra encore plus d'Etat stratège et avisé et un volontarisme politique considérable pour mettre en œuvre une telle politique et réduire les résistances qui sont nombreuses.
J’ai fait différentes propositions complémentaires dans le domaine de l’emploi et de la formation professionnelle des jeunes, du désenclavement des quartiers difficiles. J'y ajouterai deux domaines qui me paraissent fondamentaux : l’éducation et la lutte contre la discrimination économique dont souffrent ces quartiers.
L’école, nous le savons tous, modèle l'urbanisme et la sociologie des territoires. En outre la crise de notre système éducatif qui est à bout de souffle a créé une contexture défavorable à l’égalité des chances dans ce domaine essentiel. La priorité éducative devrait donc être le premier axe du « new deal » de la politique de la ville.
L’enquête PISA qui mesure les compétences acquises par les élèves de quinze ans des pays de l’OCDE dresse régulièrement un diagnostic étonnant sur la fonction sociale de nos établissements scolaires en particulier dans les quartiers qui relèvent de la politique de la Ville. En France, l'élève d’un milieu socio-économique favorisé devance en compréhension écrite l'élève d’un milieu défavorisé de 50 points, soit l’équivalent de plus d’une année d’études. Mais le statut économique, social et culturel de l’établissement a encore plus d’impact sur la performance que le profil individuel des élèves de milieux sociaux-économiques similaires mais qui fréquentent des établissements différents et peut atteindre lui-aussi 50 points. Ces résultats confirment les observations empiriques de nombreux observateurs. La formation peut compenser les handicaps liés au milieu social, à condition de donner vraiment plus à celles et ceux qui ont moins.
Depuis le temps que les études PISA s’enchaînent, et que nos voisins acceptent de s’adapter en conséquence, nos institutions scolaires et de formation n'ont pas eu la réaction immédiate et massive qui s’impose. Le résultat est que notre système d’éducation et de formation produit tous les ans 200 000 jeunes non formés et non préparés à l’emploi soit 30% d’une classe d’âge. Si nous persistons à ne rien faire, l’ouverture sociale et l’efficacité de notre enseignement supérieur seront vouées à l’échec et l'employabilité de notre jeunesse continuera à se dégrader avec comme conséquence de nouvelles inégalités et l'aggravation de la pauvreté dans notre pays : les 2 millions de jeunes peu ou insuffisamment formés aujourd'hui exclus du marché de l'emploi pour une société avancée ou en grande précarité constituent un socle de pauvreté potentiel de 10 millions de personnes. Un tel scenario est tout simplement insupportable et inacceptable.
Tout d’abord, il est indispensable que les entreprises soient associées aux moyens publics de formation, aux établissements secondaires et d’enseignement supérieurs pour mettre en œuvre un plan commun pour que l’effectif des entreprises compte obligatoirement 5% de stagiaires de la formation et alternance.
Simultanément, une réforme résolue des filières du lycée à fort enjeu sociologique. -les fameuses filières technologiques ou pro.- devrait être engagée pour enfin offrir aux jeunes des perspectives ascensionnelles. Cette réforme ne doit plus tarder et doit s’articuler avec les cordées de la réussite qui éveillent les jeunes des quartiers populaires à potentiel à la possibilité d’accéder à l’enseignement supérieur et aux grandes écoles, avec les 20 000 places d’internat d’excellence et de résidences pour la réussite financées par l’ANRU sur le volet « égalité des chances » du grand emprunt.
Les collèges quant à eux devraient être le lieu où les élèves sont préparés à de telles perspectives et non pas les victimes d’une mécanique de tri implicite qui résulte du déterminisme social qui mine les évolutions sociales des quartiers. Enfin la politique de réussite éducative à la maternelle et au primaire doit être amplifiée et singulièrement renforcée dans les quartiers.
Toute cette priorité éducative et de formation devrait être le premier axe du « new Deal » de la politique de la Ville.
Le deuxième axe qui concerne le renouveau économique des quartiers devrait contribuer à la réduction du chômage dans ces quartiers, dont le taux est au moins double de la moyenne nationale.
L'absence quasi-totale de transaction foncière courante dans les quartiers est frappante et démontre qu'ils sont en fait hors "économie de marché ". C’est une insupportable discrimination. Créer de la valeur dans les quartiers ne pourra procéder que de l’investissement privé soutenu par une initiative publique .Il faudra penser désormais la rénovation urbaine, pas seulement en terme d’habitat, mais aussi en terme d’espace et d’équipements publics, de lieux de vie, de commerce, de rues fréquentées par des passants et nourris par des activités économiques.
L’essentiel de l’investissement économique dans les quartiers devrait être réalisé par des opérateurs privés, soutenus par la puissance publique, en particulier la Caisse des dépôts et l’ANRU en utilisant les mécanismes déjà rodés de partage des risques, contre partie de la valeur créée par la rente foncière des projets.
Car certains quartiers, même les plus difficiles comme Clichy-Montfermeil qui va bénéficier d’une gare du Grand Paris, sont remarquablement localisés pour accueillir des activités économiques.
L’exemple du plan Euro-méditerranéen qui a singulièrement réhabilité et revitalisé le Vieux Marseille et va s’étendre sur 300 nouveaux hectares démontre l'efficacité d’opérateurs globaux capables d'agir dans le cadre de concessions, sur de vastes territoires qui dépassent le zonage réducteur du quartier.
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L’immensité des problèmes qu'affrontent nos quartiers en difficulté ne sera pas résolu spontanément par la seule invocation des principes républicains, mais à l’exemple de plusieurs pays européens, par une action longue et méthodique, qui doit combiner la vision stratégique de l’État avec la mobilisation de ses capacités d’intervention techniques et financières. C’est la réponse à la forte motivation des collectivités maîtres d’ouvrage qui devront certes améliorer la concertation très insuffisante avec les populations concernées mais aussi disposer d’opérateurs locaux efficaces.
Il faut aussi se convaincre que l’avenir de ces quartiers où vivent, je le rappelle, plus de quatre millions de nos concitoyens est pour longtemps un enjeu politique majeur et une question nationale qui doit s'exonérer des échéances politiques et qui s’impose d'ores et déjà au futur gouvernement. Celui-ci devra redéfinir et remettre à un niveau conforme à cet enjeu les politiques correctrices qui ont trop tardé à voir le jour. L’égalité ne peut pas, ne peut plus se réduire à l’égalitarisme, qui donne à tous la même part sans tenir compte des inégalités de départ. L’égalité impose l’équité dans la distribution des ressources et des moyens.
La cohésion sociale est incompatible avec les inégalités sociales et territoriales que nous observons et qui pourraient bien s'accroitre jusqu'à la rupture. Je suis donc convaincu tout à la fois de la nécessité et du succès final d'une Politique de la Ville renouvelée qui, grâce au PNRU et malgré ses imperfections initiales, aura pris au cours de la dernière décennie un tournant décisif.