« C’est un redoutable poncif que de croire en la règle absolue du bouc émissaire qui permet à une communauté de resserrer ses liens. Au contraire, la vie communautaire peut en mourir. » Par Henri-Pierre Jeudy, sociologue, philosophe, éditeur.
Il est devenu habituel d’entretenir les images quotidiennes de la morosité ambiante. Déplorer l’état maladif de la société est aussi conventionnel que de parler du temps détraqué. Afin de montrer la hargne qui s’exprime dans le sentiment polymorphe de l’insécurité, des médias choisissent un village de la France « tranquille » où le Front national a réussi un score mirobolant, afin de faire apparaître la déchéance des relations sociales. Un habitant finira par dire : « Je vote Marine Le Pen parce qu’on en a marre des autres ». Dans le même village où personne ne voit des immigrés, n’est victime de la moindre agression, l’Autre serait tout bonnement devenu insupportable. C’est un redoutable poncif que de croire en la règle absolue du bouc émissaire qui permet à une communauté de resserrer ses liens. Au contraire, la vie communautaire peut en mourir. Refuser de considérer l’ambivalence sociale et affective provoque la représentation publique de la radicalité de l’exclusion. La focalisation médiatique sur le pire, grâce à l’effet immédiat de la stigmatisation, risque d’entraîner la reproduction d’une tragédie sociale qui n’aurait pour horizon que l’auto-incarcération – le meilleur moyen d’éviter l’Autre. Les exemples de déliquescence sociale ne manquent pas, ils révèlent combien l’auto-persuasion collective ne se nourrit plus de la peur de l’Autre mais du désir trop avouable de sa suppression.
Par contrecoup, l’idéalisation de la vie sociale perd de sa puissance d’espérance en ne devenant plus qu’une mise en perspective des revendications. Le changement d’atmosphère tant attendu s’étiole dans une incrédulité qui impose l’amertume de la résignation. Seule l’indignation règne comme un nouvel art collectif de la résilience. Les indignés ne se lasseront pas de manifester leur courroux en réussissant à se convaincre qu’ils ne sont plus des acteurs impuissants. Ils soutiennent, hors des frontières, le mythe d’une France républicaine qui a pris un sérieux coup de vieux.
Au regard du monde, à force de montrer machinalement l’état de la société française comme un tableau dans lequel les signes d’une vie maussade sont devenus épidémiques, les médias confortent la vision fatale d’un impossible changement d’atmosphère. Ce qui est exhibé dans l’association systématique des images télévisuelles ou sur Internet, n’est-ce pas la mise en scène d’une autodestruction inéluctable de la société ? Le miroir médiatique peut bien exprimer une violence salutaire des contradictions, celle-ci demeure prisonnière du stéréotype de la « France coupée en deux ». Au lieu de produire l’effet thérapeutique d’une réconciliation, l’excès de réflexivité consacre un tel état de désunion en renforçant le repli individualiste. Chacun finit par aimer, tout en le prenant pour objet de dégoût, le miroir d’une société malade d’elle-même. S’installe alors une complaisance partagée à ressasser les vicissitudes du monde comme un « décor existentiel » qui justifie un tel repli.