Billet de blog 5 juin 2014

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Au Portugal, le faux succès de la Troïka

« Le triomphe » du gouvernement portugais après la sortie du programme d'ajustement de la Troïka relève « de la mauvaise foi », constate Cristina Semblano, économiste, qui enseigne l’économie portugaise à l’Université Paris IV- Sorbonne. Elle détaille ici les mécanismes qui ont abouti à rendre l'économie du pays « bien plus détériorée que celle ayant déterminée sa mise en œuvre ».

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« Le triomphe » du gouvernement portugais après la sortie du programme d'ajustement de la Troïka relève « de la mauvaise foi », constate Cristina Semblano, économiste, qui enseigne l’économie portugaise à l’Université Paris IV- Sorbonne. Elle détaille ici les mécanismes qui ont abouti à rendre l'économie du pays « bien plus détériorée que celle ayant déterminée sa mise en œuvre ».


C’est en grande pompe que le gouvernement portugais a annoncé, dimanche 4 mai, à un pays exsangue, qui se dépeuple de ses forces vives et vend ses biens publics aux enchères, la sortie du pays du programme dit d’ajustement de la Troïka (UE, BCE, FMI)  mis en place il y a trois ans, en échange de prêts accordés par l’Union européenne et le FMI. Ce programme, et la mise en œuvre par le Portugal des politiques économiques et des réformes structurelles dont son octroi était assorti, devraient permettre, dès à présent, de rétablir l’équilibre des finances publiques et, le Portugal ayant regagné la confiance des marchés, d'y retourner se financer.

Le triomphe avec lequel le gouvernement a annoncé la sortie du programme « à l’irlandaise », c’est-à-dire sans nouveau plan de « sauvetage » ni programme d’accompagnement de la BCE, en tirant la couverture à lui – ou plutôt à son action – du succès d’une politique ayant permis ce dénouement, relève pourtant de la mauvaise foi. En effet, non seulement le programme n’a pas abouti aux résultats auxquels il prétendait vouloir parvenir, mais il a accentué la dépendance du Portugal, dont l’économie semi-périphérique n’a cessé d’être mise à mal, dans le cadre du processus de néo-libéralisation qui a accompagné son intégration européenne, « réelle », puis  monétaire.

Les raisons d’être de cette sortie « sèche » de la Troïka, ainsi qu’on la désigne au Portugal, sont en effet à chercher dans l’existence de facteurs exogènes, au premier rang desquels la volonté des organisations internationales et, avant tout, européennes, de faire passer le Portugal pour le bon élève de la Troïka, dont le zèle aurait permis le succès de politiques échouant ailleurs et, notamment en Grèce. Quoi qu’il en soit, une telle décision, que la Commission Européenne s’est pressée d’attribuer au Portugal « souverain », ne pouvait pas ne pas être la seule possible, à la veille d’élections européennes, où l’on voit mal l’Eurogroupe (et la chancelière allemande)  annoncer à l’Europe la nécessité de poursuivre son  « soutien » au Portugal.

Mais c’est la baisse des taux d’intérêt des dettes souveraines des pays périphériques que l’on observe depuis le troisième trimestre 2012, provoquée par l’excès de liquidités sur les marchés financiers et les assurances du Président de la BCE de tout faire pour sauver l’euro, qui a rendu possible la sortie « officielle » du Portugal du programme dit d’ajustement de la Troïka. Le différentiel des taux d’intérêt de la dette portugaise entre le 21 juin 2011, date d’entrée en fonctions de l’actuel gouvernement, et ceux prévalant lors de l’annonce de la sortie du programme – que ce dernier  attribue à son action ! – est symptomatique à cet égard.

Les taux d’intérêt de la dette portugaise sont en effet passés entre les deux dates de 12,7% et 10,.6% à 2,4% et 3,6%, respectivement à 5 et 10 ans. Or, toutes choses égales par ailleurs et, dans l’hypothèse de rationalité des marchés financiers, les taux d’intérêt de la dette portugaise devraient au contraire être plus élevés que lors de l’intervention de la Troïka : en effet, la soutenabilité des finances publiques y est plus problématique trois ans après, avec  notamment une dette publique qui a connu une ascension vertigineuse, l’ayant amenée  de 100% du PIB lors de l’arrivée de la Troïka à 132% à l’heure actuelle.

Pour arriver à une telle situation au terme du programme d’ajustement, bien plus détériorée que celle ayant déterminée sa mise en œuvre, le Portugal a payé une facture très lourde : 30 milliards d’euros d’austérité en trois ans, soit l’équivalent de 17,9% du PIB ; une chute de 30% de l’investissement ; 450 000 emplois détruits ; plus de 20% de chômeurs en termes réels (35% de jeunes) ; de 120 000 à 150 000 émigrés par an dans une population qui compte 10,5 millions d’habitants ; du travail de plus en plus précaire et mal payé ; près d'un quart de la population (contre 19,7% en 2009) vivant en dessous du seuil de pauvreté (aux prix et salaires médians de 2009).

A cela est venue s'ajouter la croissance obscène des inégalités – dont l’augmentation des plus grosses fortunes (+13%) et du nombre des millionnaires portugais (350) depuis l’arrivée de la Troïka, au sein d’une population où la faim sévit parmi des milliers de d’enfants et d’adultes, n'est qu'une illustration.

Il faudrait être aveugle, ou de mauvaise foi, pour ne pas déceler dans la mise en œuvre de ces politiques le véritable enjeu qui est le leur : celui d’opérer un gigantesque transfert de ressources du travail vers le capital, du capital productif vers le capital financier, de la périphérie vers le centre. Ces politiques qui ont pour pierre angulaire l’endettement se doivent d’accélérer le  taux de production de la dette publique. La crise financière leur en a fourni un formidable prétexte et les programmes mis en œuvre pour l’enrayer, un instrument privilégié pour la faire augmenter de façon vertigineuse et perpétuelle.

Le récit de la « sortie séche » du Portugal du programme de la Troïka est donc celui d’un grand leurre ; car aucun pays ne peut sortir indemne d’un tel programme de destruction massive, ni se libérer d’une dette fabriquée pour asservir son peuple. Sous la pression de ses créanciers – qui n’ont d’ailleurs de cesse de le rappeler – le Portugal poursuivra son offensive contre le droit du travail, les salaires et les services publics, tandis que s’accroîtront à une échelle sans cesse agrandie, la précarité, le chômage et l’émigration. Tel continuera d’être le prix à payer pour rembourser  les créanciers.

C’est pourquoi il ne peut y avoir de réponse crédible à l’inflexion de la situation actuelle sans une restructuration de la dette, comportant l’annulation d’une partie substantielle de sa valeur. Forcer une telle restructuration, si besoin est – et on a toutes les raisons de croire que ce le sera – par la voie d’un moratoire est un acte de résistance dont on doit assumer toutes les conséquences : si tant est que l’on veuille créer les conditions nécessaires (même si elles ne sont pas suffisantes) pour enrayer le dépeuplement du pays, la destruction de son appareil productif et démentir la chronique de sa mort annoncée. 

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