LE LIBÉRAL (d’un ton docte) : Je suis éthiquement défavorable au port du burkini, je serais personnellement mortifié si ma fille se mettait à en porter un. Mais je ne vois aucune raison politique de l’interdire à celles qui le désirent, c’est aussi illégitime que d’obliger quelqu’un qui n’en veut pas à le porter. Mes préférences morales ne font pas droit.
LE CYNIQUE (irrévérencieux) : Je vous trouve trop mou, vous ne voyez pas de quel pouvoir anatomo-politique nos indignations sont les effets conscients. Vous verrez, bientôt, le string et le bikini seront obligatoires à la plage et dans les piscines municipales ! Le sex- appeal normatif. Amincissez, dépilez, dorez, lissez, hygiénisez vos corps, jeunes femmes ! On imagine une police de l’ordre érotique, arpentant les plages pour dévoiler les nudités correctes au nom de notre liberté identitaire.
L’IRONISTE : Pour ma part, je trouve surtout qu’il y a une ironie dans cette histoire de burkini. Les femmes qui le portent sont les plus visibles, hypervisibles dans l’invisibilité même que ce vêtement est censé garantir. On ne remarque plus les corps bronzés et alanguis, qui s’étalent et s’agglutinent sur des kilomètres de sable blanc. Mais voyez comment un seul burkini suffit à électriser cet espace, en rompant la connivence féminine implicite selon laquelle le corps féminin doit être érotiquement offert et disponible. C’est comme une femme qui allaite son enfant en public, elle produit une épochè du sein féminin érotique, elle coalise contre elle les femmes concurrentes sur le marché sémiotique du charme sexuel.
L’HUMANISTE (grandiloquent) : Ivre de spéculations gauchies, votre sympathie pour le burkini est naïve et irresponsable. Cyniques et ironistes adversaires de la modernité démocratique, vous êtes les idiots utiles des réactions les plus rétrogrades. Vous critiquez et déconstruisez une modernité qui a nourri et cultivé en vous le sens critique et les lumières que vous retournez maintenant contre elle. En faisant des femmes aliénées les anges exterminateurs de cette société dont vous êtes les rejetons rebelles, vous cassez vos propres jouets, vous travaillez à la destruction de la culture humaniste.
L’ANALYTIQUE (d’un ton sec et cassant) : Ne vous enflammez pas comme ça, vous avez pour vilain défaut de toujours tout ramener à de gros concepts-baudruche : « l’homme », « la culture », etc. Soyons d’abord pragmatiques, regardons le fait : durant l’été 2016, les ventes de burkini en France ont explosé à partir du moment où les premiers arrêtés municipaux les ont interdits. Cette politique de censure, drapée dans ses belles intentions humanistes et paternalistes, risque ainsi d’agir comme un catalyseur : elle va opérer une collusion de l’islam politique et de l’islam religieux. Je crois qu’il faut savoir garder la tête froide, et rigoureusement distinguer ces deux régimes de signes musulmans. C’est justement la tactique du fascislamisme que de s’ériger en surmoi « sur-musulman », pour récupérer toutes les frustrations et tous les sentiments de persécution des musulmans religieux ordinaires. Stigmatiser politiquement l’islam religieux, c’est le politiser, c’est jouer le jeu de l’islam politique. À cause de notre panique identitaire défensive, nous allons fabriquer un islamalgame réactif.
LE LIBÉRAL (toujours placide) : J’ajouterais que vos exhortations, cher Humaniste, révèlent le vrai visage contemporain de la sacro-sainte « République » que l’on invoque comme un mantra : les forces identitaires nationalistes se sont emparées de ce signifiant.
L’IRONISTE (jubilant) : La République fait la chasse au communautarisme religieux dont elle est elle-même la forme la plus fermée et agressive ! Quelle ironie !
LE RÉPUBLICAIN (la main sur le cœur) : Je veux bien être traité de nationaliste si c’est le prix à payer pour lever une aliénation ! La France que j’aime est une patrie universelle.
LE LIBÉRAL (imperturbable) : Comme toujours, vous mettez un point d’honneur à protéger les gens contre eux-mêmes. Je tiens à rappeler que l’interdit de la burqa dans l’espace public n’a rien de moral, il repose sur une raison minimale et suffisante de droit commun, c’est-à-dire de stricte sécurité. Il faut en effet pouvoir identifier tout individu, et qu’il ne puisse par conséquent s’abriter derrière des alibis religieux pour se sentir autorisé à dissimuler son visage aux forces de l’ordre public. Les raisons morales de s’opposer à ce vêtement ne valent que dans le domaine de la communication politicienne. La morale se substituant au droit dans l’opinion, on fantasme le burkini comme une burqa de plage... Or, le burkini laisse voir le visage, que je sache. Et voilà comment la République laïque, dûment majusculée, étouffe la démocratie dont elle a horreur !
L’ESTHÈTE : Permettez-moi de sortir un instant de ces importantes considérations juridiques... Je ne trouve pas que le burkini soit tellement archaïque. Rien que son nom est un hybride, un mot-valise esthétiquement fascinant, contraction de « burka » et de « bikini ». Il illustre le syncrétisme esthétique des traditions à l’ère du capitalisme sémiotique. Ce n’est pas une réaction, c’est une invention. Il n’y pas en Europe d’islam traditionnel, mais seulement des fragments d’islam en manteau d’Arlequin, un islam sémiotisé, recomposé, randomisé, médiatisé, réaffirmé dans des signes extérieurs qui se mélangent avec les images sportives, actives et séductrices de la féminité occidentale. Elles sortent de l’eau, ruisselantes et fières, dans des combinaisons noires et fluorescentes de naïades olympiennes qui crissent et rutilent au soleil. Le voile est la zone érogène du corps social.
L’HUMANISTE (qui continue de fulminer) : Fantasme néocolonial d’Occidental ! Vous fantasmez sur les burqa comme les chrétiens d’hier sur les nonnes lubriques. Preuve surtout que le capitalisme putassier se vend à tous les fascismes et à tous les esclavagismes ! Le marché est l’alibi des assujettissements les plus durs.
LE DOLORISTE : Depuis le début, chacun d’entre vous parle de son point de vue savant, j’aimerais plutôt qu’on se mette à la place des premières intéressées... J’ai de l’empathie pour les femmes en burkini : ce vêtement n’est-il pas pour elles une solution de compromis dans une identité déchirée et douloureuse, la seule manière de gagner la plage sans renier le lourd fardeau de leur héritage symbolique ? Je ne crois pas aux émancipations forcées, elles ne peuvent être qu’immanentes aux situations d’oppression, lentement infusées, larvées, ambiguës.
L’ESTHÈTE (rougissant un peu) : Oui, peut-être... mais je crois que la « génération burkini » de ces néo-musulmanes élevées dans le consumérisme vit tout autrement les choses que leurs mères ou que les migrantes de passage. Il ne s’agit pas tant d’émancipation que d’affirmation de soi. Le voile et le burkini participent chez elles d’une esthétique de l’existence. Elles s’affirment dans leur pudeur ostensible, elles se montrent en se voilant. Il y a un empowerment du voile.
L’HUMANISTE (balbutiant dans sa barbe) : Que ?... je... je... un empow...
L’ESTHÈTE (enhardi, coupant net) : Ça vous fait sûrement mal aux seins, mais sachez que « l’homme » n’existe pas, il n’existe que des subjectivités multiples, historiquement situées et conditionnées, qui naissent et meurent selon le jeu instable des rapports de forces. Vous aimeriez que toute liberté se présente sous le visage viril de la force dominatrice. Mais il existe des subjectivations voilées dans la soumission et dissimulées dans les pouvoirs qu’elles tournent, des résistances rampantes et insidieuses. Depuis Spartacus, les esclaves ont appris à se forger des armes du fer refondu de leurs chaînes.
LE CYNIQUE (triomphal) : Ah, c’est bien ce que je disais ! La liberté a changé de camp ! Rhabillez-vous, les filles ! Femen, has been !
L’IRONISTE (surenchérissant dans le lyrisme emprunté) : Quelle ironie! Outil séculaire d’oppression des femmes, le voile noir devient maintenant un étendard libertaire ! L’islam, dernier refuge de la résistance contre les alliances de l’État et de la bourgeoisie européenne vieillissante ! Un spectre hante l’Europe ! Burqanarchistes de tous les pays, unissez-vous !
L’ESTHÈTE : Certainement pas. Encore une fois, regardez mieux : les jeunes filles voilées font des selfies en hijab, elles s’esthétisent, se diffusent, se propagent et se partagent sur les réseaux sociaux. Elles sont plus offertes que jamais. Le hijab porn met les phallocrates à genoux. Le voile est réapproprié et détourné de sa tradition, il a été subverti en artifice érotique.
L’HUMANISTE, LE DOLORISTE (d’une même voix rageuse) : Salaud néocolonial !
LE SUBTIL : Vous n’êtes pas un salaud, mais un romantique... Les lumpenprolettes suburbaines de l’islam constituent certes un potentiel pour un agencement révolutionnaire, féminité-racaille farouche, burkinique ta mère ! Mais fabriquent-elles une force minoritaire authentique ? Elles ne détournent la tradition que pour la spectaculariser aux yeux des structures de pouvoir effondrées qu’elles excitent encore, École, État, médias de masse, pulsion scopique, pères, pères, pères. Leur lutte sémiotique est entièrement moulée dans notre appareil psychique. Il manque le petit hiatus, la différence infinitésimale par où le voile soulèverait une force de vie. Savez-vous qu’à la fin de sa vie, on a cru reconnaître Michael Jackson, se promenant sous une burqa dans le Bahreïn ? La burqa a coïncidé chez lui au devenir-imperceptible qu’il a toujours cherché, en contrepoint nécessaire de son hypervisibilité médiatique : défaire son visage, devenir femme vaporeuse, disparaître comme un courant d’air sous les draps de Billie Jean, fuyant la police et les photographes qui le pourchassent, partir comme un fantôme dont les pas de velours allument les pavés d’une rue déserte. Voilà une subjectivation du voile, singulière et universelle. Je ne crois pas que les conditions d’une telle invention soient réunies dans l’usage du voile hypermédiatisé, massifié, rentabilisé. Ce fantôme ne passera pas les murs.
L’HUMANISTE, LE REPUBLICAIN (de concert) : C’est trop subtil !
L’ANALYTIQUE, LE DOLORISTE (éplorés) : Que faire ?
Le débat est sur le point de mal tourner, quand tout à coup une famille passe à côté de l’aréopage sans même remarquer la présence de ces fins escrimeurs d’idées. La femme noire en niqab a le dos courbé de pousser devant elle la double poussette où les petits mâchonnent la tétine de leurs biberons, tandis qu’à ses côtés marche le plus grand qui porte un maillot de football, n°7 de l’équipe de France. Elle traîne à quelques mètres derrière elle un petit mari tout sec, qu’elle harangue et houspille avec l’énergie du diable. Au même moment, à trois cents kilomètres plus au nord, par l’effet objectif d’une puissante vibration par sympathie, la voix de la femme est multipliée par les milliers d’échos d’un camp de réfugiés où la vie fuit de toutes parts, endurante, patiente, fatiguée, inépuisable. À des milliers de kilomètres plus à l’est, le silence soudain des idéologues est relayé par l’éclat des bombes françaises qui l’amplifient démesurément, jusqu’à le rendre insupportable. Le démon du sérieux condamne alors les neuf apôtres à mourir de honte sur-le-champ.
4 septembre 2016