Billet de blog 5 novembre 2013

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Les Kurdes de Turquie: émergence d’une nation?

Influence de mouvements politiques civils, élection de députés, mise en valeur du patrimoine culturel, développement économique : « On ne peut qu’espérer que les changements mis en œuvre dans le Sud-Est de la Turquie soient l’aube d’une ère nouvelle et que chaque camp saisisse ses responsabilités afin de contribuer à une stabilisation durable », écrit l'historien Nicolas Carlier, de retour du Kurdistan turc.

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Influence de mouvements politiques civils, élection de députés, mise en valeur du patrimoine culturel, développement économique : « On ne peut qu’espérer que les changements mis en œuvre dans le Sud-Est de la Turquie soient l’aube d’une ère nouvelle et que chaque camp saisisse ses responsabilités afin de contribuer à une stabilisation durable », écrit l'historien Nicolas Carlier, de retour du Kurdistan turc.


A la fin du mois de septembre, l’annonce par le gouvernement de Recep Tayyip Erdogan de modifications apportées à la Constitution turque en vue de renforcer les libertés publiques a provoqué de nombreux commentaires, pour la plupart de déception. Deux mesures ont principalement retenu l’attention : l’autorisation du foulard islamique pour certaines fonctionnaires d’Etat et celle de l’enseignement de la langue kurde dans les écoles privées.

Deux mesures qui témoignent d’un contraste entre l’attention portée à l’électorat traditionnaliste de l’AKP, d’une part, et aux minorités, kurde dans ce cas-ci, d’autre part. Certains n’ont pas hésité à dire que « la montagne avait accouché d’une souris ».

Lors du nouvel an kurde, au mois de mars dernier, l’espoir était pourtant réel : le leader nationaliste Abdullah Öcalan –souvent appelé « Apo », l’oncle, dans sa région d’origine– avait annoncé depuis sa prison le retrait des peshmergas, ces combattants armés basés dans le Sud-Est de la Turquie et en Irak, en échange de la promesse de droits culturels et politiques. Vu d’Europe, on se félicitait de voir enfin le mouvement rebelle, longtemps assimilé au seul PKK –le Parti des travailleurs du Kurdistan d’Öcalan, socialiste et considéré comme terroriste– prendre le chemin de la lutte non armée. C’était sans doute oublier une partie de la réalité.

Le terrible conflit qui oppose depuis les années 1980 les Kurdes à l’Etat turc n’a nullement empêché l’émergence de mouvements politiques civils à côté du PKK, pas plus qu’il n’a empêché les Kurdes de préparer leur avenir. Les réticences parfois affichées à l’idée de confier les clés de la région à un mouvement extrémiste peuvent alors apparaître comme exagérées.

Certes, à Diyarbakir, la capitale officieuse des Kurdes de Turquie, les gamins célèbrent encore le dernier jour de Ramadan en jouant dans les rues avec des armes à feu –chargées à blanc, mais quand même. Certes, lors des réunions du BDP –le Parti pour la paix et la démocratie, bras politique du PKK– le local est tapissé de portraits des peshmergas tombés au champ d’honneur, treillis vert, foulard et kalashnikov bien en vue. Quand un meeting du même parti a lieu dans une localité près de Mardin, ça commence par les bras levés, les youyous des femmes, les cris et les chants de guerre ; un guerrier enturbanné brandit son arme depuis le toit voisin. Les discours, chansons et les danses n’arrivent qu’après –et les arrestations, elles, dès le lendemain. 

Lors des cérémonies d’hommage pour les défunts, l’imam récite toujours la Fatiha (le premier verset du Coran) et l’on sépare strictement les deux sexes ; le défunt, dont le portrait pend au mur, est parfois tombé en Syrie face aux islamistes et l’on se rappelle brusquement que ces gens affables à qui l’on serre la main, avec qui l’on boit la mirra (le café traditionnel des grandes occasions) considèrent le combat comme partie intégrante de la vie et comme cause naturelle de la mort.

Dans les provinces kurdes, tenir une arme est chose banale et la plupart des gens avouent en posséder une, ne serait-ce que pour la chasse ; tout le monde connaît un proche, un parent, un voisin, mort dans les rangs de la guérilla, emprisonné, torturé ou engagé aux côtés des frères kurdes de Syrie. 

Et en même temps, ces gens que l’on présente souvent comme de rudes guerriers, des demi-sauvages ou des brutes sanguinaires se révèlent avant tout charmants, hospitaliers, dotés d’un sens des convenances et du protocole qui les fait se lever et changer de place chaque fois qu’un nouvel invité entre dans la pièce, selon une chorégraphie bien réglée.

On a souvent oublié qu’à côté des peshmergas, aux pires heures du conflit et des massacres, il y avait toujours eu une société civile, une importante réflexion politique et économique, le plus souvent d’orientation socialiste et parfois proche de l’URSS, réflexion qui a permis l’éclosion aujourd’hui d’une élite cultivée autant qu’engagée. On a surtout oublié que, tout en menant un combat armé, une partie des Kurdes se préparait depuis longtemps à prendre les commandes de la nation dont elle rêvait. 

Aurait-on donné trop d’importance aux peshmergas et au PKK? Probablement pas, mais on a parfois oublié ce qui se cachait derrière eux et qui, le temps de la paix venu, est là pour prendre le relai. 

Tout d’abord, précisons que, depuis plusieurs années, le BDP a pris le parti d’entrer de plain pied dans le jeu politique tel qu’il est permis par la Constitution turque ; il a renoncé également à ses revendications d’indépendance, auxquelles il substitue celle de l’autonomie et des droits culturels. Le mouvement compte ainsi depuis 2008 une trentaine de députés au Parlement d’Ankara et, plus important peut-être, collectionne les mairies dans les provinces kurdes du Sud-Est.

Ces maires, bien évidemment, n’ont que le pouvoir qu’Ankara leur accorde, à savoir un pouvoir assez restreint qui exclut par exemple toute autorité sur la police locale –on comprend que ce serait risqué. Pourtant, ils gèrent bel et bien au quotidien des localités importantes, peuplées majoritairement de Kurdes mais pas uniquement. Travaux de restauration du patrimoine, hébergement des réfugiés syriens, propreté, création d’espaces pour les jeunes, préservation de la culture : bien des domaines de la vie publique sont déjà, en pratique, aux mains du mouvement kurde sans même qu’il soit besoin de nouvelles négociations avec l’Etat.

Si l’on peut parfois sourire en découvrant le côté « ottoman » de certaines mairies où l’on passe surtout son temps à prendre le thé entre hommes, cela n’empêche pas les gestes politiques forts : à Dargecit, le maire BDP a restauré l’ancienne église syriaque, bien qu’il ne reste pas un seul chrétien dans la ville ; à Diyarbakir –Amed, pour utiliser le nom kurde– la maison des dengbêj permet au public d’écouter des bardes qui récitent les épopées traditionnelles et préservent un patrimoine oral longtemps interdit. On peut aussi noter la restauration de la cathédrale arménienne, rendue à sa communauté près d’un siècle après le génocide : le cas est suffisamment rare pour être remarqué.

Pure propagande, ou édification d’une vraie nation ? Plusieurs indices permettent de pencher pour la seconde hypothèse. Parmi les députés BDP, on compte plusieurs Turcs et même un chrétien syriaque, représentant Mardin. Une première ! 

Les relations entre les Kurdes et les chrétiens syriaques, habitant eux aussi la région depuis l’Antiquité, n’ont pas toujours été au beau fixe. Les chrétiens possédaient de belles terres, sur lesquelles les Kurdes lorgnaient souvent ; la pression démographique et l’aridité du sol faisant le reste, les massacres ont été légion et, encore dans les années 1990, de nombreux chrétiens ont fui la région parce qu’ils se retrouvaient pris entre l’armée turque et les peshmergas, qui tous deux les accusaient de soutenir l’ennemi.

Aujourd’hui, s’il reste des chrétiens, bon nombre vivent en Suède, aux Etats-Unis ou en Belgique ; les villages ont été abandonnés, soit volontairement, soit parce que l’armée turque les a vidés pour éviter qu’ils ne servent de refuge aux rebelles. Si bon nombre de ces chrétiens gardent une certaine rancœur vis-à-vis des Kurdes, si la méfiance est encore de mise, notamment dans les grands monastères, on note des signes de changement.

Dans le village d’Itzbirak, près de Midyat, quelques familles émigrées en Suède sont revenues s’installer, prêtre en tête. Une installation qui n’a rien de facile, mais qui témoigne de la nouvelle situation : non seulement il est à nouveau possible d’habiter les villages, le gouvernement turc ayant levé l’interdiction, mais ce retour est vu d’un œil favorable par les Kurdes des alentours. 

N’y voyons pas plus que ce n’est : il n’y a guère de chance pour qu’un retour massif ait lieu, les jeunes de la diaspora se trouvant souvent bien mieux dans les villes prospères d’Occident que dans ces villages isolés du Tur Abdin où l’agriculture est un véritable labeur. Et c’est peut-être parce qu’il n’est pas massif que ce retour ne pose pas problème : la question de la terre ne doit pas être rouverte et les Kurdes ne risquent pas d’être dépossédés.

On remarque toutefois que, pour de nombreux Kurdes, la composante chrétienne de la région en est partie intégrante : les monastères chrétiens de Mor Gabriel ou Mor Abraham sont visités autant par les touristes de la diaspora –presque les seuls que l’on rencontre sur place– que par les Kurdes musulmans. On ne se trouve nullement face à une volonté de nier ce passé chrétien ou de le laisser à l’abandon. Au contraire.

Le Sakip Sabanci Kent Museum de Mardin, inauguré récemment, en offre un intéressant exemple. Financé notamment par une association de la diaspora locale, hébergé dans un vaste bâtiment contemporain au sommet de la vieille ville, il présente un panorama historique, culturel et patrimonial de celle qu’Ibn Battuta qualifiait de « plus belle ville musulmane du monde ». On y trouve, expliquées par le menu, les fêtes chrétiennes et musulmanes, l’artisanat syriaque, arabe et kurde ; on y insiste sur le partage qui a souvent eu lieu entre les communautés, sur les points de contacts, sur la rencontre et sur la tolérance réciproque.

Il faut dire que l’islam tel que vécu par la plupart des Kurdes –du moins dans les régions plus urbanisées– est loin de la caricature que l’on imagine. La plupart des jeunes dans les classes moyennes ne pratiquent pas le jeûne durant le Ramadan ; les femmes ne se voilent pas, ou de ce qui tient davantage du foulard de la paysanne que de celui de la musulmane. Lors des mariages, on danse femmes et hommes ensemble, étrangers compris, et personne ne s’offusque de voir tant de boutiques de vin à Midyat ou Mardin.

Ce n’est peut-être pas le cas partout, mais il semble que, sur ce point, le mouvement nationaliste ait joué un rôle non négligeable.  Traditionnellement laïc, proche des idées socialistes et ayant très vite intégré les femmes, le mouvement kurde, que ce soit dans sa branche armée ou dans sa branche politique, ferait même figure de parti moderne et tolérant, face à l’islamisation prônée par l’AKP.

Les Kurdes eux-mêmes ont leur minorité religieuse, les yezidis. Il s’agit en fait des derniers tenants de ce qui fut la religion préislamique, à savoir une forme de zoroastrisme, mêlant le culte du feu et de l’eau avec des préceptes soufis. Un culte que les chrétiens comme les musulmans ont considéré comme le « culte du démon » et ont tenté d’éradiquer. Cet été, à Midyat, on a inauguré un centre culturel pour les yezidis, avec temples et dortoirs, et cela s’est fait ouvertement…

A ces éléments culturels porteurs d’espoir il faut encore ajouter un volet économique. Pendant longtemps, la région a été négligée par le pouvoir central ; l’une des seules choses que mentionnaient les guides touristiques dans les années 1950 et 1960 était l’état catastrophique des routes ; encore aujourd’hui, il est difficile de trouver la moindre information dans des guides tels que le Michelin et, pour les Turcs eux-mêmes, l’Est fait toujours figure de zone à éviter. On est bien loin de l’image idyllique de la Mésopotamie, des plaines grasses et boueuses arrosées par le Tigre et l’Euphrate ; bien loin du Paradis terrestre qui, selon la Tradition, n’était pourtant pas loin.

Le réseau d’irrigation qui permettait dans l’Antiquité une agriculture florissante a en effet disparu, entièrement détruit lors des vagues d’invasions mongoles du Moyen Age. Et, depuis lors, la plaine est devenue stérile et la bonne terre, rare, objet de toutes les convoitises. La situation politique et les troubles n’ont rien arrangé jusqu’à la fin des années 1980.

Depuis cette époque, le gouvernement turc a peu à peu élaboré un vaste plan de remise en valeur de la zone. Il s’agissait tout d’abord de produire de l’électricité et de contrôler l’eau, grâce à la construction de barrages sur les deux fleuves. Puis l’idée a fait son chemin de participer à un développement plus large de cette Mésopotamie turque, notamment en permettant de sédentariser les Kurdes et autres nomades par l’augmentation des surfaces cultivables et des possibilités d’emploi.

Cet objectif, au départ en partie politique et géostratégique, a eu des retombées incalculables. Aujourd’hui, plus d’une vingtaine d’années après, le projet GAP –initiales de « Projet pour l’Anatolie du Sud-Est », en turc– a non seulement permis la construction des barrages, avec leur lot de lacs artificiels et de villages engloutis, mais il a surtout redonné vie à la plaine, notamment près de Sanliurfa. 

Un réseau de canaux d’irrigation en béton quadrille la campagne ; la plaine est verte, le coton et les céréales poussent à l’ombre des arbres et les enfants jouent dans les bassins formés par les siphons. Le long des routes, les fabriques de tissu fleurissent et, en face, les concessionnaires de tracteurs allemands et hollandais font fortune. 

La prospérité qui semble rejaillir sur la région permet de grands projets et beaucoup se prennent à rêver de faire venir les touristes dans une zone au patrimoine formidable. Dans le cadre du projet GAP, la ville de Sanliurfa construit ainsi un gigantesque complexe muséal sur le site même où furent récemment mises au jour des mosaïques d’époque romaine. Non loin, à Göbekli Tepe, des archéologues allemands mettent au jour des cercles de pierre et des stèles anthropomorphes qui seraient le plus ancien exemple d’architecture en dur et de sculpture monumentale de l’histoire humaine. 

Un site qui, encore peu connu du grand public en Occident, fait déjà la fierté des habitants de la région qui renouent ainsi avec un passé millénaire et une histoire fabuleuse.

Quand on songe à l’instabilité qui gagne tout le Proche et le Moyen-Orient, quand on songe aux fondamentalismes, aux extrémismes, à la haine et à l’intolérance qui s’y répandent comme des traînées de soufre ; quand on songe à la difficulté de bâtir des nations multiculturelles, et plus encore à la difficulté de renoncer aux armes, on ne peut sincèrement qu’espérer que les changements mis en œuvre dans le Sud-Est de la Turquie soient l’aube d’une ère nouvelle et que chaque camp saisisse ses responsabilités afin de contribuer à une stabilisation durable.

Il y assurément encore bien des difficultés, des problèmes à surmonter, des blessures à panser –la déception causée par les annonces constitutionnelles de M. Erdogan en fera hélas partie– mais n’est-il pas fascinant de voir l’avenir se construire ? Ne serait-il pas plus fascinant, plus merveilleux encore, de s’y intéresser et peut-être de l’encourager ? La paix à éclore dans cette contrée pourrait être un exemple pour toute la région.

Nicolas Carlier, professeur d'histoire à Bruxelles

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