Billet de blog 6 novembre 2011

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L'ENA, le classement et l'âge du capitaine

Alors que le ministre de la Fonction publique, François Sauvadet, doit annoncer ce lundi la suppression du classement de sortie de l'ENA, un groupe d'élèves rassemblés derrière le pseudonyme Henri Estienne dénonce «le parti-pris jeuniste» de la direction de l'école. Derrière cette discrimination par l'âge, un risque de formatage.

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Alors que le ministre de la Fonction publique, François Sauvadet, doit annoncer ce lundi la suppression du classement de sortie de l'ENA, un groupe d'élèves rassemblés derrière le pseudonyme Henri Estienne dénonce «le parti-pris jeuniste» de la direction de l'école. Derrière cette discrimination par l'âge, un risque de formatage. Selon eux, à l'ENA, l'égalité de traitement est une litanie que ceux qui l'invoquent espèrent auto-réalisatrice et capable de compenser une discrimination bien réelle celle-là.

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Ce lundi 7 novembre, le ministre de la Fonction publique, François Sauvadet, sera à l'Ecole nationale d'administration (ENA) à Strasbourg. A cette occasion, il devrait annoncer la suppression du classement de sortie. La promotion Jean-Jacques Rousseau (2010-2011), qui rentrera spécialement à Strasbourg pour accueillir le ministre, devrait donc être une des toutes dernières pour laquelle le classement s'appliquera.

Ainsi devrait s'achever, sans autre débat, un système souvent dénoncé, tantôt pour son opacité, tantôt pour ses dysfonctionnements supposés. Les élèves, qui sont les premiers concernés, n'ont pas été consultés. Sans doute jugeront-ils plus prudent de se taire, comme cela leur a déjà été suggéré il y a quelques mois, lorsque la question d'une possible discrimination des élèves par l'âge avait été soulevée.

Depuis 2009, pour se conformer au droit européen, l'ENA a bien supprimé toute référence à l'âge dans ses trois concours d'entrée –le concours externe, le concours interne et le troisième concours. Si l'origine des candidats du premier est, par construction, assez homogène (Sciences Po notamment), les deux autres rassemblent en effet des candidats venant d'horizons plus variés ayant une expérience professionnelle préalable dans le secteur public ou privé.

Or il est remarquable de constater combien l'âge des élèves peut avoir des répercussions sur leur rang de sortie. Dans les 20 premiers de la promotion Badinter, sortie en avril dernier, se trouve une écrasante majorité d'élèves externes (18), aux profils les plus jeunes; les dernières places, elles, font plus de place aux cheveux grisonnants, les élèves les plus âgés de chaque concours se retrouvant les moins bien classés de leur groupe.

La direction de l'ENA répète à l'envi que les élèves sont égaux et ne sauraient être discriminés selon leurs concours d'origine ou leur âge. Une position éminemment louable, mais qui finit par devenir suspecte, tant elle tourne à l'incantation, et douteuse au regard des classements de sortie, années après années.

Telle est la loi de «l'âge du capitaine» qui règne à l'ENA: la probabilité, pour un élève, de sortir bien classé est inversement proportionnelle à son âge. Ce constat n'est pas nouveau; peut-être qu'un jour un chercheur se penchera sur le mécanisme de sélection qui, dans cette école souvent critiquée par ailleurs, se caractérise par la prime systématique accordée à la jeunesse.

La méthode est un secret de polichinelle. En dehors des épreuves notées et anonymes, la direction reste maîtresse de l'évaluation des trois stages qui rythment les deux ans de formation, soit 39% des coefficients qui mènent au résultat final. Or, dans le même temps, la direction convient qu'au classement final, l'écart-type entre les différents élèves n'est que d'un demi-point: on mesure l'effet de levier que peut avoir le moindre écart sur des notes de stage qui peuvent atteindre un coefficient 17... Et l'on comprend mieux l'assurance dont ont pu témoigner certains directeurs de l'école par le passé, lorsqu'ils disaient que, dès l'entrée, ils auraient pu identifier le futur major de promotion!

Interrogée, la direction a dû reconnaître que, alors qu'ils représentent 45,5% de la promotion Rousseau, les élèves âgés de plus de 33 ans n'obtiennent, au gré des stages, que de 20 à 24% des meilleures notes. Les élèves de 36 ans et plus (un quart de l'effectif) sont représentés à 50% dans les note les plus basses...

C'est un fait: à l'ENA, on ne bonifie guère en vieillissant. Gageons-le, si l'on pouvait avoir les chiffres complets –que la direction s'est refusée à divulguer et à discuter en conseil d'administration–, on pourrait avoir la preuve tangible de ce que chacun pressent: combien à l'ENA la valeur n'attend point le nombre des années, et combien, en revanche, la vieillesse est un naufrage.

Le parti pris visant à soutenir davantage les jeunes élèves est confessé en toute ingénuité. L'actuel directeur défendait il y a peu la nécessité structurelle pour les grands corps de pouvoir recruter des jeunes gens: «les grands corps ont besoin de recruter des juniors à la sortie et s'ils ne pouvaient plus le faire, ils se débrouilleraient pour refaire leurs anciens concours. Et là, ce serait la fin de l'ENA» (Libération, 05/01/2009).

En termes de principes, ce parti pris jeuniste pose une question de cohérence avec le management moderne dont on nous rebat les oreilles: s'il est avéré que les jeunes sont toujours à ce point supérieurs à leurs aînés, s'il est si certain que la fougue de la jeunesse supplée toujours avantageusement à l'expérience, au parcours professionnel, souvent même aux diplômes, c'est dans l'administration française tout entière qu'il devient urgent de réformer les pratiques. Sans plus attendre, renonçons à tout principe de promotion à l'ancienneté, attribuons des postes de directeurs aux lauréats fraîchement reçus aux concours –tout en limitant les responsabilités des anciens: tant on comprendrait mal que les réalités constatées au niveau de l'ENA ne doivent pas s'appliquer partout.

L'Ecole de guerre ne s'ouvre qu'à des officiers supérieurs ayant déjà une réelle expérience; l'ENA, elle, applique une logique inverse: au nom de quelle efficience? Et, si cela doit être, pourquoi craindre de l'afficher, au lieu de promouvoir la fable d'«une» promotion de l'ENA réunissant les élèves des trois concours, dont les trajectoires seront de fait très divergentes dès la sortie de l'Ecole?

A ceux qui s'en émeuvent, l'ENA répond –en off, bien sûr– que «c'est comme ça depuis la création de l'Ecole»: bel exemple d'immobilisme dans une école qui se targue d'enseigner la réforme de l'Etat... Alors que la promotion «Jean-Jacques Rousseau», en cours de scolarité, s'apprête à sortir, il sera bon de voir si, cette année encore, l'ENA choisira de faire mentir le philosophe, qui disait: «La jeunesse est le temps d'étudier la sagesse; la vieillesse est le temps de la pratiquer».

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Le groupe Henri Estienne rassemble plusieurs élèves de la promotion Jean-Jacques Rousseau en cours de scolarité à l'ENA.

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