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4 étudiants tunisiens rendent hommage à Édouard Glissant
Après son hommage généreux à Édouard Glissant (lire ici), Samia Kassab-Charfi, auteure et professeure de littérature à l'Université de Tunis, nous livre les témoignages de quatre de ses étudiants tunisiens, dont les travaux se nourrissent de la pensée du poète-philosophe disparu.
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Après son hommage généreux à Édouard Glissant (lire ici), Samia Kassab-Charfi, auteure et professeure de littérature à l'Université de Tunis, nous livre les témoignages de quatre de ses étudiants tunisiens, dont les travaux se nourrissent de la pensée du poète-philosophe disparu.
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Hommage au père du Tout-Monde
(par Raouf Medelgi, doctorant tunisien)
«[...] Et que pourrait donc proclamer une esthétique, c'est le pouvoir d'être égaré par des roches et des terres et des eaux et des écumes en forme d'interrogation et d'exclamation, ou plutôt la suspension infinie que fait cet égarement quand il s'accroche aux mots flous et aux manières sereines de l'art, ou peut-être un cri encore une fois, toute cette esthétique, toutes ces esthétiques, que vous ne distinguez pas les unes des autres [...], les cris tombent en emmêlement et recommencent des chaos»
C'est par ces mots de Glissant que je commencerai cet hommage. Des mots qui résument, à mon sens, la quintessence de la pensée du chantre de l'Antillanité. Au-delà des frontières, au-delà des contours des mers et des terres, Édouard Glissant prônait le partage, l'emmêlement et l'interpénétration par-delà les différences. Être dans le «Tout-Monde», c'est être conscient de son identité non en tant que «racine unique» mais d'une identité multiple, en rhizome, mise en relation avec la diversité et «l'intraitable beauté du monde».
L'idée de la Relation, si chère à Glissant, a sans doute été le credo central de sa pensée. Dès lors son œuvre sera traversée par ce souffle. Poésie, romans et essais contribueront à expliciter cette pensée de la Relation, à en présenter les facettes dans «toutes splendeurs qui à la fois relient, relaient, et relatent». Une Relation qui «ne confond pas des identiques» mais «distingue entre des différents, pour mieux les accorder».
Telle est la leçon que nous transmet Glissant : aller au-delà de la différence pour s'ouvrir sur l'autre, s'acheminer vers «cet échange où l'on se change sans pour autant se perdre ni se dénaturer».
Ma première rencontre avec Édouard Glissant remonte à mars 2005, lors du colloque «Édouard Glissant, pour une poétique de la Relation : limites, épreuves, dépassement», organisé par mes professeurs, mesdames Samia Kassab Charfi et Sonia Zlitni Fitouri ainsi que Loïc Céry. Lors de ce colloque, j'ai eu le privilège et le plaisir de côtoyer E. Glissant et Patrick Chamoiseau, de m'imprégner d'une pensée qui me venait de loin et qui m'était si proche. Quelques mois plus tard, à Paris, un frais vendredi du mois de novembre, au Boulevard des Invalides, je revis Édouard Glissant, chez lui, dans sa maison. Chemise mi-ouverte et babouches aux pieds, É. Glissant m'accueillit en toute simplicité, m'invitant à partager son repas. J'acceptai avec plaisir et observai, avec émoi, l'homme de lettres se conduisant en chef de famille. Fin novembre 2007, j'assistai à l'ouverture de l'Institut du Tout-Monde au Boulevard Saint-Germain. Une inauguration qui s'est faite autour d'Une Nouvelle Région du Monde.
De telles rencontres inoubliables nous marquent et façonnent notre manière d'aborder les choses de ce monde. Ces rencontres qui paraissent anodines pour certains étaient capitales pour le jeune étudiant que j'étais et le doctorant que je suis devenu aujourd'hui. Par-delà les frontières, par-delà l'océan et la mer, ma pensée va à la Martinique. Son deuil est le mien, son deuil est le nôtre. La mémoire d'Édouard Glissant demeurera intacte, la force de son mot sera à jamais une empreinte dans l'Histoire, celle de l'île, celle de toutes les terres où l'identité multiple est une richesse et l'écho d'un «chaos-monde».
Des rives tunisiennes aux rives martiniquaises, toutes mes pensées pour vous.
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Le Jour d'Après
(par Olfa Abdelli, doctorante tunisienne)
Au jour d'aujourd'hui c'est Le jour d'Après, c'est le jour d'une naissance parmi les morts... Glissant parmi les défunts renaît en traversant l'Atlantique vers la terre où «sa naissance s'est enfoncée»...C'est «le retour aux profondeurs». Son départ n'est qu'un passage des saveurs d'un pays à celles d'un autre (...)... Et ce qu'il nous lègue aujourd'hui permet de donner aux frontières entre la vie et la mort un autre sens: «passage, communication, relation», dont l'opacité est une des lois...
Glissant au sein de «la littérature des traces» est «la subsistance même de la substance». Il a toujours réclamé «le droit à l'opacité» et aujourd'hui l'opacité tire son nom de son œuvre... L'œuvre de «Tout-Monde» et à «Tout-Monde» : l'œuvre de la relation au monde.
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Une voix généreuse
(par Leïla Annabi, doctorante tunisienne)
Édouard Glissant n'est plus de ce monde. Sa voix chaude et généreuse résonnera malgré tout très longtemps en nous. Il était tellement ancré dans l'actualité que ses réflexions et ses interventions contribuaient à élucider pour nous les complexités d'un monde devenu pluriel et parfois chaotique. Son engagement donnait de l'espoir à tous ceux qui se battent pour un idéal, car avec lui nous sentions que la vie pouvait être gouvernée par la poétique de la Relation. Ce sont ses horizons immenses et jubilatoires qui s'ouvrent à nous, qui étudions ses écrits et nous attachons aux valeurs qu'il prônait.
Ces derniers temps que j'ai passés à étudier sa poésie et son œuvre de façon générale, je me sentais habitée par la figure de ce grand homme. Son visage jovial inspirait une confiance immédiate. On se sentait tout de suite en complicité dès qu'on amorçait un entretien avec lui. Sa voix qui cherchait un second souffle laissait deviner le mal qui le rongeait, mais cela donnait aussi une aura à cette parole qui se cherchait et hésitait parfois.
Édouard Glissant restera à jamais cette voix qui résonne en nous, parce qu'elle nous a imprégnés de cette confiance dans la Diversité.
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Entrer dans la mondialité
(par Maha Abid, doctorante tunisienne)
Édouard Glissant s'est éteint ce jeudi 3 février 2011. Figure incontournable de la littérature antillaise et de la Martinique, il aimait à se définir comme un poète-philosophe, se refusant à s'enfermer dans les carcans d'un genre unique mais se donnant le plaisir de sinuer en permanence entre roman, poésie, essai littéraire et philosophique. Il a repensé à sa manière le rôle à attribuer à l'écriture et ce en construisant ses propres stratégies narratives et discursives, n'hésitant pas à se réclamer un droit à l'opacité. Critiqué pour l'hermétisme de ses récits, Glissant a toujours revendiqué son style volontiers ardu car seul habilité à confronter une époque de désarroi, engluée dans la violence ou gangrenée par la logique d'une société marchande. Cette écriture si décalée en a déconcerté plus d'un et au premier chef des lecteurs dérangés dans leurs habitudes de lecture.
Glissant s'est nettement démarqué du pittoresque propre à certains romanciers antillais en adoptant une approche plus réflexive sur l'acte d'écrire. Il a insisté sur l'hétérogénéité de la langue du texte en défendant l'idée des « langues en contact ». Sa pratique a généré un véritable métadiscours dont nous lui sommes, nous stylisticiens, redevables afin d'appréhender cette littérature antillaise destinée à penser la langue sans cesse. Travailler à la glissantienne revient à utiliser des concepts comme «la philosophie de la relation» ou «la poétique du Divers» ou encore celui de «la créolisation», mettant en lumière un processus perpétuel et imprévisible de métissage culturel, linguistique et ethnique.
Chez Glissant le poétique s'est toujours lié au politique, sa création littéraire ne s'est jamais séparée d'une pensée militante. Édouard Glissant, écrivain indépendant et libre penseur, était de tous les fronts et de tous les combats. Il s'est impliqué dans la lutte contre les colonialismes, a revendiqué l'indépendance des Antilles et a toujours critiqué la prétention de la France à s'ériger en patrie des droits de l'homme en imposant sa conception des valeurs universelles.
Glissant a exprimé sa peur de la pensée unique et totalitaire, condamnant toute forme d'atavisme et de crispation identitaire : à l'idée des identités-racine, il a substitué le concept d'identités-rhizome. Loin de se diluer, les identités doivent entrer en contact et se nourrir les unes des autres.
Glissant s'est aussi élevé contre toutes les formes d'hégémonie et de violence ; à l'idée de mondialisation, il a préféré celle de «mondialité» : ce sont les hommes plutôt que les impératifs économiques qui devraient être le centre d'intérêt dans ce monde métissé. Il a d'ailleurs fondé à Paris l'Institut du Tout-monde afin de mettre en pratique ses principes humanistes et de permettre de promouvoir une poétique de la diversité des imaginaires. Ses réflexions ont inspiré toute une génération d'écrivains antillais que nous lisons et étudions et vont continuer à alimenter nos écrits, nous aidant dans notre approche des textes.
Toutes nos pensées vont à ce grand ami de la Tunisie. Mr Glissant, reposez en paix.
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