Michel Debout et Emmanuel Margueritte, médecins légistes, proposent trois pistes pour mettre la médecine légale « au service des citoyens, de la justice et de la santé publique ». A commencer par une réforme de son organisation à Paris, où elle reste placée sous l'autorité de la préfecture de police.
Dominique Lecomte, directrice de l’Institut de médecine légale (IML) de Paris, doit quitter prochainement ses fonctions. Sa succession ne doit pas être considérée comme un simple problème administratif, mais plutôt comme l'occasion de poser la question de l’organisation de la médecine légale à Paris. En effet, en ce domaine, Paris n’est pas la France et constitue même un contre-modèle: l’institut médico-légal de la capitale est placé sous l’autorité de la préfecture de police, un héritage de l’Empire qui n’est plus acceptable aujourd’hui.
Chaque médecin légiste, pour l’ensemble de la France et donc pour Paris, intervient comme expert pour éclairer la justice sur les causes et les circonstances de la mort d’une personne. A ce titre, il doit agir exclusivement selon ses connaissances scientifiques et techniques, indépendamment de toute autorité extérieure, l’article 5 du Code de Déontologie médicale précisant opportunément que « le médecin ne peut aliéner son indépendance professionnelle sous quelque forme que ce soit ». Tous les médecins légistes français doivent donc avoir le statut de médecin hospitalier et ne pas dépendre, même administrativement, du ministère de l’intérieur. Une telle dépendance est de nature à créer des conflits d’intérêts lorsque le médecin doit intervenir dans certaines situations sensibles (décès en garde à vue, décès au cours d’interpellations, etc.).
Cette réforme nécessaire du statut de l’IML de Paris permettra de créer dans la capitale un institut prenant en compte les interventions auprès des personnes décédées et celles qui concernent les victimes vivantes, comme l’a organisé, en janvier 2011, la réforme de la médecine légale pour l’ensemble du territoire national. Cette nouvelle structure hospitalière devra rassembler l’activité de l’IML du quai de la Rapée, consacrée actuellement aux autopsies mais isolée de toute structure hospitalière (et donc des disciplines médicales, biologiques, radiologiques les plus pointues) et l’activité médico-judiciaire de l’Hôtel Dieu qui reçoit les victimes vivantes, après agression physique, sexuelle, dans le cadre conjugal, du travail... Ces deux activités pourront être complétées par une unité de psychiatrie légale qui permettra une observation plus précise de la réalité des violences, qu’elles soient mortelles ou non, de l’état des victimes et de la personnalité des auteurs. Ainsi pourra se constituer un véritable Centre national d’études et de recherches à la hauteur des questions posées concernant les causes des violences, leurs récidives et leurs préventions.
Au-delà de la situation parisienne, c’est plus largement l’avenir de la discipline pour l’ensemble du pays qui est aujourd’hui posé car la médecine légale n’est pas une spécialité marginale mais constitue un élément majeur des pratiques judiciaires. La réforme de janvier 2011 qui a permis le rattachement de toutes les structures de médecine légale aux hôpitaux, même si elle fut la bienvenue, garde en effet un goût d’inachevé. Au-delà du problème de la hauteur du financement (la justice versera une somme forfaitaire à ces structures hospitalières pour en assurer le fonctionnement), trois questions essentielles ne sont pas abordées; elles appellent donc des réponses futures du ministre ou du législateur.
La première concerne la reconnaissance universitaire de la médecine légale: les IML sont implantés dans des centres hospitalo-universitaires, ils doivent donc être considérés comme des entités universitaires au même titre que tous les autres services médicaux. Ils doivent assurer la formation des futurs médecins et préparer les spécialistes de demain. Les praticiens ainsi formés et recrutés de façon pérenne pourront, au sein des IML, amplifier l’activité de recherche car nombre de découvertes récentes utilisées par notre discipline sont nées hors de notre pays, comme, par exemple, les empreintes génétiques.
La deuxième question se situe au niveau de la réalité humaine et sociale de la pratique médico-légale. La médecine légale œuvre pour éclairer la justice mais n’oublie pas qu’elle est une médecine à part entière, et non une médecine à part, soucieuse des victimes et de leurs familles. Ces dernières doivent être reçues et informées des conclusions faisant suite à tous les examens réalisés. La pratique médico-légale doit être respectueuse des corps et doit s’inscrire dans une dimension pluridisciplinaire: la biologie, l’anthropologie, l’épidémiologie, etc. Comment les médecins légistes peuvent-ils se confronter quotidiennement aux corps des suicidés, des accidentés ou des victimes de meurtres sans se préoccuper des causes de ces violences et participer à leur prévention?
Enfin, la question de l’indépendance du médecin légiste, qui n’est pas abordée par la réforme, est pourtant cruciale. En faisant financer les IML par la justice, on risque d’accentuer la position dominante des parquets. On sait la place décisive que prend « la preuve scientifique » dans le procès pénal. Le principe de l’indépendance et de la liberté du médecin légiste par rapport aux magistrats (procureurs et juges d’instruction) doit donc être confirmé par le législateur, comme est aujourd’hui défendu le principe d’indépendance du magistrat par rapport au pouvoir public. En matière d’autopsie, il est anormal que le procureur ou le juge d’instruction décide des examens complémentaires nécessaires à réaliser (recherches toxiques, examens anatomopathologiques, radiologiques…) alors que c’est au médecin expert qu’il revient d’en apprécier l’opportunité. Il ne s’agit pas de transposer en France une pâle copie du modèle anglosaxon de médecine légale (système du coroner) mais bien de proposer une troisième voie permettant de concilier les impératifs judiciaires, la déontologie médicale et les exigences de la santé publique.
Au XIXe siècle et au début du XXe, la médecine légale française fut pionnière, elle est aujourd’hui à la croisée des chemins. Réfléchir à son avenir et à son identité permet de concevoir un nouveau modèle, celui d’une médecine légale au service des citoyens, de la justice et de la santé publique.
Michel Debout est professeur de médecine légale et de droit de la santé au CHU de Saint-Etienne, et Emmanuel Margueritte, praticien hospitalier de médecine légale au CHU de Montpellier.