Suicide: ainsi conclut le Vatican après le décès, en 1998, de Cédric Tornay, qui aurait, avant de se donner la mort, tué un commandant de la Garde Suisse et son épouse. Depuis, la mère du jeune homme réclame en vain la réouverture d'une enquête bâclée. Son avocat, Luc Brossolet, en appelle aujourd'hui à Benoît XVI.
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Très Saint Père,
Un «Etat qui n'est pas régi selon les principes de la justice, se réduit à une bande de délinquants» (votre encyclique deus caritas est). Devant le Bundestag, inspiré par Saint Augustin, vous déclariez récemment: «la contrefaçon du droit et la limitation de la justice selon quelque bon vouloir transforment le pouvoir en brigandage». «Délinquants», «brigandage», vos mots sont forts mais justes, votre jugement sévère mais justifié par la situation qu'il stigmatise: le déni du droit, le mépris de la justice par les Etats.
Votre vigoureuse dénonciation de l'arbitraire, je l'entends comme celle du pasteur de l'église catholique, sans oublier qu'elle émane aussi du souverain de l'Etat de la Cité du Vatican, constitutionnellement son magistrat suprême. Celui auquel il revient, au premier chef, de veiller, au sein de son Etat, au respect du droit et des principes de justice.
Principes hélas oubliés dans le traitement de l'affaire du 4 mai 1998. A grands traits, je vous en rappelle les éléments à mes yeux essentiels puisqu'il ne faudrait pas que vos résolutions les plus vigoureuses ne se traduisent pas en actes. Pire encore, qu'en restant lettres mortes, elles encouragent ce qu'elles sont censées combattre. Il vous appartient désormais, au nom des principes que vous défendez, de mettre fin à l'injustice subie par Muguette Baudat que j'ai l'honneur de représenter. Voici les faits:
Le 4 mai 1998, dans la Cité du Vatican, sous les appartements pontificaux, sont retrouvés, morts par balle, Aloïs Estermann, promu le jour même au grade de Commandant de la Garde Suisse, son épouse, Gladys Meza Romero et Cédric Tornay, vice-caporal.
Tués par balle. Il s'agit donc d'un crime. Un crime sans témoin oculaire. Un crime qu'il s'agit d'élucider.
Première évidence criante, il n'y a, au Vatican, ni policier, ni enquêteur, ni magistrat rompus aux affaires criminelles. Conformément à la pratique, l'enquête aurait dû être confiée à la police italienne, sous le contrôle de magistrats italiens, les uns comme les autres habitués aux exigences d'une enquête criminelle.
Il n'en fut rien. Les policiers rendus sur place furent refoulés, de même que l'ambulance de l'hôpital Gemelli venue pour transporter les corps à l'institut médico-légal.
D'emblée, il a été décidé par les dirigeants de la Curie qu'en dépit du manque de moyens et d'expérience, l'enquête serait menée en interne, sous le contrôle des autorités ecclésiastiques du Saint Siège. Ce sujet d'étonnement prend tout son relief quand on sait comment fut menée «l'enquête».
Car à la vérité, de véritable enquête, il n'y eut point. Trois heures à peine après la découverte du drame, avant même que le magistrat instructeur ne s'attelle à la recherche de la vérité, l'explication, déjà prête, est officialisée par le porte-parole pontifical: le vice-caporal Cédric Tornay s'est rendu coupable d'un double homicide avant de se suicider en retournant contre lui son arme de service. De mai 1998 à février 1999, pendant neuf mois, sera jouée la comédie d'une pseudo instruction de l'affaire qui aboutira bien entendu à la confirmation de ce qui avait été annoncé le jour du drame par la Secrétairerie d'Etat.
Au lendemain du 4 mai, Muguette Baudat, mère de Cédric Tornay, se rend à Rome. Au prétexte de faciliter le rapatriement du corps de Cédric en Suisse, on lui suggère de le faire incinérer! Singulier conseil, si peu conforme à la tradition catholique. A son arrivée au Vatican, elle rencontre un sieur Bertorello, qui se fait passer pour un prêtre. Ce personnage trouble, qui mériterait à lui seul de longs développements, répète à l'envi à Muguette Baudat, devant témoins, que Cédric est innocent et qu'il en a les preuves! Ces deux éléments, parmi d'autres, conduisent rapidement Muguette Baudat à douter de la version imposée avec force par le Vatican.
Refusant de signer les documents qui lui sont présentés en vue de l'incinération du corps de Cédric, elle décide, au contraire, de le rapatrier en Suisse et de le confier immédiatement à un collège de médecins légistes, experts internationalement reconnus, pour qu'ils l'autopsient.
A la tête de ce collège d'experts, le Professeur Krompecher qui, sachant qu'une autopsie a été pratiquée au Vatican (à la bonne franquette, dans l'obitorium d'une église!), a sollicité de ses collègues italiens, comme il est d'usage en pareil cas, la transmission de leur propre autopsie. Elle lui fut refusée!
Les constats anatomiques de ces légistes suisses infirment radicalement et définitivement la version officielle vaticane, et plus particulièrement, la reconstitution qu'elle propose du prétendu suicide de Cédric. Il convient ici d'être très précis. Selon la thèse officielle, Cédric se serait suicidé à genoux, son arme dans la bouche, la tête fortement penchée en avant. Comment sait-on cela au Vatican? De quels éléments factuels a-t-on déduit les positions du corps et de la tête de Cédric au moment de sa mort? Pour les experts du Vatican, qui n'en sont pas, Cédric était à genoux car, malgré l'impact du coup de feu mortel, il serait tombé en avant. Debout au moment du tir, il aurait chuté en arrière. Par ailleurs, pour ces balisticiens du dimanche, la balle qui aurait fini sa course dans le plafond et qui y aurait laissé sa trace est celle qui a tué Cédric. Ce projectile avait donc une trajectoire ascendante. D'où la nécessité que la tête de Cédric ait été fortement penchée en avant, pour que la balle, sortie en bas du crâne, ait malgré cela continué sa course vers le plafond.
En bons professionnels, les légistes suisses ont établi avec précision la trajectoire intracrânienne de la balle mortelle. Elle est passée entre le bas de la boîte crânienne et le couple formé par les deux premières vertèbres –atlas et axis. Compte tenu du calibre de la balle, elle ne pouvait emprunter ce cheminement sans provoquer d'importants dégâts. Or, ces os sont intacts. Le Professeur Krompecher et son équipe confirment dès lors ce point essentiel: la trajectoire intracrânienne de la balle implique que la tête de Cédric était fortement penchée en arrière. Anatomiquement, il n'est d'autre solution puisque c'est dans cette position arrière que les os concernés s'écartent au maximum, ouvrant ainsi le passage à la balle sans que celle-ci ne les pulvérise ni même ne les endommage. De ce constat anatomique, il résulte au moins une certitude mais une certitude essentielle. La tête de Cédric, au moment du tir, ayant été fortement inclinée vers l'arrière, il est impossible que la balle, sortie en bas du crâne, ait eu une trajectoire se terminant au plafond. Au contraire, sa trajectoire aura été nécessairement descendante. Pour vous en convaincre, dessinez un corps avec une tête très inclinée en arrière. Quelle que soit la position de ce corps, elle ne sera jamais conciliable avec la trajectoire de la balle proposée par les balisticiens d'occasion du Vatican. Conclusion: dans la thèse officielle, la reconstitution de la scène de la mort de Cédric est fausse, définitivement fausse.
Très Saint Père, vous connaissez l'adage: l'erreur est humaine, mais il est diabolique d'y persévérer.
Le 11 avril 2002, les conseils de Muguette Baudat adressaient à votre prédécesseur une requête aux fins de voir rouvrir l'instruction de ce dossier. Dans cette requête, ce qui précède est expliqué avec force détails. L'Etat de la Cité du Vatican, depuis 2002 au moins, a donc connaissance de cette contestation étayée de la thèse officielle. Contestation qui n'est pas l'expression du fantasme d'une mère éplorée, mais au contraire le résultat d'une analyse rationnelle émanant de scientifiques, d'une analyse autorisant un véritable débat entre experts de bonne foi.
Que commande l'impératif de justice dans un tel cas? Muguette Baudat, dont la voix n'a jusqu'à présent pas été entendue, à qui, trop souvent, l'on n'a témoigné que mépris, vous pose cette question.
Respectueuse de l'Eglise, de ses représentants, mais s'adressant surtout à la justice d'un Etat, elle a multiplié en vain lettres, demandes, requêtes, suppliques, pendant l'enquête et depuis sa clôture, pour y avoir accès. C'est son droit le plus élémentaire. Il n'est de système juridique respectueux du droit des gens qui ne prévoie, au profit des ayants droit, dans semblable cas d'espèce, un accès à la procédure, pendant ou le plus souvent après l'enquête. La famille, au premier chef intéressée par la recherche de la vérité, a le droit d'en contester les conclusions. Cette contestation, logiquement, se nourrit des actes de ladite enquête, dont elle souligne l'insuffisance ou dont elle tire des conclusions contraires à celles des enquêteurs. D'où l'impérieuse nécessité, pour que ce droit de contester soit effectif et efficient, de communiquer à la famille, en l'occurrence à Muguette Baudat, le dossier du juge Marrone.
Tant que ce droit essentiel ne lui aura pas été reconnu, l'Etat de la Cité du Vatican ne respectera les droits de l'homme dont vous prônez avec justesse la primauté (sans aller malheureusement jusqu'à ratifier la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et du citoyen). Tant que ce déni du droit perdurera, cet Etat, à persévérer dans son obsession du secret et dans sa revendication d'un «droit privilégié» qui l'exclut du monde, se placera de lui-même aux côtés des Etats voyous.
A l'heure où, sous la pression de ses fidèles, l'Eglise admet enfin que les fautes de certains de ses pasteurs égarés relèvent de la justice humaine, il est temps de considérer les droits de la mère de Cédric Tornay. Il est temps de lui remettre une copie de l'intégralité des actes composant le dossier vatican désormais classé du 4 mai 1998.
Après tout, puisque la version officielle ne souffre aucune critique, puisque les différents éléments recueillis lors de l'enquête vaticane attesteraient que l'on ne pouvait conclure qu'à un double homicide suivi d'un suicide, que redoute t-on? Pourquoi, depuis tant d'années, le Saint Siège entoure-t-il ce dossier d'un épais secret? Comment ne pas comprendre que l'obstruction procédurale pratiquée par une juridiction qui agit en vos nom et place, nourrit à elle seule tous les soupçons? Comment dès lors ne pas admettre que l'intérêt même du Vatican passe par la reconnaissance des droits de Muguette Baudat?
Ayant à l'esprit vos récentes déclarations sur la nécessité, pour l'Eglise, de respecter le droit des gens et de s'adapter aux règles du droit international, ne pouvant imaginer, très Saint Père, que vous continuerez de tolérer qu'au Vatican le droit continue d'être piétiné, je ne doute donc pas qu'en vos qualités de chef d'Etat et de chef de l'Eglise catholique, vous veillerez personnellement à ce que soit enfin accueillie la légitime requête de la mère d'un soldat qui consacrait sa vie à la sécurité du Pape.