En Inde, depuis Fukushima, l'opposition au nucléaire s'affirme, menaçant les intérêts d'Areva et les lobbys de l'atome: pressions politiques, bataille de communication, manifestations, etc. Le sujet divise, comme l'explique Naïké Desquesnes, journaliste spécialiste de l'Asie du Sud. Sa série de conférences en Inde a d'ailleures été annulée fin septembre, jugée «trop sensible».
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Affirmant l'impossibilité d'une catastrophe du type de Fukushima sur le sol indien, dirigeants et industriels sont en campagne pour faire du nucléaire une question d'honneur national. Mais les résistances tiennent bon, au grand dam des fournisseurs nucléaires étrangers, Areva la première. Blocages contre la mise en service d'un réacteur à Kudankulam, au sud du pays, poursuite des manifestations contre la livraison de réacteurs EPR à Jaitapur, dans l'ouest, annulation d'un projet de centrale au Bengale occidental... neuf mois après Fukushima, les difficultés que rencontre le secteur du nucléaire en Inde inquiète de plus en plus dirigeants et industriels.
A Kudankulam, sur la côte de l'Etat méridional du Tamil Nadu, les milliers de villageois mobilisés depuis septembre ont réussi à stopper le chantier et empêcher le lancement prévu pour décembre du premier des deux réacteurs construits par les Russes. Malgré une répression de plus en plus forte, qui passe par de nombreuses inculpations pour sédition, des arrestations de manifestants et des poursuites engagées contre des prêtres qui soutiennent le mouvement, la grève de la faim relayée est entrée dans son cinquantième jour ce 6 décembre. A coup de rassemblements sur l'eau et de barrages de route, pêcheurs et paysans réclament la «fermeture complète du site», invoquant l'article 21 de la Constitution, garant de la protection des citoyens et leur droit à la vie et l'article 51, qui défend la protection de l'écosystème. «C'est un projet autoritaire imposé aux gens. Un rapport commandé par la Russie révèle qu'il y a entre 20 et 25 défauts dans la conception des réacteurs, qui ne sont pas équipés pour résister à des catastrophes naturelles», résume SP Udavakumar, le coordinateur de l'organisation People's Movement Against Nuclear Energy. La population, qui vit de la pêche, craint surtout que l'eau chaude déversée par la centrale perturbe les réserves de pêche. Et elle s'alarme de l'emplacement des réacteurs, situés sur la côte touchée par le tsunami de 2004.
Opacité, absence de concertation, mise en danger des emplois locaux, insécurité du site: les arguments sont les mêmes aux quatre coins du pays. A Jaitapur, à quelques centaines de kilomètres de Bombay, où l'entreprise française Areva négocie la vente de deux réacteurs EPR, les villageois mobilisés depuis quatre ans craignent que les émissions routinières d'éléments radioactifs ne contaminent les sols et ne détruisent leur santé. Ces luttes locales, auxquelles les autorités indiennes sont désormais confrontées à chaque nouveau projet industriel, n'ont pas beaucoup ému les professionnels de l'atome. Mais la catastrophe de Fukushima en mars dernier leur a soudain donné une nouvelle résonance dans la presse indienne, provoquant les premières crispations.
Certes, l'hebdomadaire d'investigation Tehelka et la revue prestigieuse Economic and Political Weekly avaient, bien avant la catastrophe nippone, publié des reportages sur l'insécurité des installations nucléaires ou sur les cas d'employés irradiés ces dernières années. Le très sérieux quotidien The Hindu, le premier à s'être penché sur les accords nucléaires entre l'Inde et la France, avait lui aussi déjà livré des enquêtes précises sur l'augmentation des coûts et l'absence de tests fiables sur les réacteurs EPR actuellement en construction en France et en Finlande.Mais après mars 2011, les analyses critiques ont investi de nombreux autres journaux: après Fukushima, le très respecté Outlook a aussitôt rappelé que Jaitapur et Mithi Virdi (où l'Inde prévoit aussi la construction d'une centrale) étaient situés dans des régions sismiques, toutes deux déjà frappées par des tremblements de terre ayant fait des milliers de morts. Le magazine Open, pourtant peu polémique, a dénoncé un «nationalisme aveugle», devant l'opacité et l'absence de consultation de la population à propos d'investissements publics pourtant gigantesques. «Les délais et les budgets définis par le Département à l'énergie atomique n'ont jamais été respectés: les dix derniers réacteurs construits ont explosé leur budget de 300%», note aussi le journaliste engagé Praful Bidwai dans le bimensuel de gauche Frontline. Quant au magazine racoleur India Today, il a brandi le drapeau rouge après Fukushima avec une une alarmiste: «L'Inde est-elle une bombe nucléaire à retardement?». Mais il serait bien exagéré de parler d'un raz-de-marée anti-nucléaire, tant l'engouement pour le sujet est vite retombé dans les grands journaux, à l'exception de titres en langue vernaculaire des régions concernées. D'autant que les quotidiens anglophones les plus lus, parmi lesquels le Times of India et le Indian Express, proposent au contraire des colonnes défendant l'énergie nucléaire comme celle de l'avenir.
Mais le mal semble déjà trop avancé pour New Delhi, pour qui il devient urgent de communiquer, en y mettant les frais et l'imagination. Car l'Inde reste décidée –du moins pour le moment– à atteindre ses ambitieux objectifs:équipée pour le moment de 20 centrales,elle prévoit de gonfler sa production nucléaire de 4 750 megawatts pour atteindre 63 000 megawatts en 2032, faisant passer sa part de production d'électricité de 3% à 25% d'ici 2050. Experts, scientifiques et hommes politiques se sont mis en ordre de bataille pour sauver l'atome. Dans un drôle de ballet, qui ressemble davantage à une épreuve de relais, on rassure à tour de rôle sur la fiabilité de la technologie nucléaire. Dernière action en date: l'impression par la Nuclear Power Corporation of Limited (NPCL, l'équivalent indien d'EDF) de tracts en tamoul à distribuer aux villageois de Kudankulam pour démentir la «désinformation» en cours. «L'Inde ne connaîtra jamais une catastrophe d'une ampleur de celle de Fukushima», assurent les hauts dignitaires de la NPCL. Fin septembre, le directeur du gendarme du nucléaire indien, l'Atomic Energy Regulatory Board (AERB) a présenté le nouveau plan de sécurité, répondant aux critiques de son prédécesseur A Gopalkrishnan qui avait déclaré des mois auparavant que les plans d'urgence pour faire face aux incidents nucléaires n'avaient jamais été testés. «Nous sommes désormais prêts», est donc le nouveau mot d'ordre l'AERB, dont le budget et la politique sont subordonnés au département d'Etat chargé de superviser les centrales. L'Autorité nationale qui gère les catastrophes (la National Disaster Management Authority) affirme ainsi avoir formé depuis mars 10 bataillons, qui comptent chacun 1150 soldats et officiers. «Ils sont entraînés pour faire face à des incidents nucléaires, chimiques, biologiques et radiologiques». Une formation-éclair, qui ne semble aujourd'hui n'avoir en effet aucun équivalent au monde.
Autre argument mis en avant: la supériorité de la technologie indienne sur celle de Tepco. Les responsables du site de Kudankulam l'ont répété dans la presse et lors de réunions publiques: «En plus de l'eau de mer, quatre énormes réservoirs remplisd'eau borée ont été programmés pour se déverser en cas de surchauffe du réacteur». Pour apaiser les craintes face aux risques de cancers et de malformations génétiques, les médecins de campagne ont été mobilisés, et même le directeur du site, R.S. Sundar, s'est plié à l'exercice: il s'est présenté devant les villageois comme un père de famille en pleine forme, aux enfants rayonnant de santé, après pourtant trois décennies de travail au service du nucléaire. Enfin, en gage de transparence, le NPCL a gracieusement ouvert ses centrales début novembre à quelques membres de la société civile. Pas en avant notable, le gouvernement indien a présenté en septembre une législation sur la création d'une autorité de régulation «indépendante et autonome» (mais présidée par le Premier ministre), la Nuclear Regulatory Authority of India, afin de contrôler le développement et la sécurité de l'industrie nucléaire. La proposition de loi attend d'être débattue au Parlement.
Tous ces efforts de communication sont les révélateurs d'un enjeu qui dépasse bel et bien la question du choix énergétique: avant tout, le nucléaire cristallise en lui la question de l'honneur national. Outil indispensable pour s'affirmer comme nation riche et respectée, l'atome est, aux yeux de l'Inde, la «porte d'un futur prospère», pour reprendre le titre du long exposé de l'ex-président indien Abdul Kalam, publié sur deux pleines pages dans le quotidien The Hindu le 6 novembre dernier. «La croissance économique va demander de l'énergie en quantité massive. Devons-nous permettre à un accident qui s'est produit au Japon sur un réacteur de plus de 40 ans, survenu dans des conditions naturelles extrêmes, de détourner nos rêves de nation développée?», demande Kalam avec son sens de la formule dramatique et son art de la persuasion. En Inde, l'argument du développement ne peut jamais laisser insensible, alors que des multitudes de villages ne sont pas encore raccordés au réseau électrique et que la consommation électrique par tête est l'une des plus faibles du monde.On retrouve aussi, chez Kalam, l'utilisation subtile d'une seconde fibre sensible, celle du refus de se laisser dominer par le monde développé, au regard de l'oppression vécue comme ancienne nation colonisée.«Nous devons garder la tête froide face au tir de barrage antinucléaire, qui souvent vient des pays qui en tirent le plus grand profit. Le monde développé a la fâcheuse habitude de présenter sa réussite dans un contexte biaisé afin de berner les nations émergentes comme l'Inde, qui sont un défi potentiel [...]. Ce dont l'Inde a besoin, nous les Indiens sommes les seuls à pouvoir le décider», affirme-t-il. Enfin, l'ex-président finit sur une note conquérante, où l'on perçoit l'enjeu de la place de l'Inde au sein de la communauté internationale: la présence de thorium sous le sol indien, un métal qui pourrait à terme servir de combustible nucléaire, est une «opportunité» extraordinaire pour se défaire de la dépendance aux énergies fossiles (charbon et pétrole comptent pour 3/5e de l'énergie produite en Inde) et permettre au pays d'«émerger en tant que capitale énergétique du monde et même de devenir la première économie du monde, grâce à sa main-d'œuvre jeune et peuplée».
Ce discours plein d'emphase en rappelle un autre, celui du Premier ministre Manmohan Singh qui en novembre 2008 se félicitait de «l'entrée de l'Inde dans le concert des nations» alors qu'il signait avec les Etats-Unis un accord capital, celui sur le nucléaire civil. 2008 est en effet pour l'Inde l'année du basculement: auparavant ostracisée par les fournisseurs nucléaires car non signataire du traité de non-prolifération, elle entre alors sur le marché de la technologie nucléaire et participe désormais à «l'ordre nucléaire mondial», pour reprendre les mots de Singh. Surtout, le rapprochement avec les Etats-Unis offre à New Delhi la formidable possibilité de s'affirmer comme poids lourd diplomatique et économique face à ses voisins, les géants russes et chinois. Honneur national, reconnaissance internationale: l'atome offre les deux faces de la médaille.
Premiers malmenés dans cette nouvelle guerre de la communication qui se joue aujourd'hui en Inde, les journalistes n'ont pas la tâche facile. On leur reproche leur manque de patriotisme dès qu'ils osent enquêter ou questionner l'infaillibilité de l'énergie nucléaire. Les experts continuent d'affirmer avec mépris leur position de supériorité, jugeant leur technologie trop difficile à comprendre, à la fois pour le journaliste de base et le citoyen lambda. «Pensez-vous qu'un reporter diplômé d'une licence de littérature ou d'histoire en sache plus qu'un ingénieur du nucléaire?», a déclaré le 15 novembre un scientifique lors d'une conférence tenue dans le sud du pays, rapporte le Times of India, choqué par le propos. Confrontés au culte du secret et à un régime d'exception qui exclue les centrales nucléaires du domaine d'application de la loi sur le droit à l'information (Right to Information Act), les journalistes indiens se retrouvent, comme dans tant d'autres pays, vite limités dans leurs investigations. «J'ai dû abandonner beaucoup d'enquêtes car les responsables du nucléaire me mettaient des bâtons dans les roues. Les autorités font de l'obstruction dès que l'on tente d'y voir un peu plus clair et d'accéder aux rapports. En tant que jeune journaliste, ils estiment souvent que je suis mal informé et enterrent les critiques à coup de statistiques qui viennent d'on ne sait où», confiait en septembre dernier un journaliste du magazine Tehelka.
Or, la couverture médiatique du nucléaire en Inde n'inquiète pas seulement le gouvernement indien. Un autre acteur y voit rouge: l'entreprise française Areva. Alors que le contrat sur la livraison de deux EPR, d'un montant de 7 milliards d'euros, est en négociation, la France, premier pays signataire d'un accord bilatéral avec l'Inde sur le nucléaire civil en septembre 2008, avance en terrain miné. Paris surveille donc, elle aussi, la communication. Le journal The Hindu a déjà été appelé par l'ambassade de France, qui lui reproche directement une position «anti-France» dans sa couverture de l'accord sur l'EPR. Et depuis que New Delhi a déclaré qu'elle attendait le résultat des évaluations de sûreté en cours sur les réacteurs français avant de se prononcer, l'inquiétude est de plus en plus vive. Les dirigeants ont pourtant multiplié les déclarations, l'ambassadeur sortant Jérôme Bonnafont prenant soin lors de son discours de départ de renouveler sa «confiance» en l'accord, un mot retrouvé quelques jours plus tard dans la bouche du ministre des Affaires Etrangères français Alain Juppé lors de sa visite les 20 et 21 octobre dernier à New Delhi. Le 29 novembre, c'était au tour de Bernard Bigot d'entrer dans la ronde. L'administrateur général du Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives s'est rendu à Bombay pour rappeler que l'EPR –le «réacteur nucléaire le plus avancé au monde»– bénéficiait d'un feu vert de la part des inspections de sécurité, en Grande-Bretagne et en Finlande. Cette sérénité travaillée n'a semble-t-il pas rassuré Areva, qui opte aujourd'hui pour la discrétion. «Il m'est impossible de vous communiquer les coordonnées des responsables Areva», s'excuse le conseiller Export à la Mission économique de Bombay, qui avoue «être prudent, la presse indienne étant très anti-nucléaire». A Paris, une employée du service presse d'Areva assure au téléphone «ne pas bien connaître le dossier» et ne répond finalement pas aux mails. L'entreprise risque en effet gros. Avec l'échec du contrat avec Abou Dhabi en décembre 2009, l'annulation de plusieurs contrats depuis Fukushima, et le gel du projet d'EPR de Penly, l'annulation de la vente en Inde seraient un nouveau coup dur pour une entreprise qui peine à faire sa place dans le paysage nucléaire mondial: sur les 66 réacteurs en construction, seuls 5 sont des EPR à technologie française. D'autant que les Indiens ont commencé à envisager d'autres pistes, jugeant trop chère la technologie nucléaire importée de l'étranger, comparée aux réacteurs indiens.
Areva n'a plus qu'à attendre le rapport sur les réacteurs français, dont la livraison par l'Autorité de Sûreté Nucléaire (ASN) est prévu pour décembre. Le gendarme du nucléaire français, accusé d'en faire trop, notamment dans ses nombreux rappels à l'ordre concernant le chantier de l'EPR à Flamanville, pourrait une nouvelle fois écorner la réputation du réacteur français et compromettre ainsi l'avenir d'Areva en Inde. Dans le rapport Roussely publié en juillet 2010 sur «l'avenir de la filière française du nucléaire», l'ASN est accusée de «jeter une suspicion injustifiée sur l'ensemble d'une technologie». Mais si l'accord tant attendu était finalement signé, tout ne serait pas fini pour Areva, coincée sur un autre terrain: la législation indienne, jugée trop contraignante. Votée au Parlement indien en août 2010, la loi sur la responsabilité nucléaire civile engage en effet la responsabilité des fournisseurs en cas d'accident, et non celle de l'opérateur. En vertu de cette loi, le fournisseur peut être poursuivi et payer une compensation financière, plafonnée à 15 milliards de roupies, soit 250 millions d'euros. Pour l'entreprise française, un assouplissement s'impose. A l'organisation Coalition for Nuclear Disarmament and Peace, les physiciens Suvrat Raju et M. V. Ramana s'interrogent: «S'il y avait réellement "une chance d'accident de 0%", pourquoi les fournisseurs nucléaires se démènent-ils autant pour ne pas être portés responsables?»