Saluant l'appel « Prenons la Une » lancé par des femmes journalistes, Laurence Rossignol, sénatrice et porte-parole du PS, encourage la création de réseaux féministes « faits de femmes et d'hommes » pour « sortir les femmes de leur invisibilité, faire reculer la misogynie, faire progresser l’égalité », dans les médias comme dans la sphère politique.
Bravo aux femmes journalistes à l’initiative de l’appel « Prenons la Une » et aux hommes qui l’ont signé.
De part et d’autre du micro ou du stylo, l’invisibilité des femmes, les inégalités, la misogynie sont les mêmes. On s’en doutait. C’est bien de le lire.
Les féministes scandinaves avaient, depuis déjà longtemps, identifié les trois ingrédients requis pour réussir : le temps, l’argent et les réseaux. Et elles avaient aussi observé que ni le temps, ni l’argent, ni les réseaux n’étaient équitablement répartis entre les hommes et les femmes. D’autant que la possession d’une des clefs facilite l’accès aux deux autres ; le temps et l’argent aident à constituer les réseaux. Les réseaux aident à trouver de l’argent, etc.
Aujourd’hui, en France, les lois de moralisation de la vie politique et de financement des campagnes électorales ont, en principe, relativisé le critère financier.
Mais le temps, la disponibilité, l’absence de contraintes horaires demeurent un facteur important. Un facteur discriminant.
Il y a, par exemple, une tranche horaire informelle mais essentielle de l’organisation du pouvoir. Ce qui se passe dans la zone 18h30/20h30 ne fait l’objet d’aucune convocation et n’est à nul agenda. Elle réunit ceux qui « traînent » au bureau, insouciants, sûrs de trouver, à retour chez eux, un frigidaire rempli, des enfants propres, des leçons bien apprises et déjà récitées.
C’est pendant ce laps de temps que se renforcent les liens humains, que s’échangent les informations, que se préparent les décisions.
C'est l’heure à laquelle l’immense majorité des femmes commence à regarder leurs montres et à évaluer la culpabilité de devoir partir et celle de ne pas être encore rentrée.
L’élasticité du temps est une liberté qui n’est pas donnée à tout le monde.
Entre chien et loup, c'est l'heure où les petits fauves ont faim et les grands fauves vont boire un verre ensemble. C'est l'heure des réseaux.
Car ce sont eux les vrais sésames de la réussite. En avoir ou pas change tout !
Les construire, les entretenir prend du temps : il faut en investir beaucoup, être prêt à en perdre autant. Et il convient d'avoir quelque chose à offrir, des infos, des conseils, des mises en relation...
On sous-estime combien distribuer des places de matchs ou greloter de conserve dans une loge du stade de France consolide l’amitié et enrichit un carnet d’adresses.
L’appel « Prenons la Une » souligne que seuls 18 % des experts reçus dans les émissions sont des femmes. Chaque semaine, la « grille média » des invités politiques révèle qu'un petit tiers de ces invités sont des femmes. Les critères de sélection sont infiniment plus exigeants pour les femmes, il faut au moins être ou avoir été ministre pour être une invitée régulière des plateaux, alors qu’il n’est pas nécessaire aux hommes d’être aussi capés pour avoir accès aux micros.
Les partis politiques désignent d’avantage d’hommes que de femmes à des fonctions de responsabilité, les médias amplifient le déséquilibre.
A poste égal, l’avantage compétitif médiatique va aux hommes. C’est affaire d’habitude, d’entre soi et de réseaux.
Certes, les réseaux ne se fabriquent pas par décret-loi. Sans doute, dans deux ou trois générations les femmes seront devenues aussi habiles dans l’art d’en créer.
En attendant, nous pouvons développer des réseaux féministes faits de femmes et d’hommes, qui, dans leur métier de journaliste, dans l’exercice de leur fonction publique, partageront la même préoccupation : sortir les femmes de leur invisibilité, faire reculer la misogynie, faire progresser l’égalité.
Ça ne vaudra sans doute jamais le club des fumeurs de cigares, celui des amis de bouilleurs de cru ou l’amicale des anciens piliers de rugby, mais ça peut marcher quand même.
Laurence Rossignol, sénatrice de l'Oise et porte-parole du parti socialiste