Le président Bakiev, qui a fui la capitale, est arrivé par avion à Och dans sa résidence secondaire. Là, des négociations se seraient engagées avec l'opposition pour la remise du pouvoir en échange d'une amnistie éventuelle. Présent à Bichkek, David Gauzère, géographe et spécialiste du Kirghizstan, nous raconte la journée d'émeutes et la chute du régime Bakiev installé depuis 2005 et la «révolution des tulipes».
Mercredi 13 h 00. Une foule, calme, était massée sur la Place Ala-Too, près du palais présidentiel de Bichkek. Entourée d'un cordon de policiers anti-émeutes coiffés de casques blancs, la foule arborait nonchalamment quelques banderoles et scandait quelques slogans contre la vie chère et l'augmentation récente du prix de l'énergie.
Un quart d'heure plus tard, sans motif apparent, la police commence à tirer des balles à blanc, puis très vite réelles sur une foule en colère, mais pacifique et soucieuse d'éviter tout débordement. Des gens commencent ci et là à tomber. Je m'éclipse alors rapidement de la place dans le sillage d'une foule paniquée.
Quelques rues plus loin, le calme régnait encore et les jeunes gens plaisantaient, pensant que les coups de feu restaient encore limités à la place centrale. Or, très vite, d'autres rafales d'armes automatiques se font entendre de différents endroits. Les casernes partout en ville se soulèvent et les affrontements opposent soldats révoltés et loyalistes.
L'après-midi se poursuit ainsi. Pas de scènes de pillages ou d'emeutes entre gens du peuple. La maitrise de soi de chacun semble l'emporter par rapport a la Revolution de 2005. Comme eux, je rentre chez moi. Mais, regulierement des coups de feu, ponctues de jets de grenades assourdissantes viennent nous rappeler qu'aujourd'hui n'est pas un jour comme un autre a Bichkek.
Depuis quelques mois, la tension se faisait plus palpable en Kirghizie. La multiplication par deux du prix de l'electricite et par trois du prix de l'energie decidee en Mars dernier par le President K. Bakiev a servi de detonateur a un peuple ecrase d'injustices bien plus profondes.
K. Bakiev, parvenu au pouvoir a la suite de la Revolution des Tulipes de 2005, avait ces derniers temps donne des allures despotiques et familiales a son regime. Les dernieres elections presidentielles du 23 Juillet dernier avaient deja largement ete entachees de fraudes et denoncees par l'opposition, l'OSCE et les chancelleries occidentales.
Depuis, son pouvoir s'etait resserre sur sa base tribale, la tribu bassyz de l'aile gauche, issue de la region de Souzak, pres de Djalal Abad, dans le sud du pays. Son fils, Maksim, nomme par son pere a la tete de l'agence centrale pour le developpement, les investissements et l'innovation, avait profite de son nouveau poste pour largement s'enrichir sur les detournements de fonds publics et developper des liens sulfureux avec les milieux vereux de la finance, parmi lesquels les mafias russe et napolitaine.
Le 24 Mars dernier, jour d'anniversaire de la Revolution des Tulipes, K. Bakiev publiait un ouvrage sur sa version des evenements de 2005. Trois jours auparavant, il reunissait un "kurultai", assemblee de notables, tries sur le volet, dans lequel il pronait la concorde nationale rudoyant l'opposition sur le mode du pere reprimandant son enfant apres une betise. L'opposition, toutes tendances confondues, avait elle aussi realise auparavant son propre "kurultai", mais en banlieue, loin des cameras et en presence de nombbreux agents du pouvoir infiltres.
Au cours de ce "kurultai", l'opposition avait nomme un comite directeur de 15 personnes. Mais, qu'il etait difficile pour elle de promouvoir ses idees ! Cet ilot de democratie qu'etait la Kirghizie dans les premieres annees de son independance a bien change depuis : presse censuree, journalistes et opposants arretes, bastonnes ou executes, parfois sur ordres de proches de la presidence, opposition intimidee, dont les leaders eux-memes, harceles par les tracasseries administratives ou judiciaires, avaient du mal a se faire entendre aupres du peule : Le General Isakov, degrade et emprisonne depuis plusieurs mois deja, le chef du parti Ak-Choumkar, Sariev, le chef du parti social-democrate, Atambaev et le chef du parti socialiste Ata-Meken, Tekebaev, arretes avec d'autres depuis hier.
Aussi, depuis quelques mois, une colere sourde grondait sous le calme apparent des rues de Bichkek. Tout le monde ne parlait en catimini que de cela, du changement previsible du pouvoir, dans les rues ou sur les forums electroniques mondiaux, ou sur Facebook notamment l'opposition avait deja acquis une longueur d'avance. Mais, la meme question restait toujours sur les levres de chacun.
Quand ? Les evenements s'accelerent depuis cet apres-midi. Le President a fui en avion, ce soir a 20 h. On ne sait ou. De toute maniere, il n'est pas visible et ne repond pas. Sa maison personnelle a Bichkek a ete pillee et incendiee. Daniar Ousenov, le Premier-Ministre, assure aujourd'hui le pouvoir depuis la Maison Blanche, de plus en plus comme un "desperado".
Apres les premiers tirs dans les casernes du debut de cet apres-midi, la foule essentiellement masculine, reste compacte et se renforce autour des principaux batiments officiels, ne craignant ni la forte pluie de ce jour, ni les balles sifflantes. Les chaines de television diffusaient encore des programmes denigrant l'opposition a 14 h. A 15 h, les programmes sont partout interrompus. Puis, a 16 h, l'opposition prend la parole sur les ecrans par des debats populaires animes ou des images des evenements presentees en boucle sans commentaires.
Ces memes images montrent a partir de 17 h des opposants paradant sur des chars dans les rues "pris" a l'armee, en meme temps que leurs dirigeants, fraichement liberes, rejoignent la foule portes a bout de bras. A 18 h, le Parlement est investi par les opposants. Mais, les coups de feu continuent, de plus en plus sporadiquement et concentres autour de la Maison Blanche, ou se retranche un Premier-Ministre jusqu'au boutiste refusant de voir le changement du cours des evenements et appelant chacun a la lute contre les "bandits ivrognes". Vers 19 h, l'opposition prend officiellement le pouvoir.
Le comite directeur, forme lors du "kurultai" du 17 Mars dernier, declare assurer la gouvernance du pays et appelle a des negociations avec le parti presidentiel jusque-la au pouvoir a la Maison Blanche. La foule maintient toujours la pression autour du batiment ou des snipers fideles au Premier-Ministre tirent toujours depuis les toits. C'est ici que les victimes sont les plus nombreuses.
On cite tantot le chiffre de 47 victimes, tantot 100 et plus. Il est encore trop tot pour le dire. La nuit approchant, l'opposition nomme alors en toute urgence des comites de vigilance qu'elle place autour des supermarches de la ville afin d'eviter le renouvellement des pillages de 2005, jusque-la absents aujourd'hui. Enfin, les evenements de Bichkek resultent d'une agitation nee en province. Pour les memes causes, plus graves en province, des troubles avaient eclate a Naryn et dans la Vallee de l'Alai en Mars dernier et depuis hier, l'opposition s'emparait progressivement du pouvoir provincial : Talas hier, Naryn, ce matin et le reste du pays, dont la capitale cet apres-midi, dans un cadre de violents affrontement similaires a сeux de Bichkek.
Ce soir, la situation est redevenue calme a Bichkek, a l'exception de la Maison Blanche ou se livrent toujours les derniers combats. Pas question de se rendre pour le Premier-Ministre, car il sait qu'il encourt certainement le meme sort que son Ministre de l'Interieur, lynche hier par la foule a Talas.
L'opposition, prise au depourvu par des evenements plus rapides qu'elle avait espere, n'a pas encore defini de "leader" et de programme a tenir d'ici l'echeance de nouvelles elections presidentielles prochainement organisees. Rassembles avec divers autres partis au sein du Mouvement Populaire Uni, les partis social-democrate et socialiste semblent cependant etre en position de force pour prendre les renes du pays. 02 h du matin, la Maison Blanche est tombee dans les mains de l'opposition. Roza Otounabeva, ancienne Ministre des Affaires Etrangeres et ex-Ambassadrice de la Kirghizie au Royaume-Uni, est chargee de former le nouveau gouvernement provisoire.
David Gauzère, docteur en géographie humaine et sociale a l'Universite de Bordeaux 3 - Spécialiste de la Kirghizie. Vice-président de l'Association des Kirghizes de France et de leurs Amis