Billet de blog 8 juin 2015

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« Much Loved » ou la turpitude arabe, à propos du film de Nabil Ayouch

Smaïn Laacher, Professeur de sociologie à l’université de Strasbourg (UMR Dynamiques Européennes) revient sur l’interdiction du film de Nabil Ayouch, « Much Loved ». « Ce film n’est nullement « osé » s’il est vu et entendu comme un film sur la prostitution. Il n’aurait pas permis de lâcher autant de propos nauséabonds si les prostituées avaient été filmées comme des moins que rien... » 

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Smaïn Laacher, Professeur de sociologie à l’université de Strasbourg (UMR Dynamiques Européennes) revient sur l’interdiction du film de Nabil Ayouch, « Much Loved ». « Ce film n’est nullement « osé » s’il est vu et entendu comme un film sur la prostitution. Il n’aurait pas permis de lâcher autant de propos nauséabonds si les prostituées avaient été filmées comme des moins que rien... » 


C’est un lieu commun aujourd’hui de dire que les hommes arabes, et plus largement les sociétés arabo-musulmanes, ont un immense problème avec les femmes en général. Il n’est nul besoin de passer plus d’un quart d’heure dans tout ces pays pour s’en apercevoir. En réalité, nous devrions dire que les femmes constituent un problème dans ces sociétés violemment patriarcale en cela qu’elles sont l’illustration vivante d’un écart insupportable, celui entre la réalité ordinaire et la réalité normative, celle profondément souhaitée et que l’on cherche à imposé sans relâche par de multiples procédés brutaux. Les femmes sont « comme ça » (prostituée, lesbienne, non voilée, instruite, célibataire vivant seule, travaillant, athée ; etc.), alors que l’on voudrait tant qu’elle soit autre chose : une tache invisible. Cela signifie quoi ? Que les espaces publiques et privés sont un espace continu, marqué par aucune rupture, un refus radical de l’altérité, une impossibilité de dessiner des frontières qui définissent l’inclusion et l’exclusion. Un espace universel ou la femme ne cesse d’être partout et à tous les instants une angoisse permanente. Pour les arabes, la femme est un scandale ontologique ; c’est un interdit qu’il faudrait interdire, l’interdire comme Autre (plus de 60% des femmes palestiniennes subissent des violences physiques de la part de leurs proches ; 100% on eu à subir des insultes et des agressions verbales). La turpitude des hommes arabes (mais aussi de nombreuses femmes à l’égard d’autres femmes), est à la fois infini et sans limite à l’égard de tous ceux et (surtout) de toutes celles que l’on considère comme inessentiel, à la lisère, au bord ou la périphérie.

Le film de Nabil Ayouch, «Much Loved»,  projeté à Cannes cette année et présenté actuellement au Forum des images à Paris et qui ne paraîtra dans les salles qu’en septembre 2015,  est une parfaite illustration de ce que nous venons de dire. Une fois de plus, peuple, dirigeants et de nombreux artistes et intellectuels, au Maroc et ailleurs, ont partagés la même indignation, dans une absolue hypocrisie, à la vue non d’un film (d’une production culturelle) mais de quelques images volées circulant en boucle sur les réseaux sociaux et dont l’intention ouverte serait, paraît-il, de tromper le monde entier sur la vérité sociale, politique et culturelle du Maroc. Autrement dit un film de vulgaire propagande portant atteinte à « l’image » d’un pays et non une œuvre cinématographique. Le cinéma comme attentatoire au peuple « vu qu’il comporte un outrage grave aux valeurs morales et à la femme marocaine, et une atteinte flagrante à l’image du royaume » Rien que ça. Alors, comme toujours dans ce cas, les insultes ont fusés, les appels au meurtre se sont multipliés, la haine à coulé à flot publiquement et sur les réseaux sociaux et, incarnant la posture virile ultime, et ce faisant pour l’occasion défenseurs de la nation blessée, le gouvernement marocain interdit la diffusion du film au Maroc.

Ce pouvoir n’a pas cédé aux masses en colère il  est, en matière de mœurs privées et publiques, malgré toutes les apparences, en accord culturellement avec elles. Il y a entre elles et lui une coïncidence d’intérêts, une affinité structurelle des habitus, pas seulement en matière de condition des femmes et des homosexuels mais aussi en matière de production culturelle jugée confessionnellement et politiquement hérétiques. Ces pays sont bourrés de « lignes rouges » à ne jamais dépasser les rendant ainsi, au sens propre et au sens figuré, irrespirable, invivable. Contrairement à ce que pense Nabil Ayouch voulant la jouer faussement convenable et patriote, il n’existe aucun pays arabe ou le droit prime sur la violence d’Etat : y-t’il un seul pays arabe ou la torture n’existe pas ? Un seul pays arabe ou la justice est indépendante ? Un seul pays arabe ou le droit à la critique est protégé ? Ce film n’est nullement « osé » s’il est vu et entendu comme un film sur la prostitution. Il n’aurait pas permis de lâcher autant de propos nauséabonds si les prostituées avaient été filmées comme des moins que rien ;  si elles n’avaient été que des figurantes, de passage dans le film (comme dans la vie) semblable à de la « viande morte » comme le dit sur le mode amusé et du cela va de soi un des saoudiens participant à une orgie. Ce film agite violement conservateurs, conservatrices et réactionnaires à l’inclination singulièrement fascisante (en témoigne les appels au meurtre non condamnés par les autorités) parce que les quatre prostituées crèvent l’écran (elles sont d’ailleurs souvent filmées en gros plan). De qui et de quoi s’agit-il ? Du quotidien ordinaire (du lever du jour jusqu’aux soirées et nuits dégradantes) de quatre femmes marocaines vivant sous le même toit et qui se prostituent au Maroc, auprès d’une clientèle étrangère, principalement saoudienne (très riche) et accessoirement européenne (moins riche).

Ce film est techniquement travaillé, le cadrage est intelligent et subtil. Mais ce film est surtout édifiant au sens ou son inspiration est issue d’une réalité sociale et économique observable par chacun et qui offre à de très nombreux marocains (pauvres et puissants) de faire cette expérience presque banale : « aller avec une pute ». En cela, le cinéma de Nabil Ayouch est du cinéma, du vrai cinéma, ni misérabiliste ni populiste ; un cinéma qui est à la fois métadiscursif (il dit autre chose que ce qu’il montre) et film miroir en ce qu’il est le reflet de notre propre vie. Il est original, aussi, parce que c’est un cinéaste « arabe » qui commet cinématographiquement un acte saisissant et foncièrement novateur pour ces sociétés: montrer la cruauté de l’univers prostitutionnel dans une société qui n’offre que cette issue à des milliers de femmes sans qualité et des scènes de « baise » le plus souvent bestial qui, sans aucun doute, ont en fait fantasmer plus d’un. Ces quatre prostituées et leurs ami (e)s travestis jouent merveilleusement bien, elles ont de la « gueule », sont attachantes et drôles, Loubna Abidar, la seule comédienne professionnelle et principale actrice du film, à du talent ; et mêmes dans la violence et la concurrence elles restent solidaires, parfaitement consciente de la nature et de la complexité des situations et des enjeux. Elles savent pourquoi elles font ce qu’elles font. Elles sont  humiliées mais pas aliénées. Rabaissées (certaines scènes avec les saoudiens sont stupéfiantes de réalisme et d’horreur, ainsi que le viol d’un commissaire au commissariat), chaque soir qui passe mais pas anéanties à jamais ; offensées mais croyant encore au salut par la seule volonté. Victimes, sans aucun doute, puisqu’elles subissent abus, dommages et préjudice moral. Elles sont violentées, maltraitées, objet de traitement humiliant et dégradant et par conséquent victimes des injustices d’autrui. Mais elles sont aussi, femmes-guerrières qui tentent malgré la descente aux enfers chaque soir liée à ce « métier » pas comme les autres, d’en tirer le maximum d’avantages financiers pour qu’un jour, peut-être, cette contrainte obligatoire, se vendre pour vivre, s’efface pour laisser place à une liberté ou à une certaine liberté qui supposerait que ces femmes soient confrontées au moins à une autre alternative.

Ce film est d’une radicalité inouïe car il ne cache pas les brutalités et la bestialité qui inondent l’univers de ces quatre femmes (avant même d’être des prostituées) ; au contraire il les dévoile et à sa manière il le revendique comme tel.

C’est bien Hannah Arendt qui disait dans la « Condition de l'homme moderne » qu’« Il est dans la nature du commencement que débute quelque chose de neuf auquel on ne peut pas s'attendre d'après ce qui s'est passé auparavant. (…) Le nouveau apparaît donc toujours comme un miracle. Le fait que l'homme est capable d'action signifie que de sa part on peut s'attendre à l'inattendu, qu'il est en mesure d'accomplir ce qui est infiniment improbable ». Ces quatre femmes, occasionnellement prostituée malgré elle, sont capable d’action. Ce film le montre, leur vie nous le démontre. La dernière scène laisse présager que l’ont peut raisonnablement  s'attendre à l'inattendu et qu’elles sont en mesure de réaliser ce qui peut paraître improbable : résister et se reconstruire après la malheur.

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