«Restaurer la crédibilité de l'Europe, y compris sur les marchés, suppose le recours au suffrage universel», affirment Fred Abram-Profeta et Jacques Claudé. Ils formulent plusieurs propositions, dont «l'élection du président de l'exécutif européen au suffrage universel direct» et «la responsabilité de la Commission devant le Parlement».
-----------
L'Europe n'est plus un idéal. Elle est une réalité, puissante par sa masse, mais paralysée par son déficit démocratique.
Marché majeur, fortement intégré dans les échanges mondiaux, elle n'est écoutée qu'en raison de la crainte qu'elle inspire: depuis 2008, son incapacité à maîtriser sa politique économique en fait un objet de suspicion, pas seulement de la part des marchés.
Acteur parfois majeur des crises politiques et militaires régionales ou locales, ses divisions, son inconstance, sa capacité de reniement n'inspirent que rarement la confiance à défaut de laquelle il ne peut y avoir de diplomatie dans la durée.
Puissance maritime, détentrice de capacités aéronautiques et spatiales, maîtrisant les technologies de l'énergie, elle est dépourvue de toute vision de l'évolution de la planète, sans laquelle il ne peut plus exister d'ambition stratégique.
Fruit d'un compromis entre une vision fédéraliste et la facilité d'une zone de libre échange, elle a été conçue dès son origine comme une construction technocratique, occultant la nature politique de son ambition. Au point de la perdre.
Beaucoup se scandalisent, comme s'il s'agissait d'une nouveauté, du splendide isolement de la Grande Bretagne. Au nom de quoi se priverait-elle d'un gouvernement légitime et d'une banque centrale dotée de toutes ses prérogatives? Le contraste est saisissant: l'Europe ne dispose ni de l'un ni de l'autre.
Certes, l'Europe a depuis quelques années, un président et une ministre des affaires étrangères. Certes, elle est dotée d'un parlement élu au suffrage universel. Certes, le président de la commission est formellement responsable devant ce parlement. Certes, les gouvernements nationaux sont, selon des modalités diverses, responsables devant leurs parlements, issus d'élections libres.
Mais cette juxtaposition ne fait pas de l'Europe une construction démocratique.
Nombreux, aujourd'hui, déplorent qu'en l'absence d'un «gouvernement économique», il ne peut y avoir de politiques monétaire, budgétaire ou fiscale communes. Et, pour certains qui se soumettent aux diktats, d'omettre de doter la Banque Centrale Européenne d'un mandat complet de gestion de la politique monétaire. Et de revendiquer, au nom de l'Europe, une «règle d'or» budgétaire que refusent leurs parlements.
Subterfuge? Les vieilles recettes ont la vie dure: déjà, la politique agricole commune semblait à certains avoir pour principal mérite d'exporter vers Bruxelles les manifestations d'agriculteurs!
Nul ne conteste l'urgence de reprendre la main sur les marchés ni de défendre notre souveraineté monétaire. Certains expédients peuvent toutefois être porteurs de régressions, y compris au plan économique, dès lors qu'ils ont pour effet d'organiser le recul de la responsabilité des exécutifs devant la souveraineté populaire. Si le traité «constitutionnel» de l'Europe a été rejeté en 2005, c'est autant en raison de ses défauts intrinsèques que du déphasage entre les pouvoirs en place et les aspirations populaires. Consacrer aujourd'hui le pouvoir d'une bureaucratie ou le gouvernement des juges au prétexte de la rigueur budgétaire expose l'Europe à de nouveaux échecs. C'est ce qui explique l'incrédulité qu'inspirent les conclusions du dernier conseil européen.
Cette incrédulité résulte aussi de la médiocrité ambiante, de l'évanescence de gouvernements en fin de mandat, du choix d'une méthode intergouvernementale brouillonne qui dépossède les institutions communautaires du peu de pouvoir qui leur restait. L'Europe peut-elle se satisfaire des replâtrages institutionnels du Traité de Lisbonne, s'identifier à des dirigeants dont le seul mérite connu est de ne pas faire d'ombre aux gouvernements allemand et français? Se soucie-t-on des dégâts collatéraux sur les autres Etats-membres? Les citoyens de l'Europe méritent-ils cet ostracisme?
Pour sortir d'un simulacre dont ne veulent plus les européens, il faut travailler à la mise en place de mécanismes propres à les placer au centre de la décision. De cette crise, il faut dégager des progrès.
Aux antipodes de la démarche vaine retenue lors du dernier conseil européen, il faut saisir l'opportunité du consensus qui se forme pour doter l'Europe d'institutions démocratiques, allant bien au delà du simple aménagement que constituerait un «gouvernement économique», à tous égards bien insuffisant pour créer une légitimité.
La sorte de directoire que prétendent constituer quelques chefs d'Etat n'a pas non plus de réelle légitimité démocratique: si les pouvoirs qui leur sont conférés par les constitutions de leurs pays comprennent la conduite de la diplomatie, ils n'incluent pas le mandat de diriger l'Europe. L'Europe doit cesser de relever du jeu ordinaire de la diplomatie. Elle a vocation à s'orienter vers un fédéralisme supposant des institutions propres, issues en tant que telles du suffrage populaire. Les représentants des gouvernements, dans une perspective fédérale, même lointaine, n'ont pas pour vocation de former un exécutif européen, mais de faire participer leur pays au processus législatif, dans le rôle éminent d'un «Sénat des Etats».
Il existe, certes, un obstacle difficile à surmonter: invitée à s'exprimer, «l'opinion européenne» s'effriterait entre la multitude des expressions partisanes qui sont le fruit d'une très riche histoire des idées politiques et du passé tragique de nos vieux pays. Si la plupart de nos opinions se partagent, principalement, entre des partis de droite et de gauche et des partis centristes, qui ont engagé des processus de rapprochement respectifs, elles se reconnaissent aussi, bien que moins nombreux, dans l'écologie, l'extrême droite, ou l'extrême gauche, parfois encore nostalgique du communisme.
Même s'il existe au sein du parlement européen des regroupements qui facilitent son fonctionnement quotidien, les élus forment une mosaïque représentative de chacun des 5 ou 6 partis existant dans la plupart des 27 Etats membres. Il serait illusoire de dégager dans cette mosaïque une majorité et une opposition assez stables pour laisser un gouvernement exercer ses responsabilités dans la durée.
Inversement, en dehors d'un régime parlementaire, faute d'enjeu électoral, la fédération à l'échelle européenne de ces opinions au sein de mouvements unifiés ne pourrait se généraliser dans un délai compatible avec cette ambition.
Une constitution doit à la fois être lisible, pour être comprise par tous, et fondée sur les principes de séparation des pouvoirs et de responsabilité de chacune des institutions devant l'autorité dont elle est issue, donnant ainsi une portée pratique au principe de souveraineté populaire.
La première responsabilité à confirmer serait celle de la Commission devant le Parlement européen. Ceci suppose que la Commission, tel un véritable gouvernement, soit politiquement homogène et issue de l'élection du Parlement européen et que celui-ci, lui ayant accordé sa confiance, ait la capacité de mettre en jeu sa responsabilité en cas de conflit.
Le Parlement européen doit lui-même être responsable devant ses électeurs, ce qui suppose de réunir trois conditions: la clarté résultant de l'homogénéisation du mode de scrutin dont il est issu et de la simultanéité des élections; une représentativité accrue, l'affirmation de son rôle devant aider à réduire les taux d'abstention actuels; un droit de dissolution, complément indissociable de la responsabilité. L'existence d'un tel droit est indispensable, car la dissolution constitue le moyen de traduire une crise circonstancielle en choix politique de fond et de le faire arbitrer par le peuple. Elle permet de donner un sens aux crises.
Pour incarner l'identité européenne, et, accessoirement exercer le droit de dissolution, il faut, sans délai, compte tenu du déficit immense de démocratie dont souffre l'Europe, procéder à l'élection du président de l'exécutif européen au suffrage universel direct. Lors du congrès du SPD de cet automne, en présence de François Hollande, un consensus semble avoir été esquissé sur cette idée qui fait son chemin.
La France possède dans ce domaine l'expérience de la sortie d'un régime affaibli par les divisions partisanes, dont se sont inspirés nombre de ses partenaires lors de leur retour à la démocratie: un président démocratiquement élu peut, si son rôle n'est ni celui d'un metteur en scène, ni celui d'un despote, exercer un pouvoir régulateur essentiel au développement d'un régime parlementaire en devenir.
Aujourd'hui, un referendum européen n'est pas autorisé par toutes les constitutions des Etats membres. Le rendre possible répondrait à une urgence institutionnelle, car l'adoption par ce moyen d'une constitution, et non d'un énième traité, serait un moyen de démontrer aux opinions, y compris au delà de ses frontières, qu'il existe en Europe la volonté d'un destin commun irréversible.
L'Europe trouvera son identité en renouant avec l'ambition. Rendre à la politique sa primauté suppose que soit restauré le désir des européens d'être associés à la construction européenne. Le rôle des peuples ne peut être limité à payer les conséquences de la crise. Ils attendent de l'Europe une vision stratégique et non des marchandages obscurs. Ils sont les détenteurs exclusifs de la légitimité pour arbitrer, dans la transparence, les choix politiques décisifs. Il est temps de placer la souveraineté populaire au cœur des institutions européennes.
Fred Abram-Profeta, ancien secrétaire de la section socialiste de Boulogne-Billancourt, et Jacques Claudé, ancien collaborateur d'André Chandernagor, ministre des Affaires européennes de François Mitterrand.