Eloise Adde, historienne, chercheuse et enseignante à l’Université du Luxembourg et Roman Krakovský, historien, chercheur associé à l’IHTP et au CERCEC (EHESS), enseignant à l’Université de Genève répondent à la crise des réfugiés en Europe centrale et orientale en prônant un recentrage des débats «sur la question de la construction des communautés nationales dans cet espace pour mieux comprendre ce qui s’y joue.»
Pour expliquer le fossé entre l’Est et l’Ouest que la « crise des réfugiés » semble creuser, on invoque souvent l’absence d’expérience de multiculturalisme en Europe centrale et orientale. Or, on aurait intérêt à recentrer le débat sur la question de la construction des communautés nationales dans cet espace pour mieux comprendre ce qui s’y joue.
Il est vrai que l'Europe centrale et orientale n’a ni participé à la construction des empires coloniaux, ni connu, après 1945, l’afflux des immigrés économiques originaires des confins de ces anciens empires. Mais cet espace a lui aussi été travaillé par une longue expérience du multiculturalisme. Au sein des différentes entités politiques qui l’ont structuré, du saint Empire romain germanique jusqu’à l’Empire austro-hongrois, des communautés d’origines ethniques, religieuses et culturelles différentes ont été amenées à cohabiter sur un même territoire depuis le Moyen Âge, formant une complexe mosaïque. Ce n’est qu’en 1918 que cette expérience du multiculturalisme, évoquée avec nostalgie par Joseph Roth (La Marche de Radetsky) ou Stefan Zweig (Le Monde d’hier), prend fin, pour faire place à la logique des États-nations.
Avec l’avènement des nations, de nouveaux défis sont lancés. Dans les États-nations qui succèdent à la monarchie habsbourgeoise en 1918, les communautés majoritaires sont sérieusement concurrencées par les minorités qui représentent jusqu’à un tiers de la population (Pologne, Tchécoslovaquie, Roumanie, Yougoslavie). Parfois, le problème se pose inversement : une partie importante des nationaux se trouve à l’extérieur des frontières de l’État-nation, souvent dans les pays limitrophes (Hongrie, Albanie, Bulgarie, Allemagne). À cette complexité d’ordre national s’ajoute l’enchevêtrement sur le plan religieux, dans la mesure où l’appartenance confessionnelle permet souvent de se différencier du groupe dominant. Cette situation d’États-nations « imparfaits » nourrit un sentiment de vulnérabilité voire de menace existentielle pour la nation.
De tels sentiments sont inconnus à l’Ouest, rappelle István Bibó dans La Misère des petits Etats d’Europe de l’Est (1946). En France ou en Grande Bretagne, les colonies et leurs populations n’ont jamais menacé l'existence même des États colonisateurs. En revanche, en Europe centrale et orientale, les minorités ont régulièrement mis en péril l’existence des États : c’est au nom de l’autodétermination des peuples que la Hongrie historique perd en 1918 deux tiers de son territoire et la moitié de sa population ; c’est au nom de la reconstitution de la Grande Allemagne sous l’égide du Reich que l’Autriche est annexée par Hitler en 1938 ; c’est au nom du retour de la minorité allemande au même Reich que la Tchécoslovaquie est dépecée en 1938, etc. Les attentats du 11 septembre 2001 puis de janvier 2015 ont probablement changé la donne. Sous cette lumière, un examen des peurs identitaires centre-est européennes peut s’avérer profitable.
Cette peur existentielle est une des principales raisons de la montée de l’extrême-droite dans l’entre-deux-guerres, une droite nationaliste, autoritaire, populiste et exclusive. La première loi antisémite de l’Europe est adoptée en Hongrie en 1920 (introduction à l’université d’un quota pour les juifs). Mais on pourrait citer d’autres nationalistes, germanophobes et antisémites virulents comme Roman Dmowski en Pologne ou Alexandre Stambolijski en Bulgarie. Leurs cibles à l’époque sont principalement les Allemands et les juifs mais d'autres groupes considérés comme exogènes à la nation furent également visés.
C’est cette même peur pour l’existence des nations que l’on retrouve aujourd’hui dans la bouche des leaders populistes centre-est européens. Fondée sur des faits réels ou fantasmés, elle prend la forme d’un sentiment anti-européen (l’UE qui menacerait leur souveraineté nationale), antiallemand (l’Allemagne qui leur imposerait ses décisions) ou antimusulman (les réfugiés syriens qui menaceraient une identité chrétienne convoquée de manière aléatoire, quand cela s’avère utile) qui se distribue sur l’ensemble de l’chiquer politique indépendamment du clivage gauche-droite.
Dans un discours consacré mi-septembre à la question des réfugiés, Viktor Orbán augure la « fin de l’ère libérale » en Europe et l’avènement de « l’idéologie nationale-chrétienne ». Cette nouvelle idéologie érige le principe de responsabilité en priorité absolue : « En premier lieu, nous sommes responsables envers nos enfants, ensuite envers nos parents. […] Puis viennent ceux qui vivent dans nos villages et nos villes, et seulement après, les autres ». Le libéralisme mettrait en péril « le monde que nous pouvons transmettre à nos enfants, la vieillesse dans la dignité que nous pouvons garantir à nos parents et, lorsque cela est possible, la protection que nous pouvons offrir à notre pays et à notre culture ».
Ce discours résume bien certains traits de la culture politique centre-est européenne marquée depuis la naissance des États-nations par un appel à l’honneur face à l’humiliation nationale, par un sentiment d’infériorité des « petits » toujours victimes des « grands » et par la difficulté à affronter les périodes sombres de l’histoire nationale. Il renvoie à la question de la construction de la communauté nationale et à la place réservée à l’individu dans ce processus.
Viktor Orbán définit la communauté nationale comme une famille élargie, requérant de ses membres le même respect, dévouement et amour que la morale chrétienne exige à l’égard des parents. Héritée de la Bible, cette filiation entre nation et famille est ancienne et s’imposa unanimement dès l’époque médiévale dans cet espace. Dans les langues latines et germaniques, les termes signifiant « étranger » mettent en exergue la notion du « dehors », en se construisant principalement sur les mots latins d’extraneus et de foris, tandis que dans les langues slaves, c’est la racine vieux-slave *ťuďь, le « peuple », qui s’est imposée. L’étranger y est donc le membre anonyme de cette communauté, par opposition à la famille. Avec le temps, un glissement linguistique s’est opéré entre « étranger à la famille » et « étranger à la nation ». Il en résulte une assimilation palpable entre famille et nation.
Cette manière de construire les communautés nationales explique en partie le caractère identitaire défensif, agressif et anti-pluraliste du nationalisme centre-est européen. À partir du moment où la seule volonté considérée comme légitime est celle appartenant au groupe culturellement majoritaire, l’altérité – qu’elle soit culturelle, religieuse ou ethnique – est perçue comme une menace. La peur pour l’existence même de la communauté favorise ainsi le rapprochement entre le nationalisme et les différentes formes d’autoritarismes où la cause de la collectivité ne rime pas nécessairement avec le principe universel de la liberté individuelle.
Ce qui se passe aujourd’hui en Europe centrale et orientale peut servir de piqûre de rappel à l’Europe dans son ensemble. Car les minuscules quotas des réfugiés concédés par la France ou l’Angleterre pour les années à venir montrent que l’Europe occidentale n’est pas à l’abri de la montée des peurs existentielles.
Pour sortir de cette spirale de la peur et du repli sur soi, il faudrait d’abord mener un examen de conscience critique de son propre passé et affronter les pages moins glorieuses de son histoire nationale, pour construire un rapport à soi et à l’autre davantage ancré dans la réalité. Certes, les Centre-est Européens se sentent moins responsables face aux réfugiés du Moyen-Orient qui traversent aujourd’hui leurs pays, renvoyant la balle aux anciennes puissances coloniales de l’Ouest, à leurs actions dans la région et à leur sentiment de culpabilité. Mais ils ont eux aussi leurs propres démons. En République tchèque, la question de la responsabilité de l’État dans le « transfert » de près de 2,6 millions d’Allemands organisé au lendemain de la Seconde Guerre mondiale divise toujours la société. En Pologne, Slovaquie, Croatie, Hongrie et Roumanie, la question du rôle des populations locales dans la Shoah provoque toujours de violents débats. En Hongrie, les pertes territoriales imposées par le traité de Trianon en 1920 continuent d’être qualifiés de « diktat » par la majorité des Hongrois et la révision de ce traité constitue depuis l’un des fils conducteurs de la politique extérieure de Budapest.
Assumer sa part de responsabilité dans les erreurs commises dans le passé est probablement la seule manière de dépasser les traumatismes que ces erreurs ont provoqués et qui alimentent la peur de l’autre et la victimisation de soi. Seul cet effort pourra mener à une cohabitation paisible. Conjointement, une reconnaissance des différences entre les groupes nationaux permettrait à ceux qui s’en réclament de mieux s’estimer soi-même et de retrouver un sentiment de dignité, premier pas pour devenir un citoyen épanoui et engagé.