De Bichkek, où il se trouve, David Gauzère, vice-président de l'Association des Kirghizes de France et de leurs amis, docteur en géographie humaine et sociale à l'Université Bordeaux-3, tente une analyse à chaud de la situation après le soulèvement kirghize et le renversement du gouvernement.
Dès la nomination du nouveau gouvernement provisoire à Bichkek, la course à la reconnaissance internationale a commencé. Le premier ministre intérimaire, Roza Otounbaeva, et son équipe doivent rapidement trouver des programmes et des initiatives pour séduire le peuple et inviter la communauté internationale à engager des discussions et à proposer son aide en matière de coopération, afin de sortir le pays du marasme économique actuel.
Qui sont vraiment les nouveaux maîtres de la Kirghizie ? Quelle est leur légitimité? Comment sont-ils percus par les puissances régionales et internationales?
Ce nouveau pouvoir est perçu ici comme étant «légitime». Aux yeux de l'ensemble de l'opinion, presque à l'unisson, mercredi dernier, les nouvelles instances dirigeantes kirghizes n'ont fait que reprendre à la faveur d'une révolution violente, ce que la légalité leur avait auparavant garanti lors des résultats de la dernière élection présidentielle du 23 juillet 2009 et qui leur avait ensuite été confisqué par l'ancien régime du président Bakiev. Même d'anciens membres du Parti Ak-Jol du président Bakiev, dorénavant, le reconnaissent.
Les vrais résultats du 23 juillet 2009 donnaient en effet Almazbek Atambaev, chef du parti social-démocrate de Kirghizie gagnant (52 % des voix), tandis que le président déchu, Kourmanbek Bakiev, serait arrive en troisième position. Ces résultats provenant du parti social-démocrate de Kirghizie ont été le soir-même confirmés par l'OSCE et d'autres sources indépendantes. Ce n'est ensuite qu'a partir du lendemain des élections que les tripatouillages électoraux ont commencé à la commission centrale électorale contrôlée par le régime de Bakiev (les copies des premiers résultats originaux ont toutefois été sauvegardées au siège du parti social-démocrate de Kirghizie et au bureau de l'OSCE à Bichkek. D'autres copies auraient été retrouvées au lendemain de la révolution au bureau présidentiel, au 7e étage de la Maison-Blanche et dans... la chambre du fils du président, Maksim. Le vrai vainqueur, légitime, de cette élection était donc Almazbek Atambaev et le parti social-démocrate de Kirghizie, dont de nombreux représentants forment le nouveau pouvoir actuel à Bichkek.
Qui sont justement les personnes et les forces en présence du nouveau gouvernement provisoire ?
Aujourd'hui, le nouveau pouvoir provisoire à Bichkek est detenu par une coalition de 3 partis politiques majeurs regroupes dans le Mouvement populaire uni et de plusieurs organisations politiques et non-gouvernementales, syndicales et associatives indépendantes.
Ces 3 grandes forces politiques sont :
- Le Parti social-démocrate de Kirghizie (centre-gauche) : il est le grand parti, vainqueur de la dernière élection présidentielle bafouée. Son président est Almazbek Atambaevet le premier ministre actuel, Roza Otounbaeva en est membre, comme la majorité des nouveau dirigeants
actuels.
Almazbek Atambaev (né en 1956) avait un temps, entre mars et novembre 2007, été nommé par l'ancien président Bakiev, comme signe d'ouverture après de nombreuses manifestations populaires.
Roza Otounbaeva (née en 1950) est une diplomate chevronnée. Premier ministre des Affaires étrangères après l'indépendance du pays en 1991, elle a ensuite été ambassadrice de la République kirghize à Londres. Elle est parfaitement anglophone et comprend bien l'allemand et le français.
D'autres personnalités politiques importantes dans le nouveau gouvernement provisoire proviennent de ce parti.
- Le Parti socialiste Ata Meken (socialiste) : C'est surtout son leader charismatique et francophile, Omourbek Tekebaev (né en 1958), qui le représente dans son pays et à l'étranger.
- Le Parti Ak-Choumkar (centre-droit) : ce parti est présidé par Temir Sariev (né en 1963).
Avec l'arrivée de ces personnes aux manettes de l'Etat, c'est le retour d'un régime plus libéral et ouvert a la conception européenne de la politique qui se met en place. C'est aussi la génération suivante qui marque son entrée sur la scène politique du pays (tous les dirigeants ont au minimum 7 ans de moins que le président Bakiev, parfois même 20 ans de moins). Ces forces sont enfin vraiment les seules en Kirghizie à proposer des programmes politiques.
L'ancien régime était uniquement basé sur des fidélités clientélistes, sans orientation politique précise. Il s'inscrivait en cela dans la tradition agricole et conservatrice du sud du Kirghizstan (Djalal-Abad, Och et Batken). Le nord, bien plus russifié, industrialisé, et ouvert aux idées européennes, présente davantage de candidats politiques élus ou choisis sur des idées et des programmes définis.
Le nouveau régime comprend certes des personnes issues de toutes les régions du pays, mais les
personnes du sud qui y ont fait allégeance ont souvent du accepter la rupture de leurs relations familiales et tribales traditionnelles pour mener a bien un combat politique d'idées. Aussi, leur courage doit être doublement salué aujourd'hui.
Cette révolution a été depuis le départ initiée par le peuple, frustré par tant d'injustices, de corruption, d'arbitraire et de misère sous l'ancien régime. Elle n'a, je le précise, nullement été téléguidée de l'extérieur. Au contraire, jusqu'à jeudi soir, Russie, Chine et Etats-Unis sont restés neutres, sans la moindre déclaration politique. Puis, la situation a sensiblement évolué.
- Coté russe: Des négociations pour une aide économique et humanitaire ont été engagées dès le 8 avril 2010 entre Vladimir Poutine et Roza Otounbaeva, aboutissant à une reconnaissance de facto du gouvernement provisoire par Moscou. La Russie est habituellement hostile à tout soulèvement populaire dans son pré-carré, mais elle avait, depuis la mi-février rompu les liens avec l'ancien président Bakiev, accusé d'avoir détourné les fonds russes d'aide économique alloués au pays, au profit de sa famille et de ses proches.
- Coté américain: Après avoir appris que le fils du président déchu se trouvait à Washington au moment de la révolution, le département d'Etat américain a, en revanche, clairement affirmé son soutien sans ambiguité à l'ancien régime déchu. Le contrat de construction d'une nouvelle base en dépendait. Enfoncant le clou le lendemain, l'administration américaine a décidé de geler tout contrat d'investissement américain en Kirghizie, tant que le nouveau régime ne reconnaîtra pas Maksim Bakiev comme interlocuteur indispensable dans les échanges économiques avec les Etats-Unis, annonce qui a crée l'hilarité générale à Bichkek.
- Coté chinois: La Chine, qui suit de près la situation, souhaite rester neutre et s'abstenir de toute déclaration politique (selon la vieille stratégie chinoise de non ingérence en dehors de la sphère économique et commerciale).
Cette révolution était donc avant tout populaire, spontanée. «Cette révolution est la notre, contrairement à celle de 2005», affirmaient encore d'une seule voix les gens présents ce matin sur la place Ala-Too. «Personne ne peut nous la confisquer». Il est vrai que, même si les événements en cours à Bichkek étaient depuis longtemps prévisibles, les 3 puissances régionales ont été prises de cours par leur rapidité et n'avaient préparé aucun scénario de sortie.
Pire, pour les Etats-Unis, leur absence de projection à court terme devant la situation à Bichkek et leur obstination à défendre le régime de Bakiev font qu'ils ont perdu la partie en Kirghizie face à la Russie, là ou ils auraient pu avoir l'occasion unique de parler d'une seule voix et de redorer leur image dans la région.
Le nouveau gouvernement provisoire en place à Bichkek est donc avant tout perçu comme étant «légitime». Le peuple regrette simplement qu'à défaut d'avoir été entendu par les urnes le 23 juillet 2009, il ait fallu passer par une révolution violente au prix de 97 morts et de plus de 500 blessés pour pouvoir concrétiser enfin quelques mois plus tard son choix. Une reconnaissance rapide du nouveau gouvernement intérimaire par la communauté internationale permettrait de rétablir le calendrier du droit et de la légalité à Bichkek. Elle garantirait enfin à la jeunesse, née après l'indépendance, principal acteur de cette révolution et vivier des nouvelles forces progressistes, sociales et porteuses d'espoirs et de projets qui se lèvent un peu partout dans le pays et qui refusent la politique des tribus et des clientèles, la possibilité d'un avenir commun, partage et ouvert aux propositions de chacun.