Déprimé par la crise économique, le marché des quotas de CO2 pourrait repartir l'année prochaine, en entrant dans sa troisième phase. Néanmoins, explique Stephen Lecourt, chercheur en économie du climat à Paris-Dauphine, un système d'allocation de quotas gratuit d’une grande complexité persistera, et risque d'en amenuiser les effets positifs.
Premier mécanisme d’ampleur d’échange de quotas de CO2, le marché européen du carbone est couvre environ 40% des émissions européennes de ce gaz (soit un peu plus de 2 milliards de tonnes en 2008). Implémenté en 2005, il est considéré comme l’instrument principal de la politique climatique de l’Europe, il contribue de ce fait à l’atteinte des objectifs Kyoto de réduction des émissions en 2012 (moins 8% par rapport au niveau de 1990), ainsi qu’à ceux de la stratégie Energie 2020 (moins 20% par rapport au niveau de 1990).
Mais le marasme économique dans lequel est plongée l’Europe depuis 2009 a provoqué, sur le marché européen du CO2, la chute du prix du quota. L’ouverture de la 3e phase (2013-2020) laisse espérer un renversement de tendance grâce à l’introduction de nouvelles règles.
La mise aux enchères des quotas d’émissions sera instituée comme mode d’allocation par défaut afin d’appliquer, aux industriels, le principe pollueur-payeur. Ce changement de méthodologie a, à raison, fortement retenu l’attention puisqu’il signe la fin du mode d’allocation – décrié – instauré en 2005 : le grandfathering. De fait, les acteurs concernés, ceux dont l’activité est la production d’électricité, devront à partir de cette date payer leurs émissions dès leur première tonne émise, et ce tout au long de la 3e phase. Leur allocation gratuite de quotas passe donc d’un niveau qui était fonction de leurs émissions historiques de référence, à zéro.
Peu d’attention a néanmoins été accordée aux autres acteurs (ceux dont les activités représentent pourtant un tiers des émissions du marché) qui continueront de recevoir gratuitement des quotas d’émissions: les industries extractives et manufacturières. Et pour cause, les montants à allouer gratuitement sont toujours en cours de détermination au niveau de la Commission européenne, selon un processus long et complexe, le benchmarking (allocation basée sur une intensité CO2 de référence commune), qui remplace le grandfathering (allocation basée sur un niveau d’émissions historiques de référence propre à chaque installation).
Si ces industries, contrairement aux électriciens, auront le privilège de quotas gratuits, ce dernier n’aura cours que pendant une période transitoire jusqu’en 2027 (c'est-à-dire au délà de la 3e phase) durant laquelle l’allocation gratuite sera décroissante. Cette période doit permettre aux industriels de se préparer à la future non-gratuité des quotas et vise à engager davantage les industries non-électriques dans l’effort de réduction des émissions. De plus, le montant qui leur sera alloué sera déterminé sur la base d’un critère d’intensité CO2, appelé benchmark. Ainsi les installations plus performantes que le benchmark se verront allouer plus de quotas que leur activité n’implique d’émissions, et inversement. Ce nouveau mécanisme d’allocation permet donc de redistribuer la valeur carbone vers les installations les plus efficaces, et d’inciter la transition vers des technologies plus propres.
La Phase 3 s’annonce donc comme radicalement différente des deux premières : le niveau maximum des émissions (ou cap) diminue linéairement chaque année, et seulement un tiers des quotas, environ, sera alloué gratuitement sur la base des benchmarks. Cela devrait renforcer la contrainte et ainsi relever, comme souhaité par de nombreux industriels, les niveaux du prix du quota qui inhibent tout investissement de long terme dans des technologies propres.
Cependant, à y regarder de plus près, l’allocation gratuite risque d’être moins transitoire qu’initialement anticipé. En effet, une dérogation a été introduite pour les installations dont la production concerne des produits dits sujets à fuite de carbone, c'est-à-dire dont la production sur le sol européen serait menacée par l’introduction d’un coût carbone qui la ferait se déplacer vers des contrées moins contraignantes du point de vue environnemental. Cette dérogation permet aux installations concernées de ne pas voir leur allocation gratuite diminuer sur l’ensemble de la Phase 3. Or, c’est là que le bât blesse, une grande majorité des installations non-électriques vont bénéficier de cette dérogation, mettant de ce fait un sérieux coup d’arrêt à l’aspect décroissant de l’allocation gratuite sur la période 2013-27.
Pire, le spectre de la sur-allocation (allocation de quotas supérieure aux émissions vérifiées), fléau des deux premières phases, pourrait pointer à nouveau le bout de son nez. La seconde limitation vient de la méthodologie définissant le montant d’allocation gratuite pour chaque installation concernée. Ce dernier est en effet proportionnel, non plus à ses émissions historiques (comme dans le cas du grandfathering), mais à son niveau de production historique propre, qui est ensuite converti en montant de quotas via sa multiplication par le benchmark commun. Donc, si d’une part, la dimension efficacité CO2 est intégrée dans le mode d’allocation (grâce à l’utilisation des benchmarks), de l’autre, la dimension historique que l’on pensait disparue avec le grandfathering, réapparait dans le niveau de production. Or ce niveau de production de référence est à choisir, d’après les textes de la Commission Européenne, parmi les plus hauts de la période 2005-2010. Ainsi les montants gratuits de quotas, pour 2013 et au-delà, sont déterminés à partir des niveaux d’activités précédents la crise économique, et ne tiennent donc pas compte de la conjoncture actuelle. Les effets de la récession se faisant, encore aujourd’hui, toujours plus prégnants sur l’activité industrielle européenne, il en résulte que les installations verront une plus grande part de leur émissions de 2013 couverte par leur allocation (basée sur leur activité d’avant la crise), voire que certaines, moins efficaces que les benchmarks, se retrouvent sur-allouées (1).
En conclusion, dans un souci de concilier une augmentation de la contrainte carbone sur les secteurs non-électriques tout les préservant de la concurrence internationale, la Commission européenne a accouché d’un système d’allocation de quotas gratuit d’une grande complexité. Cependant, son efficacité risque d’être amenuisée du fait de son non-ajustement à l’environnement économique actuel.
(1) Prenons une installation fictive dont l’intensité CO2 est 0,9t CO2/unité de production (par exemple le clinker, élément essentiel dans la production du ciment). Le benchmark pour la production de clinker a été fixé, après consultation au niveau européen, à 0,766 tCO2/t de clinker. Cette installation, moins efficace que le benchmark, recevra donc moins de quotas gratuits que son activité n’entraîne d’émissions, la forçant soit à les réduire (abattement), soit à acheter des quotas. Supposons que son niveau d’activité de référence, soit 10 000 tonnes de clinker, l’installation recevra gratuitement 7 660 quotas en 2013 ; soit moins que les 9 000 tonnes émises à supposer que son niveau activité en 2013 reste constant à 10 000 tonnes. Ce résultat correspond au principe de ce nouveau mode d’allocation : les installations moins efficaces que le benchmark sont a priori sous-allouées. Néanmoins, la crise économique a entraîné une forte chute de la production de ciment. L’installation fictive peut avoir vu son niveau de production chuter de moitié en 2009. De plus le contexte économique actuel ne laisse pas envisager un rattrapage du niveau de production pré-crise avant plusieurs années. Supposons que la production de cette installation fictive atteigne 6 000 tonnes de clinker en 2013, l’installation n’émettra que 5 400 tonnes de CO2 tandis qu’elle recevra toujours les 7 660 quotas issus de son niveau de production de référence multiplié par la valeur du benchmark. C’est là où la dimension historique du mode d’allocation par benchmark saute aux yeux : une installation moins efficace que le benchmark peut se retrouver sur-allouée en quotas en 2013 du fait à la fois de la crise économique et de la rigidité des règles d’allocation qui n’en tiennent pas compte.