Billet de blog 10 septembre 2015

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Révolte des éleveurs : la grande surprise sans alternative ?

Diane Giorgis, ingénieure de recherche au sein de l'école d'agronomie Agrocampus Ouest à Rennes, dans le laboratoire Sciences Humaines et Territoires, qui émane de l'UMR du CNRS ESO (Espaces et Sociétés) pose un regard sur les mouvements qui soulèvent les éleveurs depuis quelques mois en France et propose un « retour sur l'entêtement dans un système morbide alors même que des solutions alternatives viables, vivables et durables existent ».

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Diane Giorgis, ingénieure de recherche au sein de l'école d'agronomie Agrocampus Ouest à Rennes, dans le laboratoire Sciences Humaines et Territoires, qui émane de l'UMR du CNRS ESO (Espaces et Sociétés) pose un regard sur les mouvements qui soulèvent les éleveurs depuis quelques mois en France et propose un « retour sur l'entêtement dans un système morbide alors même que des solutions alternatives viables, vivables et durables existent ».


Après les éleveurs de volailles et de porcs, après les légumiers finistériens, les éleveurs bovins et laitiers manifestent depuis plus d'un mois contre la baisse du prix de la viande sur le marché. La « candeur » de ces éleveurs, de la Fédération Nationale des Syndicats d'Exploitants Agricoles (FNSEA), le syndicat agricole majoritaire, et des politiques qui s'obstinent à trouver des solutions dans le compromis avec la Grande Distribution, ne peut que nous étonner : la situation actuelle n'est pas nouvelle et était pourtant prévisible. Retour sur l'entêtement dans un système morbide alors même que des solutions alternatives viables, vivables et durables existent.

Agrandissements et spécialisation des fermes et des territoires

Les exploitations agricoles françaises ne cessent de se spécialiser et de s'agrandir depuis le milieu du XX ème siècle. D'une agriculture paysanne, diversifiée et vivrière, le paysage agricole français s'est transformé en une agriculture familiale spécialisée, avec des surfaces d'exploitations agricoles plus grandes et moins de travailleurs. Le mécanisme des aides PAC, les prêts accordés par les banques et les aides à la mécanisation ou à l'investissement proposés pour la profession agricole sont les principaux moteurs de ce phénomène. L'organisation des filières a également contribué à une relative spécialisation des territoires agricoles. Dynamisant des zones rurales prometteuses (Beauce, Marne, Bretagne...) et reléguant les zones « difficiles » (montagnes, zones à forte déprise agricole) dans le rang des petites agricultures en difficulté, cette spécialisation agricole génère de fortes inégalités entre les territoires et les exploitations agricoles.

Contrairement à la communication faite sur ces systèmes, ils ne produisent pas de mieux être chez les agriculteurs : augmentation du stress, de l'exposition à des produits nocifs, diminution du niveau de vie, augmentation du sur-endettement et isolement social sont le lot de nombreux agriculteurs français, pourtant à la tête de « grandes exploitations ». Ce phénomène est également allé de pair avec une modification des circuits de commercialisation et une orientation de ceux-ci vers un réseau de filières qui alimentent la Grande Distribution.

Commercialisation en Grande Distribution : où commence le modèle d'intégration et où finit l'autonomie de l'agriculture et le mythe du « Chef d'exploitation »

80 % des producteurs vendent leurs produits en circuit long (soit incluant plus d'un intermédiaire entre le producteur et le consommateur). Ces filières longues structurent le réseau et permettent de redistribuer les produits alimentaires à grande échelle, via les antennes de la Grande Distribution (coopératives laitières, grandes surfaces etc.). Face à ces géants commerciaux, les agriculteurs (bien que structurés en syndicats, réseaux et coopératives), se sont progressivement retrouvés dépossédés à la fois de leur maîtrise du prix de vente et de la valeur ajoutée de leur production : celle-ci étant captée par les industries agroalimentaires et les enseignes de Grande Distribution qui transforment la matière première et revendent ensuite les produits transformés.

Cette structuration en filière longue marche main dans la main avec l'ouverture sur le Marché International et la mise en concurrence des structures agricoles, qui imposent aux fermes de toute la planète de toujours plus baisser le prix des produits. La baisse du coût des produits agricoles ne peut s'obtenir qu'en s'agrandissant à outrance, en augmentant les rendements, en réduisant le coût de la main d'oeuvre ou en diminuant la rémunération du chef d'exploitation.

L'agrandissement nécessite un fort apport en capital et, dans une certaine mesure, une concentration des animaux et des moyens de production : il ne sera accessible qu'à une minorité d'exploitations, qui absorberont les autres, en reléguant les considérations environnementales et sanitaires aux oubliettes. Nous en avons l'exemple avec les diverses fermes-usines qui voient le jour en France et dans le reste du monde. L'augmentation des rendements n'est possible que jusqu'à un certain seuil, impliquant ici aussi la concentration des animaux et la dépendance de l'exploitation vis-à-vis des distributeurs de compléments alimentaires (produits également par l'agro-industrie, à base de matières première, comme le soja, importées d'Amérique Latine et produites de façon environnementalement et socialement plus que critiquable). La réduction du coût de la main d'oeuvre n'est possible, en France, qu'en délocalisant la production (en achetant des terres à l'Est par exemple) ou en exploitant de la main d'oeuvre étrangère à bas prix, parfois dans des conditions sanitaires et sociales proches de l'esclavage. Mais la baisse du coût des produits agricoles se traduit le plus souvent par la baisse, voire la suppression de la rémunération des chefs d'exploitation, et c'est bien pour cela que les éleveurs manifestent.

La mise en concurrence sur le Marché Mondial a également introduit le mécanisme de la spéculation financière dans les logiques des exploitations agricoles. Dépendantes des prix des matières premières pour les compléments alimentaires, les fermes sont de plus en plus soumises à la pression des prix fluctuants de ces matières premières. Comment alors baisser de façon viable et sans risque les coûts de production si le coût de la matière première peut varier du simple au double dans une année ? Ce sont pourtant les mêmes géants agro-industriels, côtés en bourse, qui font varier plus ou moins artificiellement le prix de ces matières premières et qui imposent une baisse toujours plus importante du coût de production.

Peut-on encore parler de chef d'exploitation quand l'agriculteur ne maîtrise plus ni ses coûts de production, ni son prix de vente, ni l'endettement et la structure financière de son entreprise, ni son temps de travail, ni même sa propre rémunération ? L'agrandissement, la spécialisation, l'accroissement des inégalités, la prolétarisation et la dépendance au Marché : on retrouve ici les stigmates de l'industrialisation et de la financiarisation issues du vent néolibéral qui souffle sur notre société mondiale. Les agriculteurs et leurs animaux sont en passe de se transformer en simples outils, rouages intégrés dans un système financier mondial, où les consommateurs, eux aussi ne sont pris en compte que comme de simples éléments de l'équation et où tout est remplaçable, interchangeable ou supprimable en cas d'inutilité ou d'inefficacité économique. Mais ces transformations, si elles ont été anticipées et auraient pu être évitées (voir la bibliographie des auteurs Pierre Rabhi, Claude Bourguignon, Purseigle, François Van der Ploeg Jan, ainsi que les films de Marie-Monique Robin ou Coline Serrau), sont pour le moment encore rattrapables.

Produire et consommer localement : source d'emplois stables et de revenu viable

Loin de moi le regard nostalgique vers un passé idéalisé (le traditionnel adage « c'était mieux avant »). La mécanisation de l'agriculture et la structuration en filières ont permis de nombreuses avancées économiques et sociales pour le monde agricole et la société en général. Cependant, il faut savoir regarder avec lucidité les dysfonctionnement du système actuel : les inégalités toujours croissantes et la prolétarisation progressive des agriculteurs d'une part, et les problèmes de « malbouffe », d'environnement et de santé publique d'autre part. Nous devons ne pas nier ces mécanismes qui conduiront, inexorablement, à la maîtrise de la souveraineté alimentaire des pays et des citoyens par le Marché Financier et ses grandes structures aveugles à force d'être géantes. Des solutions modernes et viables existent et sont expérimentées partout en France et dans le Monde. Elles nécessitent de revisiter le fonctionnement des mondes agricoles et les rapports entre agriculteurs et non-agriculteurs, de s'organiser collectivement et ne se mettent pas en place en un claquement de doigts, mais constituent de réelles alternatives au modèle d'industrialisation dominant le secteur agricole.

Outre la mise en place de systèmes de régulation du Marché mondial des matières premières agricoles, la mise en place et le soutien des circuits courts, ainsi que l'adoption, par les agriculteurs de systèmes agricoles diversifiés, locaux et basés sur les ressources propres du territoire  seraient des moteurs efficaces d'une transition vers un modèle résilient au niveau environnemental mais également au niveau social. Ces divers systèmes et formes de coopération sont connus pour structurer les liens territoriaux et créer de l'emploi et des richesses qui circulent sur les territoires, au lieu de partir vers les marchés financiers.

Les emplois, les liens et les filières locales créés par la commercialisation en vente directe et les systèmes diversifiés sont durables et les paysans retrouvent la maîtrise de leur production et de sa valorisation. Ces systèmes encouragent également la coopération territoriale et les installations collectives, qui permettent souvent de produire de la valeur ajoutée dans les fermes (en initiant un atelier de transformation, en installant un paysan-boulanger etc...), ainsi que d'apporter une flexibilité du travail et une diminution des astreintes liées à l'élevage. Sans investir dans un robot de traite (très onéreux), les associés peuvent se répartir les traites et les week end de garde par exemple. Enfin, ces systèmes ne sont pas exempts de solidarité et la mobilisation des acteurs permet de faire émerger des solutions durables d'accès à une alimentation saine par les populations défavorisées, ce que ne permettent absolument pas les systèmes de grande distribution, qui laissent aux populations défavorisées les miettes du système global, c'est à dire, la pire alimentation qui soit et la sous - alimentation.

Enfin, les systèmes locaux de vente directe et les systèmes solidaires d'échange et de commerce permettent aux citoyens et aux paysans de reprendre en main leur alimentation, leur impact sur la société et sur le monde et la gestion de leur activité. Suivons ensemble un proverbe plein de bon sens : ne mettons pas tous nos œufs dans le même panier, ou alors, ne nous étonnons pas de rentrer chez nous avec une omelette !

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