Le 10 novembre 1995, neuf hommes étaient exécutés au Nigeria pour avoir demandé réparation de la pollution pétrolière de leur région.
Quinze ans après, constate Francis Perrin, vice-président d'Amnesty International France, le déséquilibre des pouvoirs entre les Etats des pays en développements et les entreprises rend nécessaire le contrôle des activités à l'étranger des multinationales (lire ci-dessous). Tandis que Bernard Pinaud (CCFD-Terre Solidaire), William Bourdon (Sherpa), Martine Laplante (Les Amis de la Terre France), Jean-Paul Sornay (Peuples Solidaires) et Bernard Salamand (Centre de Recherche et d'Information pour le Développement) veulent faire du 10 novembre «la première Journée européenne contre l'impunité des multinationales» (lire ici).
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La récente marée noire dans le golfe du Mexique a engendré des dommages environnementaux considérables et dévasté la vie de dizaines de milliers de personnes dans les États qui bordent le golfe. La réaction de la population a été sans surprise. Des pressions ont été exercées sur BP et sur le gouvernement fédéral pour stopper la fuite au plus vite, circonscrire les dégâts et nettoyer la zone polluée, verser des compensations financières et obliger l'entreprise concernée à rendre des comptes.
En revanche, au Nigeria, il y a 15 ans, neuf hommes –dont l'écrivain et défenseur des droits humains Ken Saro-Wiwa– ont été exécutés pour avoir formulé des requêtes analogues, après des décennies de pollution pétrolière dans le delta du Niger. Si le régime militaire qui a ordonné l'exécution de Ken Saro-Wiwa a pris fin, les répercussions environnementales négatives des activités pétrolières et gazières sont hélas toujours d'actualité. Les revendications des populations et des militants, à savoir la diffusion d'informations, la mise en place de systèmes indépendants chargés de la dépollution et du versement d'indemnités et l'obligation de rendre des comptes pour les compagnies pétrolières, sont encore, pour la plupart, rejetées par le gouvernement et par l'industrie au prétexte qu'elles sont inutiles ou irréalisables.
Le contraste entre la gestion des deux situations, dans le golfe du Mexique et dans le delta du Niger, est des plus frappants.
Dans le delta du Niger, où la majorité des habitants dépend de la pêche et de l'agriculture pour vivre et se nourrir, et où nombre d'entre eux puisent l'eau dans les rivières et les ruisseaux, il n'existe aucun contrôle de la sécurité alimentaire, des conséquences sur la santé ou la qualité de l'eau, et ce, malgré des milliers de déversements d'hydrocarbures signalés sur plus d'un demi-siècle.
Les compagnies, dont Shell, principal exploitant à terre, ont la mainmise sur le système d'enquêtes relatif aux déversements pétroliers ainsi que sur les procédures d'indemnisation, et font preuve d'un manque de transparence à l'origine de nombreux conflits avec les communautés locales.
La dépollution est souvent retardée et insuffisante. Les contrôles réglementaires sont au mieux théoriques. Le gouvernement brille par son absence, à l'exception du déploiement d'une force militaire qui protège les activités pétrolières. Pour bien des habitants, le contraste entre les actions du gouvernement visant à protéger l'industrie pétrolière et la quasi-absence de mesures prises pour défendre leurs droits renforce le sentiment que le gouvernement prend le parti des compagnies pétrolières, quels que soient les dégâts occasionnés.
Le gouvernement américain a essuyé des critiques quant à sa gestion de la marée noire causée par BP et certaines d'entre elles pourraient bien être justifiées ; mais, pour Amnesty International et les organismes qui examinent à la loupe les activités des compagnies pétrolières, notamment dans les pays en développement, si imparfaite qu'ait pu être la réponse apportée à cette catastrophe, elle a au moins le mérite d'indiquer la marche à suivre. Les gouvernements se doivent d'intervenir, de veiller à ce que les compagnies concernées agissent rapidement et à ce qu'elles aient des comptes à rendre.
Dans le delta du Niger, les compagnies pétrolières font valoir pour leur défense, sans que ces arguments ne soient réellement passés au crible, que la plupart des déversements de pétrole sont dus à des actes de sabotage ou sont le fait des populations elles-mêmes. Des chiffres sont avancés, selon lesquels 90 % des déversements sont dus au sabotage, et emportent l'adhésion tacite des organismes de surveillance qui, parfois, ne se rendent même pas sur les sites pollués. Il ne fait aucun doute que les sabotages et la violence constituent aujourd'hui de graves problèmes dans le delta du Niger, mais affirmer qu'ils sont à l'origine de 90 % des déversements n'est absolument pas crédible, alors même que les compagnies exercent un véritable contrôle sur le système d'enquêtes et qu'elles sont donc à la fois juges et parties.
Le gouvernement du Nigeria a été critiqué à juste titre pour son ahurissant manque de détermination à protéger ses citoyens. Cet abandon est d'une importance capitale car il serait étonnant que les compagnies pétrolières changent spontanément leurs comportements et cessent d'esquiver leurs responsabilités dès qu'elles le peuvent et de se soustraire à leurs obligations et aux contrôles - tout en publiant de beaux rapports qui mettent en évidence tout ce qu'elles apportent au Nigeria.
Se trouve-t-il quelqu'un pour penser que BP aurait géré la lutte contre la marée noire dans le golfe du Mexique en accordant aux intérêts humains et environnementaux autant de poids qu'à ceux de l'entreprise, si elle n'y avait pas été contrainte ? Non, à l'évidence. Il a fallu que BP y soit acculée par les pressions de l'administration Obama, du Congrès des Etats-Unis, des médias et de l'opinion publique.
Cependant, rares sont les gouvernements qui, à l'instar des États-Unis, ont le pouvoir d'amener une multinationale aussi puissante que BP à s'expliquer sur ses agissements et sont en mesure d'exiger informations, actions et responsabilisation. Dans les pays en voie de développement, on constate bien souvent un flagrant déséquilibre des pouvoirs entre les entreprises et l'État et un désintérêt des gouvernements pour la protection des droits de leurs ressortissants face à l'attrait de la manne pétrolière.
Le système de responsabilisation des entreprises est frappé au coin de l'arbitraire, en fonction de la zone géographique touchée par leurs activités. Cela ne peut plus durer. Une partie de la solution consiste à mettre sur pied des cadres réglementaires qui autorisent l'État accueillant le siège social d'une entreprise à exiger qu'elle prenne des mesures visant à prévenir les atteintes à l'environnement et aux droits humains qui résultent directement de ses activités à l'étranger et à y remédier. Il convient également de favoriser une plus grande transparence quant aux liens forts et parfois troubles qu'entretiennent États et grandes entreprises.
Les entreprises, les chambres de commerce, les lobbyistes du monde des affaires et les responsables politiques, qui leur prêtent souvent une oreille attentive, s'opposent avec véhémence à cette position. Ils font l'apologie de l'autorégulation, de l'information volontaire et de la «responsabilité sociale des entreprises» qui, dans la pratique, s'apparente souvent à une stratégie déguisée de relations publiques.
Ken Saro-Wiwa a été exécuté il y a 15 ans déjà et force est de constater que les avancées demeurent bien mineures. En dépit du tollé international provoqué par sa mort, les compagnies pétrolières ne se sont guère efforcées de faire évoluer de façon très significative leurs activités d'exploitation dans le delta du Niger. D'ailleurs, pourquoi le feraient-elles si aucun pouvoir ne les y oblige ?
Le fait est que les entreprises ne s'autorégulent pas, elles adoptent un comportement en fonction du niveau de contrôle imposé par les gouvernements et par les sociétés au sein desquelles elles exercent leurs activités. Elles n'améliorent durablement leurs pratiques que si elles y sont contraintes.