Derrière «l'obsession collective pour la fonction élective suprême», l'historien Pierre Cornu décèle les traces d'une volonté destructrice: «en jouant le jeu de la présidentielle de manière passionnée et désespérée, le corps civique pousse en effet les puissants à assumer au grand jour la violence cachée de l'exercice de la domination, jusqu'au point de rupture».
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En crise économique depuis la fin du modèle industrialiste dans les années 1970, en crise sociale depuis l'installation du chômage de masse dans les années 1980, en crise morale depuis l'échec de la restructuration de l'État-Providence et l'explosion des inégalités dans les années 1990, la société française est revenue de tout, sauf de sa passion pour la dramaturgie politique. Et depuis 2002, elle fait de chaque élection présidentielle un drame collectif que les pays voisins considèrent avec un mélange de fascination et de dégoût. Ici, pas de ces politiciens passe-muraille dont les démocraties parlementaires se contentent, mais des tribuns, des caractères, des héros, tout entiers accaparés par la conquête du pouvoir et du palais qui en matérialise la jouissance. Sa façade est lézardée, la devise inscrite sur son fronton est devenue illisible, mais la passion demeure, aveugle et sourde à toute raison.
Que l'on considère, en effet, à quelle situation a mené cette obsession collective pour la fonction élective suprême: ceux qui ont en charge le devenir de la cité, et le premier d'entre eux pis que tous les autres, ne s'occupent que d'intrigues et d'intérêts sordides; ceux qui auraient vocation à défendre le bien commun restent dans l'indécision, les querelles intestines ou le découragement; et les agitateurs de passions mauvaises, encouragés par l'industrie du spectacle, occupent la place publique et affolent les esprits. Les plaies de la dernière élection sont à peine cicatrisées que déjà, sous l'impulsion d'un président qui n'a jamais cessé d'être en campagne (et qui, à vrai dire, ne sait faire que cela), les acteurs se préparent pour une nouvelle représentation. Avec, pour convaincre l'électeur désabusé, toujours plus de peur et de haine de l'autre; et pour défendre la raison d'État, toujours plus de déraison. De fait, tout est en place pour que 2012 soit un désastre encore plus complet que 2002 et 2007. Est-il encore possible de l'empêcher ?
Crise politique, crise totale
Pour cela, il est nécessaire de s'extraire un instant de la fascination pour le spectacle en cours, et d'en penser les conditions de production et l'univers de signification. Non pas avec les arguments habituels du commentaire politique, qui ne servent généralement qu'à rationaliser l'irrationnel et à justifier l'injustifiable, mais en s'efforçant, par la distanciation, de comprendre comme un tout les modes de régulation et le monde symbolique en crise de cette société malade. Avec l'hypothèse que le théâtre politique ne se comprend pas de manière isolée, mais comme la révélation d'une totalité, qui est la vie sociale elle-même; la vie sociale d'un pays qui ne veut pas renoncer à une certaine idée du vivre-ensemble, fondée sur des principes égalitaires et redistributifs, et qui ne sait comment faire pour en adapter le modèle au siècle de la globalisation.
Une hypothèse de type anthropologique, donc, que l'on peut croiser avec une hypothèse de type historique: celle que l'événement politique que constitue une élection présidentielle ne se comprend pas dans son instantanéité, mais qu'il convient de le replacer dans la dynamique temporelle à laquelle il appartient, et qui est celle de la douloureuse sortie de l'État-nation industriel et de l'invention tâtonnante d'une connexion au monde qui, pour le peuple héritier de l'idéal révolutionnaire de souveraineté populaire, ne soit pas une aliénation de toutes choses au marché et l'alignement des non-privilégiés sur la condition la plus basse du salariat globalisé. Une dynamique dans laquelle l'État, sa rationalité propre, sa puissance symbolique, constituent à la fois le problème et la solution. D'où la dimension dramatique de l'élection présidentielle: moment de la reproduction du pouvoir, elle est aussi celui de sa possible destruction, et de la création, sur ses ruines, soit de nouvelles institutions capables de donner forme et direction aux aspirations du peuple souverain, soit d'une machine oppressive faisant table rase de ces dernières. Toute la question étant de savoir si la dérive réactionnaire du pouvoir depuis 2002 constitue une entreprise de destruction des principes de souveraineté populaire par des élites néoconservatrices qui ne voient plus d'intérêt à entretenir un quelconque contrat social, ou s'il s'agit au contraire d'un processus de destruction du pouvoir de ces élites par leur propre orgueil, encouragé par les apparences de la soumission de l'électorat à leur triomphe.
Ainsi, la répétition des crises politiques depuis 2002 n'est-elle pas forcément le signe d'une incapacité de la société française à se prendre en main et à effectuer un choix dans ce contexte douloureux. On peut en effet l'analyser au contraire comme le processus par lequel cette société fragmentée, pour l'heure incapable de produire une énergie collective positive, tente par une soumission apparente à la fatalité historique et à l'ordre symbolique, d'imposer à ses élites un choix dont ces dernières, étourdies par le succès apparent de la restauration contre-révolutionnaire, ne soupçonnent pas la finalité. En jouant le jeu de l'«élection suprême» de manière passionnée et désespérée, le corps civique pousse en effet les puissants à assumer au grand jour la violence cachée de l'exercice de la domination, jusqu'au point de rupture. Comme s'il voulait faire basculer dans le néant les institutions politiques obsolètes et les jeux de pouvoir opaques qui entravent ses efforts d'adaptation au monde.
Les acteurs du théâtre politique croient jouer et se jouer du public; mais le public, lui, est toujours sérieux. Il ne veut pas seulement faire tomber les masques, mais également les têtes. Ce pourquoi il importe de penser le spectacle non comme un texte pré-écrit et simplement proposé à l'édification des foules par le truchement de techniciens du jeu politique et de la compassion factice, mais comme un drame co-élaboré par la totalité sociale, comme un spectacle social total engageant à la fois les institutions et l'univers symbolique en crise de ce pays.
Misère des acteurs, puissance de la dramaturgie
Quelle est donc, pour l'heure, la dramaturgie répétée dans les coulisses et promue dans les journaux? À l'évidence, c'est une noire tragédie que l'on prépare, exposant les passions les plus viles et les desseins les plus noirs. Une crise morale a sa propre logique, qui exige d'aller au bout de la mise à nu, jusqu'à l'écorché même. S'il ne reste qu'une chose du christianisme dans le théâtre politique, en effet, c'est bien la tradition du chemin de croix et de la passion. Mais le théâtre, comme la politique, a des origines plus anciennes encore, dans l'Antiquité païenne. Ainsi, suivant les règles du théâtre antique, la pièce de l'élection présidentielle met-elle en scène quelques héros tragiques, frêles acteurs dotés de masques formidables, et un chœur aux passions ambiguës, qui tout à la fois se reconnaît dans leur destin et qui se repait du spectacle de leurs souffrances. Et comme dans le modèle de la tragédie antique ou shakespearienne, elle aussi nourrie d'un univers symbolique polythéiste, tout est fait pour que le pire advienne, sous le regard des dieux courroucés.
De fait, dans ce processus d'autodestruction des institutions démocratiques françaises, on ne peut que constater la obsédé par l'identité, il produit une schizophrénie mortifère. Il faut décidément que la pièce aille à son terme, vers la résolution des tensions accumulées. Au risque que la tragédie engendre la tragédie, et que ne meure, dans ces trop longues convulsions, la flamme fragile de l'humanisme démocratique.
Sortir de la fatalité
Comment, à la lumière de ces analyses, conjurer le désastre annoncé? Non pas en dénonçant vertueusement son irrationalité et ses dangers bien réels, mais en cherchant à penser à la fois avec rigueur et empathie la souffrance collective dont il témoigne, pour proposer au corps civique une autre issue que la purification par le néant. Même décrépit, même trahi par ses pensionnaires, le théâtre politique français demeure l'héritier d'une puissance d'évocation sans pareille, capable de mobiliser des énergies collectives impressionnantes. En penser l'économie symbolique, c'est se rendre capable, peut-être, d'en refonder le répertoire et la langue. Car il n'est pas vrai que le corps civique français soit prêt à abandonner sa souveraineté et les principes hérités du siècle des révolutions au premier aventurier politique venu, et il n'est pas vrai non plus que tout soit corrompu ou irréformable dans la république. Les Français n'ont pas davantage que tout autre peuple le goût de l'auto-flagellation et du malheur collectif. Et si le chœur des citoyens accepte de rejouer pour la troisième fois le drame d'une élection présidentielle vouée au désastre, c'est sans doute parce que la tragédie lui paraît, en l'état actuel des choses, le seul moyen de résoudre les tensions à l'œuvre.
La raison ne peut pas grand-chose contre la puissance des émotions collectives, et la science n'a pas de remèdes contre l'iniquité. Mais l'intelligence collective, celle qui irrigue la vie sociale et s'exprime en mots et en actes indissociables, n'est pas seulement rationnelle, elle est aussi symbolique; et pourvu qu'elle ne cède pas, elle aussi, à la tentation du désespoir et du repli, elle est capable de réécrire la pièce et de lui donner, peut-être, une autre fin. Car la fatalité, elle aussi, est une fiction théâtrale dont il faut savoir sortir.
(Article republié samedi 12 mars à 15h00 après quelques légères modifications.)