Trois mois après le séisme qui a ravagé les côtes du Chili, Alfredo Pena-Vega, éco sociologue et Michel Grappe, pédopsychiatre, ont pu constater, au cours d'une mission scientifique, que les Chiliens subissent encore ce drame qu'ils vivent si souvent.-------------------

27 février 2010, un samedi : le tremblement de terre a lieu à 3h47 heures du matin, d'une force de 8,8 sur l'échelle de Richter et d'une durée exceptionnellement longue de trois minutes. Quatre heures du matin : plus de téléphone, plus de communications, plus de lumières. Un tremblement de terre nocturne produit un moment une forme de solitude spéciale, quand le monde n'enveloppe plus le vivant.
Toute la région de Concepcion et de Talca (centre du Chili) est durement touchée, les dégâts sont moindres à Santiago. Pendant les quatre jours qui suivent, 469 répliques, dont un grand nombre d'une magnitude située au dessus de 6,6. Les populations ne savaient plus s'il fallait rester dehors, ou rentrer.
Par son vacarme, son atteinte à la base de la verticalité humaine, un tremblement de terre ébranle aussi l'assise psychologique de l'homme, dont l'épouvante est alors très spécifique, fondamentale. L'épicentre, proche de Concepcion, est situé à 35 kilomètres de profondeur, et non pas à douze, comme en Haïti. Les secousses sont donc plus amples, moins dangereuses, mais particulièrement terrifiantes. Le nombre de morts s'élève à 541, un chiffre faible au vu du degré de destruction et de la hauteur des vagues en certains endroits. Un paramètre explique en partie ce chiffre : c'était un samedi aux aurores, un horaire de faible activité.
Les inondations de Vendée ont effacé le séisme chilien
En France, nos écrans, et sans doute notre horizon de perception, était saturé d'images terribles, et de témoignages tragiques de cette dernière catastrophe. Puis les terribles inondations dans le littoral vendéen et charentais ont pris toute la place et ont noyé pour les Français ce qui arriva ensuite le long des côtes chiliennes : quatre vagues d'un tsunami qui a emporté de nombreux civils et effondré toute la région côtière du centre.
Peut-être aussi que le Chili, ce pays du bout du monde, cet espace long de plus 4000 kilomètres, d'une largeur d'une centaine de kilomètres bordé par la Cordillère des Andes et l'océan Pacifique, parsemé de nombreux volcans et victime de séismes fréquents et puissants, est un pays supposé avoir acquis, comme au Japon, une culture de la prévention? Mais la caractéristique première d'une catastrophe est qu'elle apparaît toujours comme imprévue et insoutenable. Nul groupe, nulle conscience ne s'habitue à ce qui peut le détruire, dans le fracas, et la violence des choses matérielles animées soudain d'une mobilité aveugle et destructrice. En fait, ce sont les spectateurs lointains qui se lassent d'une même histoire dont ils connaissent les images prévisibles, et dont nulle épouvante physique ne réveille l'ennui.
Un séjour au Chili avec quelques Français nous a réveillés. A la mi-mai, un congrès de chercheurs pluridisciplinaires sur les catastrophes et une enquête de terrain sur les lieux du séisme ont été organisés par le Centre Edgar Morin, en collaboration avec l'Université de Santiago et le soutien de l'Ambassade de France au Chili. Les entretiens avec les habitants et les intervenants de terrain nous ont fait mesurer l'ampleur de ce qui s'est passé, invisible vue de France. Le contexte du séisme financier international, rappelant celui qui a eu lieu au Chili il y a peu, semble à la fois oblitérer mais aussi, comme dans un conte déjà écrit, donner une sorte d'horizon de compréhension archaïque et inquiétante au cataclysme. On peut le dire : tout bouge en ce moment.
Un horizon bouché malgré la solidarité
Sur le terrain, les gens survivent avec ce courage formidable et pragmatique de ceux qui ont échappé au pire. Mais ce qui suit une catastrophe, c'est une suite plausible d'effondrements autres, en chaîne, tous liés à ce qu'il y a de plus local, concret et social à la fois, autour du groupe physique des survivants. A Peralillo, beaucoup de maisons se sont écroulées ou sont devenues trop dangereuses pour être habitées, les puits sont pollués. Malgré des groupes de soutien aux sinistrés très actifs appuyés par un réseau de solidarité qui associe le domaine social, scolaire et tout un groupe d'étudiants (volontaires) de la faculté de psychologie de Santiago, les problèmes psychosociaux s'accumulent à l'approche de l'hiver: relogés dans des baraques en bois (média-aguas), les sinistrés craignent d'être abandonnés, et parlent du futur comme un horizon bouché. Pour eux le tremblement est permanent.
Juan, 73 ans, vit seul dans une cabane face à un terrain vague, souvenir désert de son ancienne maison. Il parle lentement, avec précision. Son corps, ses membres sont raides. Son discours est typique des personnes rencontrées: «le Chili est un pays sismique, nous sommes habitués au tremblement de terre». Cette tentative de rationalisation est une posture de façade, présentable et surtout très partagée par la population avec des variantes. Il est de bon ton d'éclater de rire si on évoque des répliques à seulement 6 sur l'échelle de Richter... Mais au cours de l'entretien très libre, Juan, commerçant et chanteur de boléro, se détend physiquement et psychiquement: «Il n'y a plus de futur, le monde sera fini en 2012».
Cette rumeur transnationale de fin du monde prévu en 2012 est une prédiction soutenue aussi par les enfants haïtiens traumatisés par le tremblement du 12 janvier 2010, reçus en consultation en banlieue parisienne. Derrière les postures de rationalité et d'humour noir, présentées à l'interlocuteur étranger comme pour sauver un honneur paradoxalement abîmé, surgit la tentation des anticipations pseudo mystiques. Et puis, le choc psychologique dû au séisme est enfin exprimé par Juan: «Pendant deux jours j'ai perdu ma voix... Tout est tellement triste». Autour de lui, le soutien social naturel des proches devient difficile: sa voisine est à la peine avec une fracture mal consolidée à la jambe, elle n'a plus de maison, plus de travail et s'inquiète pour sa fille. Surtout la nuit, à cause des répliques. Après un tremblement de terre, les insomnies nocturnes sont décuplées: l'évidence de l'angoisse semble démontrée par ce qui s'est passé, et envahit l'avenir.
Une trace mnésique visible
Autour de Talca, nous traversons un paysage dantesque où les vignes ont basculé sur le sol. Un physicien nous explique que les vignes en hauteur et non vendangées ont été emportées par le poids des raisins lors des secousses. Dans la ville, les bâtiments anciens, autrement dit le patrimoine culturel, vont être détruits car trop dangereux. Le collège est devenu un assemblage de baraques, les professeurs sont tristes tant ils avaient investi ce lieu où eux mêmes ont été élèves.
Dans un village, nous sommes reçus par les enseignants du collège, un bâtiment réalisé sans les normes antisismiques qui n'est plus habitable. Les professeurs sont très volontaires dans cette zone où les problèmes sociaux sont lourds. Les planchers de l'école, des lames de bois clouées à la hâte, attirent l'attention. Un coup de talon et la réponse est immédiate, tous les élèves tressautent avec anxiété. L'orage, le bruit du tonnerre et toute l'école se vide de ses enfants. Ainsi est démontrée la trace mnésique, réflexe du drame sismique.
Au Chili, pays où la mémoire est vive, les séismes ont une histoire lourde et même cyclique. Le dernier séisme (1985) revient vite dans les discussions, puis Valdivia dans le sud en 1960, Santiago en 1840, Valparaiso détruit en 1730 et en 1751 par un tremblement de terre et un tsunami (maremoto en castillan). Concepcion a vécu aussi plusieurs catastrophes identiques, d'où le déménagement de la ville à distance du Pacifique. Le Dantec avait écrit : «A Concepcion, le raz-de-marée est puissant quand l'eau se retire après avoir submergée la ville entraînant tout sur son passage ainsi il n'y a plus rien à manger, les réserves dans les docks sont vides ou immangeables».
Après le tremblement de terre, le raz-de-marée est une évidence. L'histoire des séismes le prouve au Chili, le pays est au bord de l'océan et l'épicentre du séisme est proche de la côte. Mais en février 2010, les vagues du maremoto, tellement prévisibles, ne l'ont pas été. Et chacun s'est retrouvé seul au monde. «J'ai actionné le moteur pour aller au large, c'était la nuit on ne voyait rien. Le bateau ne bougeait pas. Il n'y avait plus d'eau, j'entendais des gens crier. Puis soudain une vague nous a submergés, j'ai cru que c'était la fin pour tout l'équipage. Le silence a fait suite aux cris, c'était atroce, nous autres par miracle avons survécu à la vague», raconte un capitaine de port. Le long de la côte, les dégâts sont considérables, tout est détruit. Les bateaux de pêcheurs stationnent sur les trottoirs au centre ville. La vague est rentrée dans les estuaires inondant les champs, les forêts...
Les problèmes d'avant encore plus insoutenables
«La vague? Plutôt quatre vagues successives!» nous dira Lucien, un Français passionné de mer installé au Chili depuis 26 ans, dans un café de marins, Le Regato, à Valparaiso. Ce marin aux origines savoyardes dirige une entreprise qui travaille le bois pour l'aménagement et la construction de bateaux. Homme d'expérience, il explique: «Pas de clous mais des vis. Seuls les pauvres utilisent des clous et avec les secousses, vous imaginez comme cela se défait».
Lucien attendait le syndicat des pêcheurs pour partir à l'archipel Juan Fernandez. Il devait examiner la manière unique de fabrication des barques à l'île Robinson Crusoë pour aider à la reconstruction et à la réparation. Sur l'île située à 700 kilomètres de la côte, le tremblement de terre a été moins fort qu'ailleurs mais les vieilles dames (souvent citées pour leur savoir) ont prévenu d'un futur raz-de-marée. La vague a été terrible avec une hauteur de 21 mètres et a tué 15 personnes. Le professeur Lagos nous informe que le maximum a été de 27 mètres. Lucien a aussi vécu le raz-de-marée, au niveau de la ville de Cauquenes: «J'étais avec trois ébénistes sur une barque de 15 mètres quand le capitaine du port nous a averti d'un raz-de-marée, la radio disait le contraire, les communications étaient coupées. Nous voulions voguer vers le large mais nous n'avions pas de moteur, alors nous sommes montés dans la montagne encore dans l'obscurité. Un groupe de personnes âgées installées au camping avait peur que la montagne s'effondre sur eux ainsi ils sont restés à quinze en bord de mer et de ce fait ils ont tous péris noyés».
Une catastrophe n'élimine pas les problèmes d'avant (sociaux, économiques et psychiques) mais les rend les plus graves, encore plus insoutenables. Il est impossible de tout citer, et de faire un travail d'information sur ce séisme chilien aussi nourri que celui qui a eu lieu (et c'est tant mieux) le mois de janvier en Haïti. Pas question d'entamer une concurrence des victimes de catastrophes naturelles, et de mettre en rang les grandes marées noires, les effondrements de terrains, et encore d'autres séismes, prévus et imprévisibles. Mais il nous semble correct, tout simplement juste de ne pas trop «zapper» la tragédie chilienne vue de France. Des analyses et des réflexions surgies de ce terrain là peut-être utiles pour la mémoire et l'anticipation et peuvent contribuer à nourrir la culture internationale de la prévention de ce type de cataclysme.
Michel Grappe, pédopsychiatre à Ville-Evrard, spécialiste de la psychiatrie d'urgence.
Alfredo Pena-Vega, éco-sociologue au Centre Edgar Morin (EHESS CNRS).