Comme contre-pouvoir, les associations peuvent jouer un rôle essentiel dans la vie démocratique, à condition qu'elles ne soient pas instrumentalisées par d’autres pouvoirs au point d'en oublier une gouvernance juste et démocratique, explique Dominique de Courcelles, directrice de recherche au CNRS, qui a décidé de quitter Transparency International France, spécialisée dans la lutte contre la corruption.
« L’idéal démocratique règne désormais sans partage », écrit Pierre Rosanvallon dans son ouvrage La contre-démocratie –la politique à l’âge de la défiance paru en 2006. Or la démocratie est liée à deux notions, la légitimité et la confiance. Si la légitimité des politiques est produite par l’élection et est une qualité juridique, il n’en est pas de même de la confiance qui ajoute à la dimension politique une dimension morale, l’intégrité, et une dimension substantielle, le souci de l’intérêt général et du bien commun. Or l’histoire des démocraties montre la dissociation entre la légitimité et la confiance, ce qui a suscité le développement de tout un ensemble de contre-pouvoirs, qu’ils soient institutionnels ou informels, ce que Yann Algan et Pierre Cahuc ont dénommé en 2008 la société de défiance organisant la défiance. Déjà, en 2002, le Service central de prévention de la corruption, alors dirigé par Claude Mathon, avait fait un rapport sur les associations. Ces contre-pouvoirs, issus de la société civile, ont pour objectif de veiller à ce que les élus honorent les exigences de service du bien commun, ce bien commun passant en particulier par la lutte contre la corruption et le détournement des richesses au profit de quelques-uns, et donc de traiter des situations.
Ces contre-pouvoirs, ce sont les associations de la société civile. Elles apparaissent donc comme des pouvoirs de surveillance et, à ce titre, elles sont amenées aujourd’hui, dans le contexte de la mondialisation et de la crise économique qui appauvrit en particulier une Europe habituée à dominer le monde, à jouer un rôle considérable dans la vie démocratique. Une association comme Transparency International France, spécialisée, comme elle se décrit elle-même, dans la lutte contre la corruption, exerce une activité de plaidoyer qui illustre parfaitement les trois modalités principales relevées par Pierre Rosanvallon : la vigilance, la dénonciation et la notation. Transparency International France connaît actuellement un grand essor, avec deux autres associations dont les objectifs sont proches, Anticor et Sherpa, dont le responsable est d’ailleurs l’avocat de Transparency International France. L’impact dans le domaine politique des publications annuelles de Transparency International sur la perception de la corruption est considérable. Par ailleurs, on constate qu’il existe de plus en plus d’« observatoires » sur des sujets extrêmement divers. Il est remarquable que toutes ces associations et organisations non-gouvernementales s’accréditent, se consultent, se financent entre elles.
Est-ce ainsi que les citoyens peuvent se concerter et se lier entre eux en vue de l’intérêt général et du bien commun ? Est-ce, grâce à ces associations non gouvernementales ou de la société civile, que l’on va pouvoir éradiquer les paradis fiscaux, mettre en place de justes systèmes de redistribution des ressources, empêcher les dégradations irréversibles de la planète? Ayant été membre du bureau de Transparency International France et ayant pris la décision de quitter l’association, je suis réservée sur les réponses à apporter à ces questions. Les réponses sont complexes et diverses, comme les associations elles-mêmes. Ce que l’on remarque, c’est que toutes ces associations, qui ont des conseils d’administration composés généralement selon un système de réseaux, s’intéressent à avoir des sympathisants qui sont des personnalités importantes –les « humanitaires » et les « intellectuels » médiatiques étant particulièrement prisés et également certains grands cabinets de conseil internationaux– et à avoir des donateurs. Mais les adhérents, quand elles en ont, ne sont pas véritablement pris en compte. Ce que les associations visent, c’est à contraindre les pouvoirs politiques et non pas forcément à représenter des populations.
L’adhérent de bonne volonté, qui s’acquitte d’une cotisation parfois relativement élevée, risque de prendre pour universelles des valeurs particulières, celles des individus, membres ou président du conseil d’administration de l’association à laquelle il a choisi d’adhérer par conviction. En effet, ces associations, en tant que contre-pouvoirs, peuvent être instrumentalisées par le moyen des membres et du président de leur conseil d’administration par d’autres pouvoirs, en général économiques ou financiers, qui veulent faire pression sur les politiques ou occulter certaines de leurs pratiques ; elles fonctionnent alors comme des clans. Par ailleurs, les membres des conseils d’administration et, bien évidemment, surtout ceux qui les président, peuvent avoir la tentation, le plus souvent en raison de leur histoire personnelle, de se poser en censeurs et influenceurs de la société, dénonciateurs potentiels et exemples de vertu. Michel Foucault a parfaitement montré comment les sociétés de surveillance, assurant un contrôle permanent et disséminé sur des thèmes multiples, peuvent permettre à quelques-uns, de façon souvent pathologique, d’exercer efficacement leur domination, qui n’a rien à voir avec l’intérêt général ni le bien commun. « La transparence est ainsi érigée en lieu et place de l’idéal démocratique de production d’un monde commun », remarque encore Pierre Rosanvallon, et peut devenir un business au sens large du terme. N’y aurait-il pas là un (dys)fonctionnement oligarchique de la démocratie ?
C’est ainsi que le citoyen, qui a fait la démarche d’adhérer sincèrement à une association de la société civile, sans être un homme ou une femme de réseau, risque, en fin de compte, d’être dépossédé de son droit à être associé à la production d’un monde commun où l’on tendrait ensemble dans la juste délibération et concertation ou « co-construction » vers l’intérêt général et le bien commun. Il peut évidemment servir de faire-valoir. Ce qui est gagné en contrôle multiplié et disséminé, avec toutes les ambiguïtés inhérentes, est perdu en participation sociale, au mépris de toute consistance et cohérence du monde social. C’est pourquoi il est important de réfléchir sereinement et efficacement à la régulation de ces formes de contre-pouvoir que sont les associations de la société civile et de veiller à la juste et démocratique gouvernance des associations, ce qui est assurément possible. Il est important que les citoyens soient informés et vigilants sur ces questions.
C’est pourquoi j’ai décidé de quitter Transparency International France (à télécharger : mail d’explication aux membres du haut conseil de Transparency International).
Dominique de Courcelles, directrice de recherche au CNRS (Centre d'études en rhétorique, philosophie et histoire des idées)