Parce que « nous avons en France une vision biaisée, paternaliste et donc condescendante de la situation actuelle en Tunisie», Othmann Layati, avocat, tient à raconter ce qu'il a vu, le 6 août à Tunis, lors de la grande manifestation en la mémoire de Chokri Belaîd et de Mohamed Brahmi.
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« Nous avons trois Veuves, vous avez trois Présidents, nous verrons qui vaincra…» Comment mieux résumer l’esprit qui animait cette soirée du 6 août 2013 place du Bardo à Tunis, qu’en citant Basma Khalfaoui Belaid lors de son discours en la mémoire de son défunt mari lâchement assassiné 6 mois plus tôt, le martyr Chokri Belaid?
Bien-sûr il y aura eu l’inévitable bataille des chiffres sur le nombre de manifestants présents ce soir du 6 août place du Bardo… Bien-sûr les médias officiels tunisiens et internationaux annoncent un chiffre objectivement bien inférieur à la réalité… Bien-sûr l’interdiction du Ministère des transports d’affréter des bus pour transporter les Tunisiens qui souhaitaient se rendre place du Bardo a largement été passée sous silence… Mais l’essentiel est qu’il faudra longtemps se souvenir de cette soirée comme ayant été une étape capitale dans le processus démocratique tunisien.
Jeunes, vieux, députés « retirés » de l’ANC, militants et citoyens apolitiques étaient tous réunis autour d’un même mot d’ordre : le partage. Le partage d’abord symbolisé par l’Iftar, repas de rupture du jeûne du ramadan. Le partage ensuite, d’un amour profond et sincère de la Tunisie comme en témoigne la ferveur des participants lorsqu’ils entonnaient tous en cœur Humat Al-Hima, l’hymne national tunisien qui signifie littéralement « défenseurs de la Patrie ». Enfin, le partage de valeurs fondamentales qui font le ciment de la nation tunisienne parmi lesquelles, la Liberté dans son acception la plus large et l’instauration d’une vraie démocratie. Comme un écho à cette mobilisation massive du peuple tunisien, Mustapha Ben Jaâfar annonçait au cours de la soirée et à la surprise (feinte ?) d’Ennahda, la suspension des travaux de l’Assemblée nationale constituante (ANC) dont il est Président.
C’est dans ce contexte que l’Imam de la mosquée Zeitouna, Madame Basma Khalfaoui Belaid, les principaux députés « retirés » et les leaders des partis composant l’Union Pour la Tunisie ainsi que celui du Front populaire se sont succédé à la tribune afin de mettre un terme au cycle de la terreur qui est enclenchéen Tunisie. Ce rassemblement est donc bien la preuve que les potentielles rancœurs entre les anciens du Rassemblement Constitutionnel Démocratique (RCD) de Ben Ali, aujourd’hui militants de Nida Tounes et les partis Al Joumhouri, Al Massar ou encore le Front populaire peuvent laisser place à une unité sans faille face à la Troïka au pouvoir. Cette unité pourrait être symboliquement personnifiée, notamment, par l’activisme de l’avocat Zied Miled au sein de l’Union Pour La Tunisie (courant rassemblant tous les partis démocrates) et de sa compagne, la brillante députée d’Al Massar, Karima Souid (ex Ettakatol). Ayant grandi en France, le bon sens aurait voulu que celle qui est devenue une icône de l’opposition à la Troïka poursuive sereinement sa carrière dans le secteur du tourisme à Lyon. Mais voilà, les participants au rassemblement de la place du Bardo ne se soucient guère plus du bon sens lorsque c‘est le destin de leur pays qui est en jeu et c’est bien cela qui les honore.
Nous avons en France une vision biaisée, paternaliste et donc condescendante de la situation actuelle en Tunisie. Pour résumer : « Ils ont voulu la démocratie, de quoi se plaignent-ils aujourd’hui ? ». A dire vrai,les Tunisiens ne se plaignent de rien mais, chose bien lointaine pour nous, ils sont prêts à payer de leur vie le combat pour la démocratie… Il est vrai que nous, citoyens français, considérons bien à tort d’ailleurs, que la démocratie est un acquis solide et c’est sans conteste pour cette raison que nous portons un regard peu intéressé sur l’évolution de la situation tunisienne. « Cachez cette lutte pour vos droits les plus fondamentaux que nous ne saurions voir » en somme… Ce désintéressement est d’abord une erreur stratégique, ensuite, un manque total de lucidité et enfin, le signe d’une naïveté dramatique ou d’une étrange amnésie sur ce que représente le parti Ennahda.
Erreur stratégique tout d’abord car nous oublions trop souvent que la France est un pays méditerranéen et que notre destin est nécessairement lié à jamais à celui des pays de l’autre rive. Fermer les yeux sur la situation tunisienne c’est faire preuve de notre incapacité à nous questionner sur notre propre modèle de société de plus en plus verrouillé sur le plan économique et représentatif
Plus encore, notre manque de lucidité nous conduit à penser que la Tunisie a pris la route de la démocratie qui est un sans conteste un long chemin. C’est malheureusement à sens inverse que la Troïka conduit son Pays. Le délai d’un an pour organiser des élections libres est achevé depuis bien longtemps. Malgré cela, l’on continue à penser que la Tunisie est tranquillement lancée sur la voie démocratique et que les nominations partisanes aux postes les plus stratégiques de l’Administration, la création de milices ultra-violentes ironiquement dénommées « Ligues de Protection de la Révolution », les compromissions en l’échange de postesau gouvernement et les assassinats politiques sont des étapes obligées et nécessaires de ce douloureux processus démocratique…
A cela, il faut ajouter notre incapacité totale à décrypter le double discours d’Ennahda. A l’aide d’une construction psychologique douteuse, nous pensons que les frères musulmans sont certainement moins dangereux que les salafistes. « Au royaume des aveugles… ».. . Ennahada est en réalité une mouvance complexe comportant en son sein un courant rigoriste qui entretient des liens étroits avec les djihadistes pour qui il est acquis que « la Tunisie est une terre de prédication ». Voilà la vérité sur le parti qui souhaite présider aux destinées de la Tunisie. Certes il faut arracher la plus grande partie des fidèles d’Ennhada à cette influence désastreuse.
La grande Histoire de France, celle où elle se confond avec la liberté, fait peser sur nous une charge morale qui nous oblige à nous interroger sur la situation tunisienne et à prendre fermement position. A défaut, nous risquons de nous perdre nous-même et nous nous retrouverons complices du sort des 3 veuves de Tunis et de tous leurs enfants.