Billet de blog 12 janvier 2010

Kora Andrieu

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Afrique du Sud : la réconciliation à quel prix ?

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Alors ques'ouvrent à New York les premiers procès contre les compagnies qui ont travaillé en Afrique du Sud durant l'apartheid, et profité des conditions de travail offertes par le système, Kora Andrieu, invitée de Mediapart, détaille les raisons pour lesquelles la Commission Vérité et réconciliation a raté ses objectifs.

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Kalukwe Mawila est une victime en colère. Venue témoigner à la Commission Vérité et Réconciliation (CVR) sud-africaine en 1996, elle a vu ses anciens bourreaux amnistiés et n'a jamais reçu un seul rand du gouvernement. « L'apartheid était mauvais », dit-elle, « mais ce qui me met encore plus en colère, c'est qu'ils m'ont forcée à pardonner ».

Dans la « boîte à outil » qu'est devenue la justice transitionnelle, c'est-à-dire l'ensemble des mécanismes censés permettre à une société de se confronter à son passé, les commissions vérité sont l'une des mesures les plus adoptées depuis ces dix dernières années. La Commission Vérité et Réconciliation créée en Afrique du Sud en 1995 pour affronter les crimes de l'apartheid fut immédiatement l'objet des plus grandes ambitions, en Afrique du Sud comme ailleurs. Selon le mandat qui lui fut attribué, elle était en effet censée non seulement établir la vérité sur plus de cinquante années de violations massives des droits de l'homme, mais également accorder l'amnistie aux bourreaux repentants et offrir aux victimes une plateforme de reconnaissance publique en leur promettant, par la mise en récit de leurs souffrances, de guérir psychologiquement.

Au total, durant les deux années de son fonctionnement, la CVR a recueilli les témoignages de près de 20.000 victimes et 7.000 demandes d'amnisties, documentant 38.000 cas de violations des droits de l'homme, dont 10.000 assassinats. 2.000 victimes furent en outre autorisées à témoigner publiquement face à la commission présidée par Desmond Tutu, souvent en face-à-face direct avec leurs bourreaux.

La politique d'amnistie était sans aucun doute l'invention la plus originale du projet : conditionnelle, elle dépendait de la révélation publique, par les bourreaux eux-mêmes, de leurs torts. Cette clause d'amnistie était essentielle au succès des négociations entre l'African National Congress (ANC) et le National Party ouvertes en 1990. Pourtant, plutôt que de reconnaître la nature politiquement pragmatique de ces amnisties, la CVR les légitima moralement en redéfinissant la justice elle-même comme « reconstructrice » et non plus strictement pénale. Il devait s'agir de reconstruire les relations brisées, d'écouter le vécu de chacun dans un effort commun de compassion et de réceptivité. La théologie de l' ubuntu africain, combinée aux valeurs judéo-chrétiennes incarnées notamment par Monseigneur Tutu, venait soutenir ce discours empathique selon lequel « je suis parce que nous sommes ».

La commission fut ainsi chargée d'accomplir « le sacrement civique du pardon », estime Kader Asmal, ancien ministre de l'Education sud-africain et membre de la CVR. La justice au sens propre, pénal, se vit sacrifiée au nom de la reconstruction de la « nation arc-en-ciel ». La CVR légitima ce sacrifice en avançant également un discours quasi thérapeutique selon lequel la vérité et la reconnaissance publique des souffrances des victimes suffiraient à les guérir et à mettre fin au cycle de la vengeance et du ressentiment. La voix des victimes, btr=EmailImport#_ftn1">[1] Pour Yasmin Sooka, qui y fut commissaire, le discours de la réconciliation n'aurait été qu'un simple masque pour l'impunité générale. Frustrées de voir leurs anciens bourreaux si facilement innocentés, certaines associations de victimes, notamment le groupe Khulumani, ont demandé la réouverture de certains grands procès au niveau national. Le mouvement dirigé par l'avocat sud-africain Dumisa Ntzebeza, qui attaque en ce moment aux Etats Unis des compagnies internationales ayant directement ou indirectement financé la politique d'apartheid, témoigne de cette même lacune dans la lecture de la CVR. Longtemps opposé à cette politique, le gouvernement a finalement fait marche arrière et soutient désormais la démarche des victimes et de la société civile.

Dans une certaine mesure, la récurrence de ces questions aujourd'hui reflète non seulement l'incapacité de la CVR à accomplir sa mission réconciliatrice, mais aussi, peut être, sa responsabilité même dans cet échec. Les tensions sociales actuelles que connaît le pays reflètent les plaies toujours ouvertes des Sud-africains d'aujourd'hui et montrent que, économiquement du moins, l'Afrique du Sud est encore un pays « en transition ». D'après le Programme de Développement des Nations Unies en effet, si le niveau de vie des Blancs aujourd'hui est comparable à celui des Espagnols en termes de développement humain, celui des Noirs, lui, est plus proche des Congolais.

Plusieurs raisons expliquent la persistance de ces inégalités. D'innombrables victimes de l'apartheid attendent encore les réparations maintes fois promises. La CVR avait en effet recommandé au gouvernement un paiement de 120.000 rands par victimes, combiné à un accès favorisé aux services publics, notamment en matière de santé ou d'éducation. Mais le gouvernement mit plus de cinq ans pour commencer à faire ces paiements, dont il a, au fil des années, considérablement réduit le montant. Etant donné la politique fiscale conservatrice du gouvernement actuel, il est peu probable que cela change. Voilà pourquoi les procès qui s'ouvrent en ce moment sont la seule chance pour les victimes de voir leurs demandes de justice aboutir.

Mais pourquoi ces inégalités structurelles n'ont-elles pas été davantage adressées par la CVR ? Pourquoi n'ont-elles pas été comprises d'emblée comme facteur nécessaire et essentiel à la réconciliation ? En négligeant cette dimension, la CVR n'aurait-elle pas finalement contribué à enraciner les inégalités structurelles déjà existantes ? L'une des raisons de cette absence semble être la lecture strictement politique de l'apartheid fournie par la Commission. En effet, celle-ci n'a pas su adresser son caractère structurel et économique, préférant se concentrer, exclusivement, sur les violations des droits civils et politiques. Pourtant, le mandat de la CVR la chargeait bien de « fournir un portrait aussi complet que possible des causes, de la nature et de l'étendue des violations des droits de l'homme les plus graves commises entre 1960 et 1994, y compris les antécédents, circonstances, facteurs et contextes de telles violations », c'est-à-dire, précisément, les causes structurelles de la violence.

Mais les violations en question furent définies de manière très restreinte, comme ne comprenant que les « assassinats, enlèvement, torture ou mauvais traitement à l'égard d'une personne ; et toute tentative, conspiration, incitation, instigation, ordre ou assistance à la perpétration de tels actes ». Par conséquent, dans la grande catharsis publique que fut la CVR, on écouta principalement des récits tragiques d'assassinats, d'enlèvement et de torture. Le fait que ces récits soient passées au premier plan n'est pas en soi surprenant : ces persécutions sont les plus visibles, celles qui marquent le plus. Il était certes important de reconnaître celles-ci dans l'espace public, mais pour que la reconnaissance de ces violations fasse réellement sens, la CVR aurait dû les inscrire dans le contexte plus général du système économique et légal qui les a rendues possibles.

L'oubli de ce contexte a fait qu'au final, la vérité relatée dans les six volumes du rapport de la CVR, essentiellement descriptive et narrative, demeure totalement silencieuse sur le pourquoi de ces crimes. Le racisme lui-même n'est pas proprement analysé : l'apartheid était-il une idéologie fondée sur la conviction de l'infériorité naturelle des Noirs, ou bien n'était-il pas plutôt un discours légitimant la domination économique des Blancs sur les ressources du pays et l'exploitation sociale de la majorité ? L'apartheid en tant que système est ainsi passé au second plan, devenant comme la toile de fond sur lequel les violations graves des droits de l'homme eurent lieu, plutôt que sa cause première. Il fut défini essentiellement comme un préjudice d'ordre moral, et non économique ou pragmatique. La violence fut ainsi dé-contextualisée, présentée seulement comme le résultat de décisions individuelles de certains individus malfaisants, et non comme l'intention même d'un système entier, sa raison d'être. Pourtant, les violences physiques n'étaient pas « gratuites » : elles étaient commises en vue de maintenir l'exploitation économique.

Comme le souligne Mahmood Mamdani, l'une des erreurs fondamentales de la CVR est d'avoir reposé sur une comparaison fallacieuse entre l'Afrique du Sud et l'Holocauste - « l'Auschwitz d'Afrique » -, insistant sur la seule relation entre bourreaux et victimes au lieu de regarder, plus largement, du côté de ses nombreux bénéficiaires anonymes. Ce changement de perspective aurait impliqué de modifier notre définition même des « victimes » : non plus seulement les militants persécutés en exil ou en prison, mais aussi, et surtout, la masse des individus dont les vies furent brisées par ce réseau de violations quotidiennes qu'était l'apartheid - déplacement forcés, terres spoliées, passeport intérieur, familles brisées. « Les victimes définies dans leur relation à ces bénéficiaires représentent pratiquement toute la société », estime ainsi M. Mamdani. Cette omission est grave si l'on considère, comme le fait Audrey Chapman, que ce sont ces violations quotidiennes qui eurent le plus d'impact sur la population. Ainsi, estime-t-elle, les déplacement forcés firent à eux seuls bien plus de morts que les violations plus « graves » des droits de l'homme - sans doute plusieurs millions, même si le nombre exact reste difficile à déterminer.

Penser le mal en terme social et non plus strictement individuel aurait donc impliqué que justice soit faite en terme de réformes structurelles et à long terme du système dans son ensemble. A cet égard, même si les réparations que pourraient fournir IBM, General Motors et les autres compagnies actuellement dans le box des accusés à New York sont un premier pas vers la reconnaissance de cette nature économique de l'apartheid, elles ne suffiront pas à elles seules à résoudre les inégalités économiques engendrées par l'apartheid.

Or l'incapacité de la CVR à adresser ces questions, ou au moins à les soulever, hante encore l'Afrique du Sud d'aujourd'hui. En passant sous silence la question des bénéficiaires, la CVR épargna aux Sud-africains blancs de faire leur propre examen de conscience : dans quelle mesure en effet n'étaient-ils pas tous, d'une certaine manière, complices du régime ? N'avaient-ils pas bénéficié des privilèges que leur donnait le système ? Si la CVR offrit aux bourreaux repentants l'occasion d'avouer leurs crimes, jamais elle ne permit à la population blanche d'admettre que sa situation, encore aujourd'hui si privilégiée, fut obtenue aux dépens de la majorité. « Quand l'apartheid se termina, c'était comme si, soudainement, personne n'avait jamais voté pour le Parti National », estime ainsi Richard Records, du Centre pour l'Etude de la Violence et de la Réconciliation. Lavés de tout soupçon, les Blancs d'aujourd'hui ont encore du mal à admettre que les inégalités actuelles sont le résultat, même indirect, de leurs actions passées. « Le refrain courant dans les communauté blanches sud-africaines, selon lequel personne n'est réellement responsable, et que, d'une curieuse manière, le système s'est construit tout seul, est sans nul doute l'une des conséquence les plus ironiques, les plus inattendues, de la lecture du passé fournie par laCVR », considère ainsi Déborah Posel, de l'Université du Witwaterstrand.

Au regard de ces limitations, il est surprenant que la CVR soit encore tant citée comme modèle de « justice transitionnelle » dans le monde. Le Kenya, le Togo et le Zimbabwe, qui ont récemment fait part de leur intention de créer une commission semblable, devraient étudier plus attentivement les limites de ce modèle et tâcher d'en tirer des leçons. Car si les commissions créées dans ces pays se concentrent uniquement sur les violences politiques commises durant les dernières élections, sans prendre en compte le contexte socio-économique plus large qui les a rendues possibles, elles sont très certainement vouées au même échec.

Kora Andrieu, Chargée d'enseignement "Justice Transitionnelle" à Sciences Po

Allocataire de recherche à la Sorbonne Paris IV


[1] Audrey Chapman et Hugo Van der Merwe, Truth and Reconciliation in South Africa : Did the TRC Deliver ? University of Pennsylvania Press, 2008.


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