Billet de blog 12 avril 2010

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Eric Zemmour à l'épreuve des statistiques

Claudine Schwartz (statisticienne) et Claude Viterbo (mathématicien) reviennent sur la récente sortie du polémiste sur les trafiquants «noirs et arabes».

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Claudine Schwartz (statisticienne) et Claude Viterbo (mathématicien) reviennent sur la récente sortie du polémiste sur les trafiquants «noirs et arabes».

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Un des buzz du 25 mars 2010 est une phrase d'Eric Zemmour: «Les Français issus de l'immigration sont plus contrôlés que les autres parce que la plupart des trafiquants sont noirs et arabes... C'est un fait.»

Le «fait»: la plupart des trafiquants sont noirs ou arabes. Oublions un moment que «noir ou arabe»
est une désignation fort ambigüe. Une telle considération hors tout contexte constitue-t-elle un fait? Un début de fait qui nous interroge, qui vit et se déforme souterrainement, tel un murmure persistant, alimentant fantasmes et stéréotypes. Accordons lui de l'attention, mais en tant que commencement et non comme aboutissement d'une réflexion qui n'a pas eu lieu.


La question posée par cette phrase ne se résume pas à éviter la mauvaise lecture où «la plupart des
trafiquants sont noirs et arabes» serait trop rapidement interprétée en «la plupart des noirs et arabes sont trafiquants». Signalons à cette occasion qu'il n'y a aucune implication entre ces deux phrases. De même, ce n'est pas parce-que, suite à des incidents lors d'un match de foot, la plupart des hooligans arrêtés seraient des supporters de l'équipe gagnante que les supporters de cette équipe seraient pour la plupart des hooligans : si 80 des 100 hooligans arrêtés sont des supporters de l'équipe gagnante, on ne saurait en déduire que parmi les milliers de supporters de l'équipe gagnante, environ 80% sont de des hooligans !

Peut-on par contre logiquement déduire de cette forte présence des PNA (personnes « perçues comme
noires ou arabes ») chez les trafiquants que la proportion des trafiquants parmi ceux-ci est supérieure à celle des trafiquants dans le reste de la population ? Oui (1), en rajoutant l'hypothèse que les PNA sont minoritaires dans la population (nous reviendrons sur cette population de référence »). Et si on ne plonge pas le début de fait observé dans un contexte, cette « propension statistique » à être trafiquant, plus grande chez les PNA que les autres, semble terrible mais définitive.


Prenons un autre exemple, un autre cas de donnée statistique pour illustrer notre propos sur la nécessité d'incorporer un chiffre brut qui fait question dans un tout, composé d'autres chiffres et d'éléments d'interprétations. En 2007, le taux brut de mortalité (pourcentage de décès dans la population en 2008) en Inde est inférieur à celui de la France : 8 pour 1000 en Inde, 9 pour 1000 en France (données de l'Ined). Un journaliste pourrait ainsi écrire : « on meurt moins en Inde qu'en France, c'est un fait » et s'arrêter là ou en déduire des analyses sur notre système de soins. Le travail d'investigation du journaliste sera ici de prendre ce morceau de fait comme question et non comme résultat unique de la comparaison des mortalités en Inde et en France. Pour constituer en fait statistique plus conséquent, il incorporera les taux de mortalité par âge dans les deux pays : quel que soit l'âge, ce taux est plus grand en Inde qu'en France. On va aussi rajouter dans le panier des données les pyramides des âges de chaque pays et pouvoir alors énoncer un fait plus élaboré « A tout âge, le
taux de mortalité en France est inférieur à celui en Inde. Par ailleurs, il y a en France proportionnellement plus de gens très âgés et moins de jeunes qu'en Inde ; comme le taux de mortalité des jeunes en Inde est inférieur au taux de mortalité des gens âgés en France, le pourcentage brut de décès se trouve finalement plus petit en Inde qu'en France ».


Revenons aux trafiquants, à cette «propension statistique» qui semble arrêter la pensée. La phrase d'Eric Zemmour pose au moins trois questions statistiques que nous allons essayer d'éclairer ici, et de nombreuses autres éthiques ou légales que nous n'aborderons pas.

Tout d'abord quels sont les ressorts sociologiques sous jacents? Imaginons que presque tous les petits
trafiquants d'une ville soient « très pauvres », et que parmi les très pauvres, la majorité d'entre eux soient dans un groupe noté PNA. Dans le cadre de cette fiction, le travail d'un journaliste d'investigation serait d'élargir le début de fait et de produire un texte soulignant que la pauvreté est une explication du lien statistique entre PNA et trafiquants. La réalité est bien sûr plus complexe, il n'y a sans doute pas que la pauvreté mais aussi le chômage et bien d'autres facteurs. Résumer tous ces facteurs possibles par l'apparence physique de ceux qui en sont victimes, provoque aussi l'oubli de ces facteurs et n'aide certainement pas à réfléchir.


Ensuite, peut-on justifier la volonté d'être efficace lors des contrôles de la police par la « propension
statistique » des PNA à être des trafiquants ? Est-ce une justification de nature logique, est-elle incontestable comme on a pu l'entendre ? Non, car il faut tenir compte du caractère auto-réalisateur de ce qu'on cherche ici à justifier. Pour comprendre ce phénomène, exagérons le : si on ne cherche les trafiquants que parmi les PNA, il n'y aura alors que des PNA parmi ceux qui passent en jugement et, oubliant le mode de recueil des données, on aura beau jeu de justifier à l'avenir de ne contrôler que des PNA. Plus simplement, on ne peut pas justifier de contrôler essentiellement des PNA par le fait que ceux-ci seraient fortement représentés dans les tribunaux, puisque ce mode de contrôle y participe.


Enfin nous avons traduit la phrase «la plupart des trafiquants sont des PNA» en disant que les PNA
forment la majorité de trafiquants et qu'ils sont minoritaires dans la population de référence (sinon, cette majorité de PNA semblerait simplement représentative de cette population). Mais justement, quelle est cette population de référence? Choisir la France entière serait tout à fait absurde ; alors, s'agit-il des communes de plus de 20 000 d'habitants, de l'une d'entre elles? On peut se référer aussi aux zones où sont opérés les contrôles ou aux juridictions des tribunaux où « la plupart des trafiquants sont des PNA ». Cette question du choix de la population de référence s'applique a priori aussi à ceux qui affirment que les PNA sont sur-représentés parmi les personnes contrôlées. Quelle est, encore une fois, la population de référence? Cependant, cette sur-représentation des PNA parmi les personnes contrôlées a été clairement démontrée récemment pour certains lieux parisiens (2) et apparaît comme variable suivant la composition de la population de référence.

Nous avons analysé la petite phrase de Zemmour au seul plan de la logique ou de la statistique, en dehors de considérations éthiques. Il ne faut cependant pas perdre de vue que la majorité des personnes contrôlées sont innocentes et que la concentration des contrôles sur une partie de la population induit un sentiment de discrimination très dommageable : tout signe montrant l'appartenance à une population, même sur-représentée parmi les trafiquants, peut-il être légitimement utilisé pour augmenter le rendement des contrôles ?


Pour conclure, que reste-t-il de la phrase d'Eric Zemmour ? Une sensation de laisser-aller, ou la
manifestation d'une pensée statistique bien rudimentaire. Maintenant, ceux qui la considèrent à elle seule comme une injure raciale font une interprétation qui nous semble hâtive.

(1) http://www.statistix.fr/spip.php?article79
(2) Télécharger sur Mediapart l'étude (en français) « Police et minorités visibles : les contrôles
d'identité à Paris », réalisée par l'open society institute de New York.

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