«Si nos tribunaux sont décrétés incompétents, non seulement il n’y a plus de coupables, mais il n’y a plus de culpabilité possible.» Par Jacques Auxiette, président (PS) de la région des Pays de la Loire.
Depuis la parution dans les colonnes de Libération et de Ouest-France d’une enquête complète sur la probable cassation de l’arrêt de la Cour d’appel de Paris dans l’affaire de l’Erika, quelques polémiques voient le jour ici ou là. A quelques semaines de la décision, –la Cour de cassation se réunit le 24 mai prochain–, il est utile de préciser certains points.
L’arrêt de la Cour d’appel du 30 mars 2010 a été salué comme courageux, créateur de droit, voire historique. Plus de 10 ans après les faits, cet arrêt disait que Total et ses co-accusés étaient pénalement responsables de la catastrophe de décembre 1999. Il affirmait pour la première fois à grande échelle l’existence d’un « préjudice écologique », et reconnaissait aux collectivités locales la possibilité d’être indemnisées, au nom de leurs habitants, de ce préjudice. Seul bémol à ce succès pour les associations, les professionnels de la mer et les élus locaux : Total n’était pas jugé comptable des indemnisations civiles, laissant à la société de certification Rina la charge de régler 192 millions d’euros d’indemnisations. « Coupable… mais pas responsable. » Un lourd fardeau pour Rina, société décrite comme fragile et non solvable.
Mais ceci ne suffisait pas. Dès l’annonce de l’arrêt, Total a décidé de se pourvoir en cassation, avec un objectif clair : obtenir une décision le faisant « ni coupable, ni responsable ». Le pourvoi n’étant pas suspensif, plus de 30 millions d’euros d’indemnités ont été versés, nous y reviendrons ; qu’il faut ajouter aux 171 millions d’euros déjà réglés par Total après le premier jugement.
Aujourd’hui les parties civiles sont inquiètes. Inquiètes parce que l’avocat général, qui représente le ministère public, avec à sa tête un procureur général nommé par le pouvoir, a dit son analyse : parce que l’Erika s’est brisée en dehors des eaux territoriales, ce sont les conventions internationales qui s’appliquent. Les avocats de Total l’avaient déjà dit, et avaient obtenu partiellement raison sur le point des indemnités. Mais l’avocat général va plus loin : il conclut à l’annulation pure et simple de la procédure, sans renvoi. Décision rarissime. Incompréhensible pour les victimes tout au long des 400 kilomètres de côtes souillées. Tout aussi incompréhensible pour le citoyen : si nos tribunaux sont décrétés incompétents, non seulement il n’y a plus de coupables, mais il n’y a plus de culpabilité possible.
On nous dit que la Cour de cassation n’est pas obligée de suivre l’avis de l’avocat général. Certes… Mais notre « coup de gueule » est né de la lecture d’un autre document. Devant la chambre criminelle, la procédure est très largement écrite. Et nous avons lu les conclusions, provisoires mais déjà très étayées, du rapporteur qui prépare la décision finale. Datées du 30 mars dernier, elles reprennent les analyses et surtout les conclusions de l’avocat général ! Le conseiller rapporteur écrit même que la Cour d’appel, et le Tribunal de grande instance avant elle, ont commis un « abus de droit » au nom de la France « afin de permettre une répression plus efficace que celle qui aurait été possible » en application des règles maritimes internationales. Et de faire aussi un sort définitif au préjudice écologique puisque celui-ci n’existe pas au regard des textes du « droit » maritime.
La « loi du pavillon » s’impose. Ces 10 années de procès étaient inutiles, nulles et non avenues. Nous aurions dû aller en justice à… Malte !
Et c’est là que l’inquiétude laisse la place à la colère. La première justification des pavillons de complaisance est économique : la quête effrénée du profit passe par le dumping social pour les équipages et la recherche de normes de sécurité allégées, conduisant à la circulation de navires poubelles. Mais le pavillon est aussi la partie visible d’un système organisé dont l’objectif est de soustraire les donneurs d’ordre de toute responsabilité. L’avocat général le décrit fort bien : l’Erika bat pavillon maltais, elle est propriété d’une société libérienne, dont les actions sont nanties en Ecosse ; sa gestion technique est assurée par une société italienne, mais, par l’intermédiaire d’une société de droit suisse, elle se retrouve affrétée par une société des Bahamas ; puis enfin, par l’intermédiaire d’une société britannique, affrétée par une filiale de Total… de droit panaméen ! La Mafia ne fait pas mieux. Et voilà que l’on nous dit que la loi française ne s’applique pas aux navires maltais qui sombrent en zone économique exclusive, c’est-à-dire en dehors des eaux territoriales, au-delà de 12 milles marins, ce qui représente 22 kilomètres. Alors oui ! Colère parce que le droit maritime international organise, en matière de pollution et d’atteinte à l’environnement, l’irresponsabilité. Et colère parce que si l’Erika avait battu pavillon français, la loi française se serait appliquée sans discussion possible.
Total et Rina appartiennent au même monde. Ils organisaient ensemble des relations cupides qui lançaient sur l’eau des navires poubelles ; ils ont organisé ensemble la gestion des suites du procès Erika. J’affirme ici qu’après l’arrêt de la Cour d’appel, Total a payé pour Rina. En effet, l’arrêt de la Cour a rendu Rina débiteur non seulement du préjudice écologique dû aux collectivités et aux associations, mais aussi de toutes les indemnisations déjà versées par Total, et des dépenses engagées lors de la catastrophe, par exemple pour le pompage. Total aurait dû, car le jugement était exécutoire, être remboursé de près de 380 millions d’euros par Rina.
Parce que le jugement était exécutoire, les élus locaux se sont préoccupés d’obtenir les dédommagements qui revenaient aux contribuables locaux. Pour la région des Pays-de-la-Loire, la somme s’élevait à 8,5 millions d’euros dont 3 millions pour le préjudice écologique (utilisés depuis pour financer des politiques en faveur de la biodiversité). Ce n’est pas rien ! Mais faire exécuter à l’étranger un jugement est long et coûteux. Quelle ne fut pas notre surprise d’apprendre début 2011, moins d’un an après le procès, que Rina nous proposait un règlement transactionnel ! Il y avait une condition : renoncer à défendre nos intérêts devant la Cour de cassation. Le front commun des parties civiles, au cours d’une réunion mémorable qui s’est tenue à huis clos à Nantes le 28 juin 2011, a décidé d’exiger un « protocole d’exécution du jugement », arrêtant les modalités de versement de ce qui nous était dû, sans transiger, et de maintenir la défense de nos positions, notamment sur le préjudice écologique, devant la Cour de cassation. Rina a finalement accepté cette position, mais aussi Total, très directement impliqué par plusieurs clauses des conventions d’indemnisation. Au cours de sa réunion de Londres du 7 juillet 2011, le Fipol (Fonds international d'indemnisation pour les dommages dus à la pollution par les hydrocarbures) a pris acte des accords intervenus, impliquant Total et Rina pour un « règlement global ».
Les parties civiles justement dédommagées, de manière irréversible quelle que soit l’issue de la cassation, il ne reste plus qu’à « dire le droit » en toute tranquillité. « Puisque nous avons payé, reconnaissez maintenant que nous n’étions pas coupables » : voici résumée la stratégie des acteurs du transport maritime international mis en cause.
Avec la complicité bienveillante de l’Etat. Deuxième motif de colère. Total n’est pas seul en cause. J’affirme que l’Etat français a fait preuve de complaisance à l’égard du groupe pétrolier. Et pourrait s’apprêter, par la décision de sa juridiction la plus élevée, à le sortir d’une bien mauvaise passe.
Dès le procès en première instance, les collectivités locales et les associations ont dénoncé avec force le refus de l’Etat de plaider la reconnaissance du préjudice écologique. Qui mieux que l’Etat pouvait représenter les citoyens ? L’intérêt général ? L’environnement ? En 2004, le président Jacques Chirac avait fait inscrire la Charte de l’environnement dans la Constitution. Pourquoi avoir laissé les autres parties civiles ferrailler seules ?
Dès le jugement rendu, l’Etat a transigé avec Total pour obtenir le remboursement immédiat des sommes qui lui ont été accordées pour le nettoyage des côtes. Ses 153 millions d’euros encaissés, l’Etat a été absent du procès en appel. Tout comme il l’est de la procédure de cassation, conduisant les services du Premier ministre il y a quelques jours, –un comble ! –, à s’adresser aux parties civiles pour récupérer copie de l’avis de l’avocat général…
Conciliant, soucieux de ne pas aggraver la situation juridique fragile de la première entreprise française, l’Etat a aussi été impliqué dans le règlement global intervenu entre Total, Rina, les parties civiles et le Fipol. Les élus locaux ont été destinataires de messages « appuyés » pour accepter la transaction proposée par Rina. Sans conséquence réelle puisque nous avions collectivement jugé évident de faire exécuter la décision de la Cour d’appel qui n’était pas suspendue par la procédure de cassation. Mais ces épisodes éclairent la décision qui se prépare d’un jour nouveau.
La polémique avec l’Etat n’est pas politicienne. Elle ne date pas d’hier, et des élus de gauche comme de droite partagent cette lecture des événements depuis le premier procès. Et ce n’est pas nous qui avons fixé la date des travaux de la Cour de cassation en mai 2012, ni diffusé aux parties civiles l’avis de l’avocat général et le rapport du conseiller quelques jours avant le premier tour de l’élection présidentielle !
Alors, pas de faux procès, car l’enjeu est énorme. Et l’enjeu, lui, est politique ! Si la Cour de cassation va à l’encontre de l’avocat général, –cela arrive–, et si elle déjuge concomitamment son rapporteur, –c’est beaucoup plus rare–, dix années d’avancée du droit de l’environnement seront sauvées. Si l’arrêt de la Cour d’appel est cassé, sans renvoi, alors un chantier immense attend le futur gouvernement : celui de dénoncer et de renégocier des pans entiers d’un droit international qui protège un système scandaleux et organise l’irresponsabilité. D’ici là, non seulement la jurisprudence Erika sur le préjudice écologique aura été balayée, mais les pollueurs en tout genre sauront que l’impunité débute à 12 milles de nos côtes.