Billet de blog 12 mai 2012

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Normal, c'est-à-dire...?

« Les démocraties européennes vivent sous la menace de la montée des politiques d’extrême droite d’un côté et la crise économique de l’autre. Dans un tel contexte, que peut signifier la promesse de François Hollande quand il propose d’être un président “normal” ? » Par Nilüfer Göle, directrice d’études à l’EHESS, spécialiste de l'islam en Europe.

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« Les démocraties européennes vivent sous la menace de la montée des politiques d’extrême droite d’un côté et la crise économique de l’autre. Dans un tel contexte, que peut signifier la promesse de François Hollande quand il propose d’être un président “normal” ? » Par Nilüfer Göle, directrice d’études à l’EHESS, spécialiste de l'islam en Europe.


François Hollande a gagné l'élection présidentielle en promettant le changement. On peut suggérer pourtant que c’est le désir tacite de la majorité pour un retour à la normale qui l’a amené à la tête de l’Etat. Le quotidien Libération a publié au lendemain des élections, à la Une, une photo de François Hollande avec l’inscription exclamative « Normal ! ». Que signifie ce « normal » ? Est-ce un « normal » sans surprise, comme il a été prédit par les sondages ? Un « normal » qui se réfèrerait à la qualité d’un homme, simple et ordinaire ? Annoncerait-il le retour aux traditions républicaines des hommes d’Etat se distinguant de la figure ostentatoire du libéralisme de Sarkozy ?

En effet, ces élections traduisent un choix entre deux personnes, deux styles de gouvernance. Par son ton agressif et impatient, la volatilité de ses décisions, le président sortant avait fini par irriter les Français. En opposition à la personnalisation du pouvoir et à la super présidence de Sarkozy, Hollande s’est présenté comme un « président normal », responsable, sérieux et soucieux des normes publiques. Beaucoup expliquent son succès par sa capacité d’avoir trouvé une maturité, abandonnant son style humoristique, et retrouvant l’envergure d’un homme d’Etat sur les pas de François Mitterrand. Dans ce sens, on peut suggérer que le « normal » signifie le retour aux traditions républicaines de l’homme d’Etat dans sa version socialiste.

Cette normalité pourrait être interprétée comme un défaut, voire une médiocrité. Ce que Sarkozy a fait sous-entendre pendant la campagne. Cette aspiration à la normalité n’était, à ses yeux, qu'un aveu de la part de Hollande de ne pas être un homme de circonstances, à la hauteur des enjeux actuels. Durant le débat télévisé entre les deux candidats, Sarkozy a pris comme exemple Mitterrand et les présidents de la cinquième République, pour affirmer que la France a été dirigée par des politiciens extraordinaires et qu’elle avait besoin plus que jamais d’un président exceptionnel, comme lui, pour diriger le pays. Or, il avait déjà eu sa chance en 2007 avec la promesse de changer, moderniser, libéraliser l’économie et les institutions françaises. Il n’a pourtant pas réalisé la reprise économique attendue ni consolidé le leadership français en Europe. La France reste derrière l’Allemagne en termes de croissance économique, de productivité, de concurrence et d’emploi.

En générale, les observateurs soulignent qu’aucune formation partisane n’a apporté dans son agenda les réformes nécessaires pour la sévère crise économique actuelle. Selon eux, la société française n’est pas encore prête à reconnaître la gravité de la situation économique et veut préserver ses droits et privilèges garantis par l’état de providence. L’hebdomadaire anglais The Economist décrit la France comme « un pays en déni » et a qualifiée sarcastiquement la campagne de « plus frivole des campagnes », n’engageant pas de sérieuses propositions économiques en vue de la situation. Dans cette lignée pessimiste, on peut interpréter le vote pour Hollande comme le désir de « revenir à la normale », à la période d’avant la crise, espérant que cela ne soit pas une illusion. Dans une interprétation plus optimiste, on peut penser qu’une brèche est ouverte dans le débat public contre la pensée unique du néo-libéralisme. En renouvelant le modèle keynésien, le Parti socialiste promet la croissance, l’augmentation des dépenses de l’Etat, de l’emploi et l’imposition des plus riches comme alternative aux politiques libérales. Il affaiblit ainsi l’hégémonie de l’idéologie dominante qui impose les politiques néolibérales comme la seule voie économique possible, comme une « normalité », une doxa.

Le fait que les Français sont moins touchés par la crise que d’autres pays européens ne signifie pas pour autant qu’ils ne soient pas anxieux de leur futur. La montée des partis d’extrême droite s’explique par ce terrain fertile aux politiques de peur, au repli national et aux discours xénophobes. La crise économique facilite la stigmatisation des immigrés et des musulmans, tenus responsable de confisquer l’emploi, d’abuser des prestations sociales et d’envahir la vie publique par la visibilité de leurs signes religieux et de leurs mœurs archaïques. C’est par un discours nationaliste à la fois contre l’Europe et contre les migrants musulmans que la figure féminine du parti d’extrême droite, Marine Le Pen, a fait son entrée dans la scène politique. Elle a consolidé son leadership au sein du parti de son père, le Front national, et apparait désormais comme la dirigeante potentielle de la droite française. Finalement, Marine Le Pen est la seconde gagnante de cette campagne, elle a réussi à imposer son agenda politique. Elle n’est pas une exception en Europe. Les mouvements d’extrême droite se déplacent dans l’échiquier politique des pays européens  vers le centre et gagnent une nouvelle légitimité. On peut dire qu’ils se « normalisent » aux yeux du public.

Durant les dix dernières années, nous avons été témoins d’un phénomène observable partout en Europe, de multiplication des figures publiques et des voix annonçant la fin du multiculturalisme. En critiquant les contraintes du politiquement correct des normes et des discours publics, ils cherchent à se débarrasser des tabous antiracistes. C’est en particulier contre l’islam que ces opinions ont trouvé de l’écho. Les séries de controverses publiques autour de l’islam, le voile des filles musulmanes à l’école publique, le voile intégral, la burqa dans les rues, la viande halal, les prières de rues ont changé l’agenda public des pays européens. Ces débats ont fini par effacer les distinctions traditionnelles entre droite et gauche et ont créé un consensus intellectuel et politique sur la nécessité de condamner et d’interdire ces pratiques religieuses et culturelles. Les valeurs du sécularisme et du féminisme ont été avancées comme étant supérieures, permettant de se distinguer de celles des musulmans vivant en Europe. Les politiques de tolérance ont été condamnées non seulement par les politiciens d’extrême droite, mais également par des intellectuels de gauche séculiers. Jacques Rancière qualifie ce phénomène de « racisme d’en haut » car il ne s’enracine plus seulement dans les classes sociales les plus défavorisées mais s’impose par le haut, par le pouvoir de l’Etat et celui des intellectuels. Plus récemment, à la veille des élections présidentielles, Alain Badiou a publié un article sur « Le racisme des intellectuels » dans le journal Le Monde. Il adresse une critique à ceux qui réinventent « le péril islamique », « le conflit des civilisations » et défendent « le pacte républicain ». Ils contribuent à ses yeux  à la prolifération d’un discours anti-immigration, de racisme culturel et de « néo-racialisme ».  Il n’épargne pas ces intellectuels qui selon lui « doivent aujourd’hui rendre des comptes sur l’ascension d’un fascisme rampant dont ils ont encourage sans relâche le développement mental » (Le Monde du 5 mai 2012).

La montée de la popularité  des nouvelles figures d’extrême droite s’appuie sur une banalisation des discours anti-immigration et anti-islamique. Des intellectuels de gauche séculiers, comme des conservateurs de droite, se rejoignent sur la « normalisation» des politiques anti-islamique et anti-immigration par une récupération des valeurs de la République. Comme beaucoup l’ont suggéré, le Front National est légitime au même titre que toute formation politique, il ne doit plus être diabolisé. Des électeurs de Marine Le Pen  affirment sans retenue qu’il n’y a aucune honte et que c’est normal de voter pour une personne qui traduit des sentiments et les anxiétés du peuple. Plus encore, les nouvelles figures populistes d’extrême droite sont en phase avec la société contemporaine. Les porte-paroles ne ressemblent pas à la première génération de dirigeants, patriarcaux et antisémites ; elles se positionnent contre  l’homophobie, se déclarent féministes, défendent le sécularisme et promettent aux peuples de se sentir « chez eux ». Ils deviennent des acteurs légitimes du système à mesure qu’ils intègrent dans leur agenda les politiques de peur contre l’islam et se font le défenseur de la communauté de la nation et de ses intérêts sociaux (ce qui nous rappelle le national-socialisme). 

La récession économique, les discours anti-islamiques et les sentiments nationalistes sont en train de refonder l’espace public et la vie politique en Europe. Les démocraties européennes vivent sous la menace de la montée des politiques d’extrême droite d’un côté et la crise économique de l’autre. Dans un tel contexte, que peut signifier la promesse de François Hollande quand il propose d’être un président « normal » ? Le leitmotiv normal couvre deux orientations contradictoires. D’une part, revenir à la normale, aux traditions républicaines de gauche implique la défense du principe de la laïcité et des valeurs égalitaires aussi bien dans les rapports de sexe que ceux du travail. D’autre part, le mouvement de banalisation des idées de l’extrême-droite, les discours anti-immigration et anti-islam paraissent aujourd’hui naturels, consensuels. Comment le Parti socialiste va-t-il défendre le principe de la laïcité et les droits des femmes sans converger avec l’extrême droite ? Revenir à la normale impliquerait-il la possibilité de créer une alternative au néo-libéralisme, relancer la croissance, reconnaître une France multiculturelle, voire défendre une « France métisse » comme Jean-Luc Mélenchon l’a fait, maintenir le pluralisme démocratique et donner un nouvel élan à l’idéal européen ? La victoire d’un président socialiste en France, au-delà de ses frontières nationales, revêt une chance historique pour l’Europe en général. Cela peut sembler trop optimiste, mais au moins cette alternance donne le soulagement et l’espoir d’une trêve dans laquelle ces aberrations d’extrême droite et du néo-libéralisme pourraient être évitées.

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