En hommage à Laurent Terzieff, Philoctète, une création de Jean-Pierre Siméon d'après Sophocle, présenté dans une mise en scène de Christian Schiaretti entre les 24 septembre et 18 octobre 2009 au Théâtre de l'Odéon, va être rediffusé sur France Culture mardi 13 juillet à 20 heures. Jean-Pierre Siméon a accepté d'évoquer pour les lecteurs de Mediapart l'histoire de cette création.

Dans le domaine de l'art comme ailleurs, les grands événements ont le plus souvent des causes simples et naturelles. Si exceptionnelle que fût l'aventure de Philoctète que beaucoup ont considérée comme un sommet de théâtre, comme la preuve de la puissance expressive pour aujourd'hui d'un théâtre demeuré théâtre, cette aventure est née simplement et naturellement. Elle n'a été en aucun cas l'effet d'un calcul malin, d'une stratégie de production, de la volonté de faire un coup.
Je raconte pour que l'on comprenne bien : il y avait la jeune troupe du Théâtre national populaire, le souci de son directeur Christian Schiaretti de constituer avec elle un répertoire et de lui associer pour ce faire quelques maîtres artisans de leur art, il y avait auprès d'eux un poète puisque le désir de Schiaretti est de refonder le théâtre dans son origine poétique. Un jour au bar du TNP, après un spectacle, Schiaretti me propose d'écrire « mon Philoctète ». Comme on dit : « essaie, pour voir... ».
À ce moment, il n'est question, n'est-ce pas, ni de Terzieff, ni d'Odéon, ni de délai, ni même de production. Il n'y a là que l'ordinaire du travail et le désir continu du poème. Je me mets à la tâche, immédiatement fasciné par la figure de ce solitaire monstrueux dans son île violente. Sur mon bureau, il y a une reproduction de L'homme qui chavire de Giacometti.
Très vite se superpose à l'image de cette silhouette efflanquée, fragile, mais qui tient, celle de Laurent. Oui, j'ai écrit dès lors en pensant à Terzieff mais nul ne doit le savoir, ce n'est qu'un fantasme d'écrivain, la cuisine de l'écriture. Le texte écrit, on en fait une lecture au TNP, Christian est convaincu, on le fera. On a le temps.
Vient la question essentielle : qui pour Philoctète ? Nous évoquons plusieurs noms. Terzieff bien sûr, Terzieff l'évidence. Mais franchement, nous n'y croyons pas, nous n'osons pas. Enfin Christian me pousse : « Tu connais bien Terzieff, essaie, envoie-lui le texte ». Je connaissais Terzieff en effet. Un jour, j'avais reçu une lettre de lui. Il me parlait avec enthousiasme de mon travail de poète, je ne sais comment il en avait eu connaissance, je ne le lui ai jamais demandé. Nous étions devenus amis par et dans la poésie. Il avait lu mes poèmes aux Lectures sous l'arbre. Il était le plus constant, le plus fidèle, le plus déterminé soutien du Printemps des Poètes. La poésie était son aliment et sa force, vous ne savez pas à quel point... Bref, j'ai envoyé.
Trois mois après, il m'appelle : « Jean-Pierre excuse-moi, je suis un misérable (sic) ». Il ne se pardonnait pas de m'avoir fait attendre si longtemps. Mais après, ferme, net, comme toujours lorsqu'il avait décidé : il trouvait le texte magnifique, il était d'accord etc. Une seule condition : il ne voulait que Schiaretti pour la mise en scène. Il avait vu Père de Strindberg à la Colline. Il le jugeait le meilleur metteur en scène du moment.
Une semaine après, il me rappelait pour que je lui confirme : il n'y avait pas de doute, ce serait bien Schiaretti n'est-ce pas ? En septembre 2008, un an exactement avant la création du Philoctète, nous nous retrouvons dans un café de St Germain des Prés. Je ne raconte pas pour l'anecdote mais, vous allez voir, cela dit tout de l'artiste qu'il était : il avait travaillé tout l'été, il savait déjà son texte de A à Z, il m'en disait des extraits... Et il me demanda avec d'infinies précautions, après de ferventes protestations d'amour pour le texte, il me demanda, lui le Grand Terzieff, le maître absolu de la profération du vers, en s'en excusant comme d'un crime de lèse-majesté, l'autorisation de changer... trois mots (dont cordes par cordages parce que « tu sais, au théâtre, certains sont superstitieux », dit avec un sourire de gamin pris en faute).
Ce jour-là, devant moi qui étais comme on l'imagine, éperdu de gratitude et d'admiration, Laurent renversait les rôles. Il me remerciait, s'excusait, s'inquiétait de n'être pas à la hauteur. Il montrait devant la langue du poète, quel qu'il fût, une humilité absolue. Durant les répétitions de juillet 2009, il me demanda un jour, en aparté, s'il pouvait ajouter un troisième « où es-tu » au vers « où es-tu fils où es-tu »... Il n'eût certes pas ajouté un mot sans mon consentement.
À méditer, n'est-ce pas, en un temps où tant de metteurs en scène, voire de comédiens, s'arrogent sans état d'âme le droit d'ajouter, retrancher, bref de réécrire le texte de poètes autrement plus incontestables que moi. Or ce n'était pas seulement l'effet de son exquise et légendaire courtoisie. C'est que pour lui le poème faisait loi, que le respect scrupuleux et intransigeant du texte, de la lettre du poème était le fondement de son art. J'ai assisté à beaucoup de représentations : jamais, entendez-vous, pas une fois, il n'a failli, pas la moindre hésitation, pas un mot oublié ou inversé.
À quinze jours de la première, quand tout nous semblait parfait déjà, il me disait devoir encore travailler les fins de vers ! Rien d'anodin dans tout cela : la virtuosité de Terzieff au plateau ne doit pas tromper, elle n'est que l'effet spectaculaire d'un labeur acharné, d'un engagement physique et d'une probité intellectuelle qui visent une éthique de la justesse, cela même que manifeste la poésie sur la scène et qui aux yeux de Laurent demeurait la justification ultime du théâtre.
On célèbre aujourd'hui le plus souvent Terzieff comme une star qu'il ne voulait pas être alors que ce qui était admirable, exemplaire et irremplaçable en lui résidait dans cette vertu perdue : l'intégrité, le scrupule vis à vis de la langue, la volonté de n'être que le serviteur exact du poème. Le bonheur sans mélange qu'a connu Laurent Terzieff dans l'aventure de Philoctète, le passion avec laquelle il s'y est engagé, la performance magistrale qu'il y a accomplie tiennent sans doute à la coïncidence qu'il y a éprouvée entre sa pensée du théâtre, son désir du poème et l'accomplissement de son travail d'acteur.
Sans rien renier évidemment de son parcours dans le répertoire anglo-saxon dont avec raison il était fier, il me disait il y a peu sa joie d'avoir renoué avec ce qu'il appelait un théâtre de la poésie pure : « Au fond, m'a-t-il dit, je suis un comédien lyrique, je suis fait pour ça ». Je crois pour ma part, parce que l'affection ne nuance pas, qu'il était grand dans tous les registres. Mais il est vrai qu'il était un être profondément, intensément poétique et qu'il a pu trouver dans Philoctète une partition accordée à son chant intérieur.
Mais attention, il ne vivait pas ce spectacle comme un chant du cygne. Laurent avait des projets pour sa compagnie, il était en avant, comme toujours, il envisageait aussi de faire quelque chose avec mon dernier livre de poèmes... La poésie toujours, comme un diapason à quoi secrètement sa vie s'ajustait. Oui, décidément, travailler à être juste, cela résume Laurent Terzieff. Paul Claudel disait : « À tous les surhommes, il faut préférer ce spectacle rare entre tous : un homme juste et juste un homme ». C'était lui.
Jean-Pierre Siméon
6 juillet 2010
N.B. Jean-Pierre Siméon est actuellement « poète associé » au Théâtre National Populaire, à Villeurbanne, et également directeur artistique du Printemps des poètes.