Pourquoi un Français sur deux ne va pas voter ? Et pourquoi un votant sur trois vote FN ?
Je partage les mêmes principes que les milles héros qui ont écrit des tribunes contre l’abstention et contre le FN mais je ne partage pas leur stratégie. La diabolisation, qui a ça de primaire qu’elle est sincère sans être réfléchie, défoule mais ne convainc pas. Ces discours très sérieux et très républicains ne sont pas lus par les électeurs FN, et s’ils l’étaient, ils renforceraient leur sentiment anti-système. Ces leçons de morale alimentent donc le même dégoût qui pousse les électeurs à provoquer une rupture électorale.
La vérité, c’est que je comprends mieux les 22 millions d’abstentionnistes et les 6 millions d’électeurs FN. Je partage leur résignation écœurée. Celle qui les construit en opposition avec le PS et LR plus qu’en adhésion avec le vaporeux programme frontiste. Moi aussi, la classe politique me déprime. Hollande-Sarkozy en 2012, Sarkozy-Hollande en 2017, voilà l’état de notre offre politique.
La politique ne fait pas rêver
Source : LiegeyMullerPons, startup de stratégie électorale data-driven
La tendance est à l’abstention. La politique intéresse moins. Rien ne semble changer alors on se demande de plus en plus à quoi cela sert de voter, surtout si c’est toujours pour les mêmes personnes.
La politique souffre d’un problème d’offre.
La télé est truffée de politiciens dont les discours n’apaisent pas les questionnements quotidiens des électeurs. Quand ils parviennent à convaincre, c’est le plus souvent par leur radicalité. Mais dans la majorité des cas, les palabres sortent des mêmes bouches depuis 10 ans et reprennent les mêmes formules des « valeurs républicaines » et du « vivre ensemble » devenus inaudibles.
Oui, la classe politique semble inamovible et déconnectée.
Comment lui reprocher son manque de vision ? Elle n’a jamais eu de métier en dehors de la politique. Elle est composée d’apparatchiks de tout bord, arrivés jusqu’aux plus hautes fonctions sans courage intellectuel, sans idée, en altérant chaque projet de réforme par mille calculs politiques.
C’est ce que Michèle Delaunay, elle-même ancienne ministre, appelle « le tunnel, ou comment faire carrière sans mettre un pied dans la vraie vie » :
Comment cela est-il possible ?
« Cela » ? Perdre tout pied dans la réalité, n’avoir plus le sens commun. Agir comme si l’on était au-dessus de la règle la plus élémentaire, ne plus savoir entendre raison ou n’en plus avoir. Je n’ai besoin ni de noms, ni d’exemples : ils ne sont que trop nombreux.
L’explication la plus plausible est la plus simple : ces élus n’ont jamais connu la vie réelle. Entrés tôt dans le tunnel, ils n’en sont jamais ressortis.
En cause : la machine à produire la classe politique
Le vote souffre d’un vice de départ : je sais que très peu de bulletins de vote sont susceptibles de l’emporter, et lorsque c’est le cas, ils ne me font pas rêver.
Remontons à la Constitution de la Ve République.
En France, la bipolarisation de la vie politique est induite par la majoritarisation de ses modes de scrutins. Prenons l’exemple du FN : en dépit de son avènement dans les urnes (il est arrivé premier des trois dernières élections nationales), on ne le retrouve pas au pouvoir (seulement deux députés, deux sénateurs et une soixantaine de conseillers départementaux trop peu nombreux pour s’emparer d’un exécutif local).
La constitution favorise l’assise de deux grands partis qui, en se structurant, accouchent des carrières purement politiques décrites par Michèle Delaunay :
Après trente ans d’entre-soi, les voilà à leur tour à la tête d’une écurie : député entouré de ses trois assistants parlementaires et de quelques dizaines de congénères faits au moule; maire à la tête de son Conseil et de son Cabinet. .. Beaucoup demeurent au coeur du mouvement qui les a formés. Au PS, cela s’appelle des courants, après avoir été des motions. A l’ump, cela n’a d’autre nom que celui du mentor, généralement candidat potentiel à la prochaine présidentielle.
Dans cette période, ils apprennent à tuer le père, si ce n’est déjà fait, un exemple récent qui a défrayé la chronique en témoigne. Ils s’agitent aussi pour peu que leur Parti soit celui du Président pour devenir ministre ou secrétaire d’Etat. Peu y arrivent, mais les remaniements sont aussi faits pour ça : élargir le champ des possibles.
Dans cet exercice, deux choix : s’opposer à peine un peu plus qu’il ne faut pour qu’il soit bénéfique de vous enrôler. Être au contraire toujours présent dans la sphère du pouvoir, se rendre souvent au ministère auquel on croit pouvoir prétendre, envoyer des notes, rencontrer les conseillers. Bref, être là, se faire connaître, tout cela n’ayant en soi rien de très grave.
En gros, si je veux prétendre à une responsabilité politique, je dois aujourd’hui entrer au PS ou chez LR, puis rayer le parquet de chacun des échelons locaux et nationaux du parti. C’est-à-dire que je dois polir mes convictions, les débarrasser de toute aspérité réflexive et endosser les messages qui viennent d’en-haut. 84% des Français pensent que les responsables politiques agissent principalement pour leurs intérêts personnels, et ils ont raison.
Dans la grande machine de production des décideurs politiques, il existe un tuyau à côté des partis : l’ENA.
L’école nationale d’administration accouche de plafonds de verre et de rentiers. Une poignée de jeunes adultes y trouve chaque année un ticket qui n’annonce pas le spectacle (on ne sait pas quel métier on va exercer en y entrant), mais seulement le confort du siège (les plus hauts postes de la fonction publique leurs sont réservés). Si bien que les champions des promos Voltaire (les membres du gouvernement) et Senghor (les membres de leurs cabinets) doivent moins leur importance dans la vie politique à leurs idées qu’à un examen qu’ils ont passé à 23 ans. S’y ajoute une culture française de la cooptation qui ne favorise pas le renouvellement ni la rupture.
Pour une multipolarisation de la vie politique et son ouverture aux outsiders
Vers un parti modéré ? Constitution says Nah.
Comment peut-on soutenir la cohérence du PS comme de LR plus longtemps ? L’aile droite du PS a davantage de points communs avec l’aile gauche des LR qu’avec la sienne. C’est pourquoi on parle aujourd’hui de l’émergence possible d’un parti réformiste, d’un parti modéré, libéral, non-conservateur. Il rassemblerait ceux du PS qui assument la politique économique libérale du gouvernement, et ceux des LR qui ne se retrouvent pas dans ses propos les plus réactionnaires et les plus clivants. Après tout, Juppé, Macron et Bayrou sont les personnalités politiques préférées des Français. Eh bien, ils auraient tout à y perdre.
Puisque l’état actuel des institutions interdit l’émergence d’un « troisième homme », je prévois à ce parti consensuel le sort de Bayrou. En régime bipolaire, les campagnes électorales n’aiment pas le consensus, elles sont clivantes. Pour mobiliser son électorat, Hollande a brandi sa taxe à 75%, il n’y croyait pas. Il a fait de la finance son ennemi, il n’y croyait pas. Sarkozy a fait de l’identité nationale et de l’assimilation ses obsessions premières, il n’a pas appliqué un fragment de véritable politique publique en conséquence. Aux Etats-Unis, dont le régime favorise églament une vie politique bipolaire, Trump creuse l’écart avec ses adversaires républicains. Il cartonne à grands coups de propos xénophobes hallucinants, jusqu’à sa proposition d’interdire l’entrée de musulmans sur le territoire américain, alors que les experts pronostiquent quotidiennement son naufrage depuis six mois. Quant à Clinton, elle a lancé sa campagne avec une pub Procter & Gamble bourrée d’immigrés s’exprimant en espagnol et de couples homosexuels. Je ne dis pas qu’ils n’y croient pas du tout, je dis qu’ils tordent leurs idées et leur programme, si tant est qu’ils en aient, pour mobiliser leurs électeurs.
Trois pistes pour réenchanter la vie politique : dé-majoritariser les modes de scrutin, favoriser le renouvellement des élus et remplacer l’Ecole Nationale d’Administration
Cette réflexion sur la production de l’offre politique aboutit à trois propositions concrètes :
1. Modifier la Constitution de la Vème République pour mettre fin au bipolarisme qui rend nos partis schizophrènes et illisibles, donc menteurs. Une réforme constitutionnelle permettrait de changer les modes de scrutin afin de permettre l’émergence de plusieurs partis qui, à l’allemande, feraient des coalitions pour trouver des majorités.
2. Étendre la récente loi sur le non-cumul des mandats et s’assurer en premier lieu de son application. Plusieurs dirigeants LR ont déclaré vouloir l’abroger avant même son entrée en vigueur (prévue entre 2017 et 2020). Le 6 décembre, 159 parlementaires étaient candidats au premier tour des élections régionales.
3. Supprimer l’ENA et la remplacer par des concours dédiés à l’entrée des grands corps de l’Etat. Cela supprimerait les plafonds de verre induits par l’existence de hauts fonctionnaires de droit divin et instaurerait un esprit de « vocation » qui manque cruellement à la haute fonction publique. On passe aujourd’hui l’ENA pour être rentier, on passera demain le concours des plus hautes inspections et juridictions de l’administration par vocation.