Billet de blog 15 avril 2014

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Svoboda, les maraudeurs de la révolution en Ukraine

Quel est donc ce parti d'extrême droite devenu un acteur clé de la révolution ukrainienne? Pour Vasyl Rasevytch, historien à l'Institut d'études ukrainiennes « Ivan Krypyakevytch » de l'Académie nationale des sciences d’Ukraine à Lviv, Svoboda sert d'abord l'immense entreprise de propagande russe après avoir été utilisé par le régime Ianoukovitch.

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Quel est donc ce parti d'extrême droite devenu un acteur clé de la révolution ukrainienne? Pour Vasyl Rasevytch, historien à l'Institut d'études ukrainiennes « Ivan Krypyakevytch » de l'Académie nationale des sciences d’Ukraine à Lviv, Svoboda sert d'abord l'immense entreprise de propagande russe après avoir été utilisé par le régime Ianoukovitch.



VO « Svoboda » (Union pan-ukrainienne « Liberté ») est devenu un parti parlementaire seulement parce qu'il promettait qu'en cas de révolution, il serait la force la plus radicale. En pratique, ce fut un pâle simulacre. Dès le début, la chance souriait étrangement à cette formation politique. Elle lui avait souri, exhibant toutes ses 32 jeunes dents, quand Oleh Tyahnybok et ses « camarades » ont d'abord plongé dans la Confrérie étudiante pour ensuite y perpétrer un putsch social-nationaliste. La population, apathique, a avalé sans broncher cette mainmise sur une organisation démocratique de la jeunesse.

L'étape suivante dans l'ascension de cette force politique fut l'impitoyable exploitation de l’héroïque passé ukrainien. Les mots d'ordre, les symboles et les idées du Parti social-national d'Ukraine (SNPU) [1] servaient explicitement à rassembler l'électorat affichant des idées populistes d'extrême-droite. On a procédé au marquage symbolique du mouvement nationaliste ukrainien, y compris avec des emblèmes évoquant les insignes national-socialistes et fascistes. Le traitement acritique et populiste du passé renforçait dans la population l'idée que Svoboda était le seul héritier sincère des combats ukrainiens pour la libération nationale. C'est en cela d'abord que ce parti a agi en maraudeur : il a grossièrement instrumentalisé l’héroïque passé ukrainien à des fins bassement partisanes.

La rhétorique extrêmement radicale du SNPU, puis de Svoboda, était toujours commode pour le pouvoir de l'ancien président Koutchma, puis de Ianoukovytch. Premièrement, les actions énergiques, théâtralisées, de Svoboda lui apportaient sans cesse de nouveaux supporters, ce qui d'ailleurs lui ouvrait des perspectives parlementaires non négligeables. En outre, ses incessantes pérégrinations sur les champs de « l'histoire héroïque » assuraient aux régimes de Koutchma et de Ianoukovytch des effets de propagande faisant croire à une menace venant du côté des « bandéristes déchainés ». [2]

Cette propagande était très utile dans toutes les élections parlementaires et présidentielles. Elle permettait aux technologues politiques progouvernementaux de cataloguer les Ukrainiens, de détourner leur attention des problèmes sociaux et économiques quotidiens, et empêchait les Ukrainiens de l'ouest et de l'est du pays de se consolider.

Deuxièmement, l'intense flagornerie du pouvoir envers Svoboda, et le « nettoyage », par ce pouvoir, du champ électoral en Ukraine occidentale à son profit exclusif, ont fini par discréditer et marginaliser les partis démocratiques et libéraux. Curieusement, les politiciens et les politologues semblaient ne pas remarquer cette évidente et totale bienveillance, du pouvoir envers ce parti « radical de droite ». Le fait que le parti Batkivchtchyna [3] ait été empêché de participer aux élections dans les régions de Tarnopol et de Lviv a assuré à Svoboda un succès considérable dans cette région. [4] Cette symbiose électorale entre le pouvoir et Svoboda fut un nouvel exemple de maraudage dirigé contre la démocratie en Ukraine.

Se servant de la rhétorique nationaliste révolutionnaire de l'OUN, datant du XXe siècle, les militants de Svoboda ont occupé des sièges douillets dans les conseils locaux, et participent à une braderie éhontée de la propriété communale moyennant des pots-de-vin. Ils firent leur entrée au parlement en promettant à leurs électeurs que « leur main ne tremblerait pas », mais restaient en embuscade. Quelques bagarres et coups de poing devant les caméras, pour le spectacle - voilà où s'arrêtait l'ardeur révolutionnaire de nos néo-bandéristes.

En outre, ils ont orienté presque toutes leurs actions de manière à focaliser l'attention de l'Ukraine occidentale sur le passé, et à ramener les débats publics à des bavardages absurdes sur des ennemis ou des héros historiques. Curieusement, la rhétorique xénophobe et antisémite des « svododiens » n'a jamais déclenché des poursuites. Bien au contraire, elle était instantanément reprise et amplifiée dans les principaux médias ukrainiens, ce qui permettait de renforcer l'image des habitants de l'Ukraine occidentale comme étant des nationalistes cavernaires.

De plus, certaines opérations spéciales de communication furent menées si habilement que même des buzz sur internet finirent par véhiculer des figures de propagande comme par exemple celle-ci : l'Union européenne, ce sont des fascistes camouflés, qui restent en embuscade pour pouvoir rafler une Ukraine florissante et indomptable ; et leur réservoir en Ukraine, ce sont les « euro-fascistes » de Svoboda, descendants en ligne directe des combattants de l'OUN, de l'UPA [5], et même de la Division SS-Galizien.[6] Il s'avérait donc vain d'expliquer que le néonazisme tombait en Europe sous le coup de la loi, et que Svoboda n'était nullement un parti pro-européen.

Ce chimérique monde bipolaire, construit par la propagande russe et ukrainienne, fonctionnera encore longtemps dans les têtes de nombreux Ukrainiens. Et si Svoboda n'a pas avoué, pendant les événements révolutionnaires, son caractère non-démocratique et eurosceptique, c'est parce que ce parti veut utiliser illicitement l'énergie protestataire des masses pour ses propres desseins.

De toute façon, l'attitude de Svoboda ces derniers mois suscite plus de questions que de réponses. Il n'y a pas des preuves directes de machination ou de fourberie, et il ne peut pas y avoir ; mais il y a des actes ! Une des conséquences les plus surprenantes des activités de l'Euromaïdan à Kiev est que celles-ci ont très sérieusement mis en cause le radicalisme de droite et le caractère « révolutionnaire » de Svoboda. La première salve est venue du Secteur de droite, lequel, se situant à droite de Svoboda, observait depuis un certain temps son mimétisme. Pourtant, même cela n'a pas arrêté Svoboda, qui a poursuivi ses agissements provocateurs. A Lviv, dès la constitution du Maïdan local, les gens de Svoboda ont tout de suite essayé d'en prendre la direction. Ils ont réussi à imposer leur rhétorique et symbolique pendant un certain temps, mais pas plus que cela.

Le pas suivant dans ces OPA hostiles fut la tentative de subordonner le Conseil du Maïdan de Lviv. A deux reprises, Iryna Sekh, députée de Svoboda, avait essayé d'imposer une composition du conseil où seuls siégeraient des représentants de partis, en se référant à d'imaginaires décisions qui auraient été prises à Kiev même. Les intentions des gens de Svoboda sont compréhensibles : au cours des derniers mois, le niveau de confiance envers ce parti a baissé incroyablement. Même l'astuce consistant à nommer Oleh Sal, un général de police haï, au poste de préfet de la région de Lviv, fin octobre 2013, ne fut d'aucun secours. La mollesse des critiques exprimées par le groupe de Svoboda dans le conseil régional montre qu'il s'agissait d'une simple mise en scène, d'un paratonnerre pour le régime de Ianoukovytch, d'une bouée de sauvetage pour le parti.

Entre-temps, éclata la révolution. On aurait pu penser que, pour le parti radical de droite le plus « révolutionnaire » de l'Ukraine occidentale, le temps rêvé était arrivé. Ce fut de nouveau une désillusion totale. Au lieu de mettre à exécution ses menaces contre le régime haï, Svoboda commença à déambuler dans les arrières, sans oublier en même temps de fournir à la propagande du Kremlin des arguments pour dénigrer le Maïdan. Ainsi, sans consulter personne, les « svobodiens » ont subitement occupé l'immeuble de la préfecture de Kiev, et l'ont transformé en siège de leur état-major. Immédiatement, leurs activistes accrochèrent au-dessus de l'entrée principale un énorme portrait de Stepan Bandera, signalant ainsi à l'est, au sud et au centre de l'Ukraine que l'Euromaïdan était soi-disant occupé par des « bandéristes ». Les locaux de l'immeuble furent abondamment décorés avec des symboles historiques nationalistes et les drapeaux de Svoboda.

On peut se demander : pourquoi faire ? Uniquement « pour la photo », pour les effets de propagande - telle sera la réponse. Tout comme l'idée du défilé aux flambeaux, soi-disant pour commémorer l'anniversaire de Bandera. Si quelqu'un pense que Svoboda n'avait pas de mauvaises intentions en orchestrant une action dans le style du Troisième Reich nazi, alors qu'il feuillette les journaux télévisés russes pendant les semaines suivant cet événement. Cette « marche », dont personne n'avait besoin, est devenu l'atout central de la propagande anti-ukrainienne dans la télévision russe.

Les dernières actions des « svobodiens » ne se distinguent en rien : que de piètres tentatives d'attirer l'attention ; telle cette déclaration sur les menaces émanant de mystérieux criminels non-identifiés contre les familles des activistes du parti ; elles auraient été proférées pendant les négociations de Svoboda avec le pouvoir (!). Une question se pose alors : quels autres pourparlers secrets ce parti menait-il encore avec le régime de Ianoukovytch ? Pourquoi n'a-t-on pas rendu publics les noms des participants à ces pourparlers côté gouvernemental, et qui y auraient amené des criminels ? Pourquoi le parti Svoboda tente-t-il de « saisir » les bâtiments des administrations régionales à Lviv et à Rivne ? Pourquoi suscitait-il des affrontements avec le Secteur citoyen de l'Euromaïdan de Kiev, tout en n'étant pas très visible sur les barricades ?

Des questions également à l'adresse des députés « svobodiens », Iryna Farion et Youri Mykhaltchychyne : pourquoi leur ardeur « révolutionnaire » se limite-t-elle à calomnier et à discréditer le Maïdan ? En général, on a l'impression que Svoboda se comporte dans les arrières comme un maraudeur, qui profite de chaque tumulte révolutionnaire pour récupérer le meilleur morceau et se nourrir de ce qui ne lui est pas dû. On n'arrive pas à comprendre pourquoi les dirigeants des partis d’opposition présents au Maïdan s'obstinent à ne pas voir l'activité destructrice de cette formation politique. Ont-ils peur d'une scission ? Pourtant, avoir des maraudeurs dans ses arrières est autrement plus dangereux que reconnaître publiquement qu'il n'y a pas d'unité.

Pendant longtemps, les politiciens et les politologues ukrainiens n'avaient pas trop le courage d'analyser les interventions publiques de Tyahnybok. Il s'agissait, en grande partie, d'un tribut rendu à cette unité mythique que l’on nous sommait de protéger comme la prunelle de nos yeux. Un tribut rendu inutilement. Dans une intervention au parlement, Tyahnybok a adressé à toute l'Ukraine russophone un message clair. Parmi les tâches posées devant la Révolution de la dignité, il a cité en premier lieu « la décriminalisation », c'est-à-dire l'éradication de la délinquance, et en deuxième lieu « la dé-russification ». Un hasard ? Je ne crois pas. Chaque parole de ce politicien est très soigneusement pesée ; il n'est pas de ceux qui parlent avant de réfléchir. Alors comment, après pareille déclaration, pourrait-on espérer des actions solidaires de tous ceux qui - à Dnipropetrovsk, à Odessa ou à Mykolaïv - ont subi les affres du régime de Ianoukovytch ?

En tout cas, après avoir examiné tout cela, il convient de se demander qu'est-ce que Svoboda, et que veut cette formation. Hélas, il n'y a pas de réponse explicite ; reste le choix entre l'inconsistance politique et un cynique maraudage. Si le problème est que les activistes de Svoboda ne comprennent pas que leur modèle pseudo-bandériste de l'Etat est inacceptable et impossible à réaliser dans l'Ukraine d'aujourd'hui, alors il faut les traiter comme des participants boiteux au processus politique. Par contre, s'il s'agit d'un calcul cynique, alors cela signifie que ce parti, tout comme les communistes, s'agrippe au pouvoir de toutes ses forces. Dès lors, il ne faut surtout pas compter sur lui dans cette période révolutionnaire.

Au contraire, il faut s'attendre à bien d'autres provocations dont le seul but sera de tenter de rehausser ses notations qui s'effritent. Les pronostics pourraient devenir particulièrement alarmants si l'on prend conscience du fait que Svoboda pourrait chercher à rehausser ses notations en essayant de rivaliser avec le Secteur de droite.

La présence de Svoboda dans le spectre politique de l'Ukraine est indispensable pour le régime de Ianoukovytch. Une formation politique, qui imite seulement le nationalisme radical sans appartenir en réalité à cette mouvance, n'est qu'une banale soupape de sécurité par laquelle se volatilise lentement l'énergie révolutionnaire. Les nationalistes révolutionnaires en paroles, mais pas en actes, sont nécessaires à cette junte kleptocratique pour qu'elle continue à garder le pouvoir de manière en apparence démocratique. C'est cette perpétuation et résilience que le mimétisme néonazi de Svoboda assure au régime de Ianoukovytch. Elle fournit aussi des arguments pour la propagande, nécessaires afin de convaincre définitivement la plupart des électeurs à l'est et au sud du pays que l'idée ukrainienne est synonyme de fascisme.

De plus, la présence sur le Maïdan d'un parti comme Svoboda est nécessaire au pouvoir pour estampiller le mouvement citoyen démocratique avec des slogans nationalistes qui étaient en vogue dans les années trente et quarante du XXe siècle ; pour l'affubler de signes extérieurs semblables à ceux des mouvements nazis (drapeaux rouge-noir, slogans « L'Ukraine au-dessus de tout », « Gloire à la nation - mort aux ennemis », la bannière avec le portrait de Bandera hissée à l'entrée d'un immeuble de la préfecture de Kiev), et ainsi le discréditer dans l'œuf. On marginalise de cette façon un mouvement démocratique opposé au régime, et, plus important encore, on écarte le principal objectif du Maïdan pour lui substituer des slogans pseudo-historiques qui ne disent pas grand-chose à la majorité des Ukrainiens.

Le pouvoir, en détournant l'Euromaïdan des problèmes actuels liés aux réformes sociales et économiques (tels que lutte contre la misère, l'injustice et la corruption) - et en le faisant par l'intermédiaire de Svoboda et à l'aide de slogans comme la construction d'un Etat national et la nécessité de vénérer des héros nationaux - , conduit l'Ukraine au bord de l'éclatement. Il excite et dresse les unes contre les autres des régions ayant des traditions historiques et culturelles différentes. C'est pourquoi, l'activité de l'Union pan-ukrainienne Svoboda aide utilement le pouvoir à manipuler les Ukrainiens tant au niveau régional que national.

Vasyl Rasevytch
historien, travaille à l'Institut d'études ukrainiennes « Ivan Krypyakevytch » de l'Académie nationale des sciences d’Ukraine à Lviv

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Ce texte a été initialement publié dans Le Monde diplomatique - édition polonaise, n° 3 (97), mars 2014. Il reprend des extraits d'articles publiés en janvier et février 2014 sur le site www.zaxid.net. L'auteur, historien, travaille dans l'Institut d'études ukrainiennes « Ivan Krypyakevytch » de l'Académie nationale des sciences d’Ukraine à Lviv.

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[1] Fondé en 1991. A pris le nom de Svoboda en 2004.

[2] Du nom de Stepan Bandera (1909-1959), leader de l’Organisation des nationalistes ukrainiens (OUN), dite bandériste. Il fut allié de l’Allemagne au début de la Seconde Guerre mondiale, puis arrêté par la Gestapo en juillet 1941 pour avoir proclamé l’indépendance de l’Ukraine, et emprisonné jusqu’en septembre 1944 dans le camp de concentration de Sachsenhausen.

[3] L’Union pan-ukrainienne « Patrie » ; parti de Ioulia Tymochenko, créé en 1999.

[4] En 2010, une de nombreuses manipulations électorales du régime de Ianoukovytch a consisté à enregistrer en plusieurs endroits (dans les régions de Lviv, Ternopil, Kiev, Lougansk et Kryvyï Rih) des listes présentées par l'ancienne opposition interne du parti "Batkivchtchyna", expulsée déjà du parti. Ces listes furent enregistrées sous la dénomination de Batkivchtchyna. Puis, juste avant les élections, elles ont été annulées. Ainsi, plus de 11% d’électeurs n'ont pas eu la possibilité de voter pour ce parti.

[5] L’UPA, Armée insurrectionnelle ukrainienne, fondé en 1943 par l’OUN bandériste, s’est battue pour l’indépendance de l’Ukraine contre l’occupant allemand, la domination polonaise et l’Union soviétique. Après la guerre, elle a continué la lutte armée en Pologne orientale jusqu’à 1947, et en Ukraine occidentale jusqu’à la moitié des années cinquante.

[6] Unité ukrainienne créée en 1943 par la Waffen-SS dans les territoires de la Galicie, en Ukraine occidentale.

Traduit par Zbigniew M. Kowalewski et Stefan Bekier

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