«A l’heure de commenter savamment les résultats [des élections législatives en Algérie], comme s’ils étaient le reflet exact de la population, on oublierait presque que ce sont les non-votants que l’on entendait dans la rue, le jour du vote, exprimer très distinctement leur point de vue, avec un slogan : “Manvotech”, je ne vote pas. » Par Malika Rahal, historienne, chargée de recherche à l’Institut d’histoire du temps présent (IHTP).
Depuis que l’on a annoncé vendredi les résultats des élections législatives algériennes, les médias rivalisent d’analyse : les résultats sont manifestement rassurants, dit-on, qui confirment le FLN au pouvoir (malgré les faux adieux du président Bouteflika le 8 mai dernier), associé à son cousin germain le RND, le Rassemblement national démocratique du premier ministre Ahmed Ouyahia, loin devant l’Alliance verte. Beaucoup sont soulagés de la défaite des islamistes, prêts à fermer les yeux sur la façon dont elle a été obtenue, et à faire la sourde oreille aux critiques de la seule Commission nationale d’observation des élections (1). La participation, évaluée à plus de 42 %, dément la défiance de la population à l’égard du régime, serine-t-on, en écho aux propos du porte-parole du FLN (2).

Rares sont ceux qui dénoncent la fraude. Et à l’heure de commenter savamment les résultats, comme s’ils étaient le reflet exact de la population, on oublierait presque que ce sont les non-votants que l’on entendait dans la rue, le jour du vote, exprimer très distinctement leur point de vue, avec un slogan : Manvotech, je ne vote pas ; que dans les jours qui ont précédé l’élection, c’est sur ceux qui appelaient au boycott que s’abattait la répression (3). C’est sur ces non-votants – la première force politique d’Algérie – que je propose de revenir avec un texte d’abord mis en ligne sur un carnet de recherche au soir même du vote. Ce texte, qui suit, doit beaucoup aux camarades journalistes qui m’ont embarquée dans leur travail. Merci à eux.
« Manvotech ! », chronique d’une historienne en campagne
Pour mon arrivée à Alger, l’actualité l’emporte sur l’archive. C’était aujourd’hui jour d’élections législatives en Algérie, et pour moi, l’occasion d’une tournée d’Alger à la Kabylie, pour visiter plusieurs bureaux de vote. Je n’ai pas résisté à l’invitation d’amis journalistes ; je n’aimais d’ailleurs pas l’idée de me voir infliger ce soir des chiffres de participation parfaitement invraisemblables sans aucun moyen de les vérifier. J’avais déjà écouté la radio nationale la veille : en parfaite synchronie la chaîne 1 (arabophone) et la chaîne 3 (francophone) avaient annoncé une participation record dans l’émigration (4), qui s’expliquait, disait-on, par le discours de Sétif du président de la République à l’occasion des célébrations du 8 mai 1945. On évoquait ainsi en multilingue un enthousiasme populaire qui me laissait rêveuse et n’avait aucun correspondant autour de moi.
De fait, ce soir, le ministre de l’intérieur Daho Ould Kablia annonce un taux de participation d’environ 35% à 17h30, ce qui au vu de cette petite virée, est parfaitement risible. En fin de soirée, on annonce entre 40 et 50% de participation.
Vers 11h00 du matin, à Belcourt, les bureaux de vote étaient quasiment vides. Deux centres de vote à « 10 000 électeurs », en plein cœur de ce quartier populaire à forte densité de population, étaient très calmes. L’ambiance dans les bureaux était à une franche (et un peu curieuse) ouverture : c’est sans souci que nous avons pu entrer, poser des questions, obtenir les chiffres bureau par bureau et même discuter avec les assesseurs et les chefs de bureau de leur propre avis sur l’élection.

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Paisibles, donc, ces bureaux. Et vides, chaque responsable de bureau indiquant une participation inférieure à 5% à la mi-journée. La discussion s’engage avec des assesseurs pour savoir s’ils allaient voter ou pas. L’une explique qu’il fallait voter afin d’éviter l’invasion par les forces de l’Otan : l’argument a en effet été brandi, parmi d’autres, pour pousser les électeurs aux urnes dans les derniers jours. Une autre qu’elle ne votera pas. Le chef de bureau lui-même le dit clairement : « Manvotech ! » (je ne vote pas). « Pour les photos », nous a-t-on indiqué, il faut aller à l’école Sékou Touré de Belcourt. En effet, deux des bureaux étaient plein à craquer, les autres toujours aussi vides (avec la même proportion de votants). L’explication se fait jour : les deux bureaux étaient réservés aux militaires et aux policiers, très fortement encouragés à participer et tous venus en civils. Un seul votant civil sortant d’un autre bureau essuyait très consciencieusement et longuement l’encre de son doigt avec un Kleenex. Penaud, il avoue très vite : « votet » (j’ai voté).
On nous répète : les gens ont fait la grasse matinée, ils viendront plus tard… En fait, beaucoup de ceux qui veulent voter ont choisi de voter tôt pour profiter ainsi d’une journée chômée et d’un week-end de trois jours. Les téléphones sonnent, les rumeurs circulent, il y aurait eu des émeutes localisées à Bouïra et Bejaïa, où des bureaux de vote auraient été saccagés.

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À Bab-el-Oued, visite du très important centre de vote du lycée Abdelkader. Les chiffres sont les mêmes qu’à Belcourt (environ 5%), la cour du lycée également calme. Seule la délégation de l’Union africaine, menée par Joachim Chissano, crée de l’animation. Le dialogue est surréaliste entre Chissano et les journalistes : alors comment ça se passe ? non, pour vous comment ça se passe ? non vous d’abord, c’est nous qui posons les questions. Tout le monde est donc à la recherche d’informations. Chissano s’amuse : aujourd’hui c’est nous qui demandons, demain, à 16h00, à l’hôtel Aurassi, nous parlerons lors de notre conférence de presse et vous pourrez nous questionner. L’un des délégués m’explique que pour l’heure tout se passe plutôt bien : dans d’autres lieux du monde, dit-il, « nous avons marché sur des cadavres pour aller d’un bureau à l’autre ». C’est vrai qu’en Algérie, ça fait plusieurs années qu’on ne trouve plus de cadavres à l’angle des rues. C’est vrai aussi que le vote se déroule tranquillement, selon toute apparence. Et que les jeunes hommes rencontrés à l’extérieur du lycée n’entrent pas dans le cahier des charges des observateurs, qui étudient le déroulement des opérations de vote dans le pays, et pas le niveau de frustration et de colère de ses habitants.
L’un de ces hommes au dehors avait sursauté à la question de savoir s’il avait voté, comme si nous allions, nous aussi, le harceler. Il crie que bien sûr les journalistes écriront qu’il a voté même si ce n’est pas vrai, que bien sûr ils déformeront ses propos, car personne ne dit la vérité. Il vomit sa rancœur dans une longue diatribe : l’adolescence gâchée par la guerre civile, le mal-logement, le pays perdu. Les Américains veulent venir ? Mais qu’ils viennent, on les accueille ! Manvotech ! comme un refrain. Jamais ce pays n’a rien fait pour nous. Manvotech ! Il sort quelques dinars de sa poche pour nous montrer l’étendue de sa fortune, nous montre sa chemise. Manvotech ! Ses amis acquiescent. Manvotech ! Manvotech ! Il hurle ce que tant de personnes nous ont répété aujourd’hui.
Mais pour les observateurs observants, il est hors sujet.
Ils sont tous hors sujet.

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Dans l’après-midi, nous prenons la route pour Bouïra, afin de savoir ce qu’il en est des émeutes. Sur la route, la douce musique de la radio nationale crée un curieux effet « Corée du Nord » : « L’élément marquant de cette demi-journée, c’est la forte présence des jeunes », indique un commentateur (Alger chaîne 3, 14h30). Rires dans la voiture. L’argumentation se déroule : le discours de Sétif du président de la république aurait mobilisé massivement les jeunes. Il est vrai que le président Bouteflika y affirmait que sa génération (c’est-à-dire la génération de la guerre de libération) était désormais fatiguée, usée et désireuse de passer le relais : discours d’adieu pour certains, il était perçu par d’autres comme une fausse promesse de départ pour mobiliser les votants. Il est devenu le pivot du discours officiel des médias lourds.

À Bouïra, où la participation est traditionnellement très élevée, elle ne dépassait pas les 20% vers 17h00. Et effectivement, l’on y photographie notre première « votante », qu’un assesseur aide à prélever chacun des plus de quarante bulletins (!) avant de passer dans l’isoloir. Rumeur : il y aurait eu des émeutes à Belcourt, d’ailleurs une vidéo a été mise en ligne. Mais nous y étions à l’heure dite, et n’avons vu aucune émeute. L’info s’avère une intox, confirmée par d’autres sources, et les vidéos des documents recyclés d’anciennes émeutes.
Direction la daïra de Mchadallah, où, dans le village de Saharidj, les citoyens ont mis à sac les bureaux de vote dès le matin et détruit les urnes pour empêcher l’élection. Alors que l’émeute s’était interrompue, en début d’après midi de nouvelles urnes ont été apportées depuis Bouïra. Elle a repris et est toujours en cours à notre arrivée, les CNS(Compagnies nationales de sécurité) faisant l’objet de lancers de pierre nourris et constants. L’énervement est monté depuis le matin, et la foule d’émeutiers (entièrement masculine) se demande si nous ne sommes pas des agents de police venus les photographier en vue d’arrestations à venir, comme c’est si souvent le cas. La phrase « je suis historienne » rend tout le monde perplexe. M’enfin, il semble clair au final qu’aucun agent des services n’utiliserait jamais une excuse aussi parfaitement incongrue. Sur le départ, nous sommes accompagnés d’une version nouvelle du slogan du jour : « ulac vote ! ulac vote ! » (pas de vote).
Sur le chemin du retour, radio-Corée-du-Nord poursuit son discours halluciné, déconnecté de toute réalité : « Les citoyens sont toujours fiers d’accomplir le devoir électoral » (Alger Chaîne 3, 19h30).
Manvotech.
***
Étais-je historienne en ce 10 mai ? Ce soir, je pense aux sources, à la nécessité de savoir quand il n’existe pas de documentation fiable, à l’utilisation d’entretiens, aux rencontres que comme historien(ne) l’on fait sur le terrain avec des gens qui sont aux prises pas seulement avec leur passé mais avec le présent de leurs vies et avec les combats actuels. Aux risques que peut-être l’on court et que l’on fait courir.
Je n’étais pas si loin de mon métier, je crois, aujourd’hui. Il est minuit, le FLN revendique une victoire nationale. Pour le reste, j’y penserai demain.
(1) Sur les premiers commentaires de la Commission nationale indépendante de surveillance des élections législatives (Cnisel), lire notamment l’article de TSA.
(2) « Le mouvement de masse vers le FLN, c'est le vote de la stabilité, de la sécurité », selon Kassa Aïssi, porte-parole du FLN. Propos rapportés dans Le Monde, 12 mai 2012.
(3) Le cas de Tarek Mameri est devenu emblématique. Voir les articles de DNA, et El Watan. Chacun de ces articles intègre des vidéos qui donnent corps (et parole) à des non-votants.
(4) Le vote des Algériens de l’étranger est réparti sur plusieurs jours, permettant des reportages d’ambiance qui sont aussi des appels au vote à destination de la population de l’intérieur.