Après la victoire, dimanche 10 octobre dernier, du parti nationaliste Ata-Jourt, majoritaire au sud, devant les forces traditionnelles démocratiques, en tête au nord, le pays «se retrouve plus que jamais divisé en deux». Par David Gauzère, géographe, spécialiste de la République kirghize.
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Les dernières élections législatives kirghizes ont été suivies avec attention par la communauté internationale et ont eu valeur d'exemplarité de par leur transparence, leur caractère pluripartite et leur engouement populaire dans cette région du monde habituellement peu encline aux expériences démocratiques.
Pourtant, l'annonce des résultats le lendemain allait prodiguer une douche froide à ses organisateurs, instigateurs de la démocratie et du parlementarisme dans le pays, en premier lieu à la Présidente intérimaire, Roza Otounbaeva (lire la dépêche AFP du 12 octobre).
1.-Retour des vieux démons nationalistes au sud, victoire de la démocratie au nord
La victoire du Parti nationaliste Ata-Jourt devant les forces traditionnelles démocratiques révélait les perversions parfois de la démocratie et surtout la supériorité démographique du sud du pays, ébranlé par la Révolution d'avril et les troubles inter-ethniques de juin dernier.
1 - Première tendance très inquiétante: l'arrivée en tête du Parti Ata-Jourt, vitrine légale de l'ancien Parti Ak-Jol - aujourd'hui dissout - des partisans de l'ancien dictateur Kourmanbek Bakiev, avec 8,89 % des voix (1), a pris un goût de revanche dans les populations villageoises du sud, tandis qu'il a glacé plus d'un Kirghiz au nord des Monts Tian-Chan. Le parti ultra-nationaliste a réalisé d'excellents scores dans le sud, arrivant bien loin en tête. « La Kirghizie aux Kirghiz » était son credo de campagne et, d'après le parti, les minorités ethniques n'étaient que tolérées dans le pays, tant qu'elles se conformaient à la connaissance et au respect de la langue et de la culture de l'ethnie tutélaire kirghize (2).
Composé de cadres de l'ancien régime du dictateur Bakiev évincés lors de la Révolution d'avril dernier, tous ex-communistes bon teint reconvertis dans le nationalisme ethnique, le parti n'a jamais caché ses intentions de vider à terme le sud du pays de ses minorités ethniques, en premier lieu des Ouzbeks, et de faire sécession du reste du pays dès le lendemain du scrutin. Il peut compter sur de puissants relais locaux, comme Melis Myrzakmatov, le maire d'Och, très hostile à la présidente Roza Otounbaeva et favorable à l'éradication des Ouzbeks de sa ville, des chefs mafieux locaux, liés à l'ancien dictateur et à sa famille par un système tribal et clanique traditionnel (Janych, le frère aîné de l'ex-président, avait «uni» sous sa férule tous les chefs mafieux locaux contrôlant les divers trafics de l'héroïne en provenance d'Afghanistan durant l'ancien régime et avait ensuite joué le rôle de principal organisateur et bailleur de fonds des troubles inter-ethniques du sud du pays en juin 2010) (3).
Les avoirs financiers de l'ancien dictateur, «évaporés» dès le lendemain de la Révolution, ont depuis été généreusement distribués depuis Minsk (lieu d'exil de Bakiev) ou directement sur place au Parti Ata-Jourt par des intermédiaires, dans le but de déstabiliser le nouveau pouvoir central de Bichkek. Quant aux Ouzbeks, vu le score élevé du Parti Ata-Jourt dans le sud du pays, il semblerait que la peur et le dénuement les aient poussé à reporter leurs voix sur la liste du Parti Ar-Namys, dirigé par le Général Feliks Koulov, candidat du Kremlin, adepte d'un pouvoir fort calqué sur le modèle russe. Bien que réticent à la démocratie parlementaire, Koulov n'est pas nationaliste pour autant (durant ces élections, il était d'ailleurs LE candidat des déshérités des minorités ethniques du pays).
Les forces démocratiques ont en revanche réalisé un score dérisoire dans le sud du pays, où vivent les deux tiers des citoyens de Kirghizie, où la démographie est plus forte qu'au nord, où les mœurs sont plus conservatrices, orientales et où le poids de l'islam est fort. Les Ouzbeks ayant eu peur des provocations du Parti Ata-Jourt se sont jetés comme un seul homme dans les bras du Général Koulov, en qui ils voyaient un homme fort et protecteur et redoutaient la faiblesse des dirigeants des forces démocratiques, qui leur inspirait craintes et vulnérabilité face aux exactions quotidiennes des nationalistes kirghiz dans le sud du pays (régions d'Och et de Djalal-Abad).
2 - Deuxième tendance, l'arrivée en suivant des forces démocratiques traditionnelles et du Parti Ar-Namys (4) et leurs excellents scores au nord du pays, plus européanisé, industrialisé, russophone, et peu islamisé a, à la fois, confirmé l'adhésion de la majorité des électeurs de cette partie du pays à la démocratie et au parlementarisme et souligné le fossé culturel (voire maintenant religieux) qui les sépare de leurs compatriotes du sud (le Parti Ata-Jourt a, au contraire, réalisé des scores
(1) Parti Ata-Jourt, tendance nationaliste - 8,89 %, Commission Centrale Electorale, 11 octobre 2010. Voir : http://www.shailoo2010.kg/ru/gasshailoo.html
(2) TRILING D., « Kyrgyzstan : Election Could Produce Worrisome Result - Experts », Eurasianet.org, 8 octobre 2010.
(3) Lire aussi «Au sud kirghiz, les liaisons dangereuses» (Mediapart, 8 juillet 2010) et «Le Kirghizistan, rongé par la violence et la crise, élit son Parlement», Radio France Internationale, 10 octobre 2010.
(4) Parti Social-Démocrate de Kirghizie (PSDK), tendance centre-gauche - 8,03 % ; Parti Ar-Namys, tendance bonapartiste - 7,74 % ; Parti Républicain, tendance droite nationale - 7,25 % ; Parti Socialiste Ata-Meken, tendance socialiste réformiste - 5,60 % ; Parti Boutoun Kyrgyzstan, tendance droite autonomiste au sud - 4,84 % ; Parti Ak-Choumkar, tendance centre - 2,63 %, Les Verts Kirghiz - 0,37 %, etc..., Commission Centrale Electorale, 11 Octobre 2010. Tous les résultats: http://www.shailoo2010.kg/ru/gasshailoo.html
(5) « Партия «Ата-Журт» будет оплачивать услуги по решению ЦИК в связи с уничтожением ряда документов (Le Parti Ata-Jourt va payer des services sur décision de la CCE dans le cadre de la destruction d'une série de documents) », Central Asian News, 9 octobre 2010. http://www.ca-news.org/news/504831?from=rss
(6) KARIMOV D., « Спецслужбы Кыргызстана изъяли крупную сумму иностранной валюты, направленной в страну родственниками экс-президента для финансирования одной из партий (Les services spéciaux du Kirghizstan ont trouvé une forte somme en devises étrangères envoyée au pays par des proches de l'ex-Président pour le financement d'un des partis) », 24.kg, 7 octobre 2010.
(7) « Кыргызстан : Оппозиционный нынешнему руководству «Ата-Журт» претендует на четверть мандатов в парламенте страны (Kirghizstan : Le Parti d'opposition au pouvoir actuel Ata-Jourt réclame le tiers des sièges du Parlement du pays) », Fergana.ru, 11 octobre 2010.
« ENEMO Election Observation Mission : 20% of all voters were included into additional voter list at one polling station in Suzak rayon», Central Asian News, 11 Octobre 2010.
(8) KARIMOV D., « Партии, участвовавшие в парламентских выборах в Кыргызстане, договорились о пересчете голосов избирателей, чтобы окончательно определиться с итогами голосования (Les partis ayant participé aux élections parlementaires au Kirghizstan se sont accordés pour recompter les votes des électeurs, afin de définitivement fixer le terme de l'élection)», 24.kg, 13 Octobre 2010.
PODOL'SKAIA D., « Акылбек Сариев : Нас тоже удивил факт прироста избирателей в Кыргызстане на 200 тысяч человек (Alybek Sariev : Nous sommes aussi étonnés du fait de l'augmentation de 200 000 électeurs au Kirghizstan) », 24.kg, 12 Octobre 2010.
KOUTOUEVA A., « Омбудсмен Кыргызстана Турсунбек Акун заявил, что партии «Ата-Журт», «Республика» и «Ар-Намыс» занимались подкупом электората, но конкретных фактов не привел (Le médiateur du Kirghizstan Toursounbek Akoun a déclaré que les partis Ata-Jourt, Ar-Namys et Respoublika se sont occupés à acheter l'électorat, mais n'a pas apporté de preuves concrètes) », 24.kg, 12 Octobre 2010.
Les partis politiques kirghiz ont également grassement rémunéré les citoyens impliqués dans la promotion de leur campagne au quotidien, notamment les fonctionnaires d'Etat, allant jusqu'à leur verser le triple de leur salaire mensuel ordinaire (notamment les Partis Ata-Jourt et Respoublika), KARABAYEV A., « Kyrgyz Citizens Share Thoughts on Upcoming Election », Central Asia On Line, 7 octobre 2010.
David GAUZERE
Docteur en Géographie Humaine et Sociale - Université Michel de Montaigne Bordeaux 3 / Université Nationale Kirghize J. Balasagyn (Bichkek) - Spécialiste de la République Kirghize.