Billet de blog 15 décembre 2009

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Un grand emprunt à contre-emploi

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Mireille Ferri, vice-présidente de la région Ile-de-France et de son institut d'aménagement et d'urbanisme, dénonce un grand emprunt cher et inefficace, en particulier pour les territoires et leurs acteurs économiques.

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« Devoir est l'infinitif de dette » affirmait Léon Bourgeois. Au regard des dettes que prépare le gouvernement pour les générations futures, on aimerait que les promoteurs du grand emprunt national soient conscients de leurs devoirs, et donc de leurs responsabilités, économiques et politiques bien entendu, mais aussi intellectuelles et morales.

Sous couvert de rationalité modernisatrice, l'Etat agit de plus en plus dans une extrême urgence, sans capitaliser les savoirs, les retours d'expérience ni les avis motivés de ses partenaires. Il en résulte une confusion générale - qui divise même la majorité présidentielle et les différents services de l'Etat - et une impasse réelle : le grand emprunt coûte cher, et pour longtemps, sans apporter de bonne solution ni aux besoins de relance économique et d'innovation, ni a fortiori aux besoins des territoires, des gens qui y vivent et y travaillent, ainsi bien sûr que des acteurs qui y investissent.

La véritable urgence est pourtant là : alors qu'il faudrait proposer un projet d'ensemble qui suscite un nouvel élan, la relance d'une mobilisation générale, un développement et une attractivité durables, on aboutit à un nouvel avatar de la logique administrative de guichet et un saupoudrage additionnel de mesures sectorielles. L'innovation territoriale a pourtant besoin d'un cadre d'action clair, d'une gouvernance efficace et pragmatique, d'une vision globale, qui soit à la fois intégrée et transversale. Cet emprunt nous coûtera décidément très cher...

Financièrement d'abord. L'OCDE, qui prévoit que le déficit public français atteindra 8,5 % du PIB l'an prochain, a critiqué cet emprunt, estimant qu'il « interviendra trop tard pour contribuer à la reprise et rendra encore plus difficile l'indispensable assainissement des finances publiques ». Le fait est que le montant fixé ne correspond à rien de précis sinon à un compromis par défaut, un chiffre additionnant des arbitrages... arbitraires. Une partie de la majorité autour d'Henri Guaino proposait même 100 milliards d'euros pour pouvoir investir de manière à réorienter l'économie et assurer un véritable plan de relance. Cette option tranchée n'a pas été retenue et le montant de 35 milliards est trop faible pour pouvoir investir significativement. A l'heure où la situation de la Grèce fait craindre la première faillite d'un Etat européen, Nicolas Sarkozy explique lui que les intérêts de l'emprunt seront « gagés » par des économies supplémentaires sur les dépenses courantes de l'Etat pour rassurer les agences de notation et les autorités de Bruxelles. Bref, de la communication politique très chère au regard de la soupe qui est proposée.

Moralement et politiquement ensuite. Il y a tromperie publique qui annonce de mauvais partenariats et une improbable gouvernance. Sachant que tout le monde s'accorde sur le fait qu'il faut au moins 60 milliards d'euros pour qu'une telle démarche puisse faire effet de levier, il est demandé aux collectivités territoriales de contribuer financièrement pour combler le trou budgétaire. Comme pour le « Grand Paris », il existe un double discours sur les collectivités, mises devant le fait accompli : d'un côté, elles seraient dépensières et incapables de se moderniser ; de l'autre, on compte sur elles au nom de l'intérêt national pour pallier les incapacités de l'Etat à financer et à agir sur les territoires. Même Alain Juppé, promoteur de ce « grand emprunt », proclame « Ce n'est pas du jeu !», et demande à l'Etat de ne pas se défausser en permanence sur les collectivités locales, en faisant peser sur elles le poids du dérapage des dépenses publiques, alors même qu'elles concourent déjà à 73% de la dépense publique.

L'Etat pratique une stratégie politique du chantage permanent qui compromet tous les projets concertés dont les territoires ont besoin ; il se pose en modernisateur éclairé alors qu'il se défausse en réalité de ses responsabilités sans redistribuer les crédits afférents et ne tient aucun engagement : ainsi par exemple des déclarations de Christine Lagarde qui a affirmé que "l'histoire n'est pas terminée" à propos de l'utilisation éventuelle d'une partie du grand emprunt pour financer le très cher projet de métro automatique de Christian Blanc ?

Stratégiquement enfin. D'une part l'emprunt ne promeut pas un projet intégré et cohérent, porteur d'avenir et mobilisant toutes les forces vives des territoires ; d'autre part, il confond innovation et construction de nouvelles catégories administratives. Le découpage en thématiques est caricatural et anachronique : pour obtenir des financements, comme d'habitude, les candidats vont limiter leurs projets en fonction des nouvelles catégories créées pour l'occasion. Et les services administratifs répondront par un saupoudrage pour tenter des équilibres difficiles entre territoires et entre acteurs, et à une multiplication de petits projets.

Tout ceci est l'opposé même du modèle des « clusters », que l'Etat a pourtant étudié dans le monde entier avant d'en faire l'idéologie officielle de la réforme, au nom de la compétitivité. On sait depuis longtemps que l'on n'innove pas par décret : la clé de l'innovation est de fournir un environnement favorable et constructif aux acteurs, propice aux échanges d'idées et de personnes, par-delà les secteurs et les types d'organisations (publics/privés, PME, grands groupes, etc.). Les Etats-Unis, que l'on prend constamment pour une référence en la matière ont proposé une approche fondamentalement différente. Le plan américain préparé par le Conseil économique national (NEC) a comme priorité de développer un environnement propice à l'innovation pour créer des emplois selon une logique d'intervention très claire : « Les gouvernements qui essaient de sélectionner des gagnants finissent trop souvent par gaspiller les ressources et par étouffer plutôt que de stimuler l'innovation. » Le souvenir des échecs français en la matière, du plan informatique aux champions nationaux, n'a pas servi de leçon au chef de l'Etat et à son gouvernement. Le rapport Juppé Rocard suscitait déjà l'inquiétude sur le fond : on ne prépare pas « l'émergence de la ville de demain » en la dissociant des enjeux d'enseignement et de recherche, d'économie numérique, d'énergies renouvelables, de transports du futur, des sciences du vivant ou du soutien aux PME innovantes. L'économie politique des réformes innovantes doit être résolument transversale : il s'agit de combiner les approches pour ne plus traiter les problèmes isolément, alors qu'ils sont interreliés. La pensée stratégique doit se déployer de manière à innover pour développer et faire de la ville sur la ville, de l'urbanité pour les sociétés métropolitaines, de l'innovation sociale pour une attractivité durable des territoires.

Il s'agit donc là d'une limite majeure de ce grand emprunt qui débouche essentiellement sur une logique de guichet, dont l'Etat qui la pratique depuis longtemps connaît pourtant si bien les limites.

Que l'Etat cesse d'encourager les raisonnements fractionnés et sectorisés : l'attractivité et la compétitivité des territoires repose sur une vision intégrée et qualitative du développement, qui se construit collectivement en accompagnant les acteurs, les idées et les pratiques. A cette méthode d'innovation là, préférons plutôt des manières d'agir de manière concertée, collective, au service de l'intérêt général et du bien-être de tous. Chaque projet doit être cohérent avec la démarche globale définie. Pour affronter le changement, il faut transformer ce qui existe ; pour transformer ce qui existe il faut pouvoir piloter le changement de manière globale, ouverte et stimulante, y compris en pariant sur l'innovation sociale, afin d'encourager la création, individuelle et collective. La démarche collective entreprise en Ile-de-France à l'occasion du SDRIF avait fait ses preuves en la matière. Mais l'Etat en a bloqué l'application en Conseil d'Etat. N'est-ce pas l'occasion de refonder un partenariat constructif réellement utile à tout le monde, pour préparer notre avenir sur des bases cohérentes, tournées vers la préparation de l'avenir ?

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