Les usages policiers abusifs du fichier STIC n'avaient pas à être dénoncés par un fonctionnaire de police, a estimé le tribunal administratif de Melun, qui a rejeté trois des quatre requêtes du policier, mis en retraite d'office. Décryptage, par Virginie Gautron, juriste (Nantes), et Frédéric Ocqueteau, sociologue (CNRS-Cesdip).
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Passé le choc du jugement du tribunal administratif de Melun en date du 8 décembre dernier, qui a rejeté trois des quatre requêtes en annulation pour excès de pouvoir introduites par le commandant Pichon contre le ministère de l'intérieur, une nouvelle réflexion s'impose désormais à tous les défenseurs des libertés publiques préoccupés par la menace constituée par les usages liberticides du fichier STIC.
S'agissant d'abord de la situation matérielle du commandant Pichon, 42 ans, elle est hélas très claire. Le 9 décembre à 11h25, le jugement, transmis à son conseil par télécopie valant signification, est devenu immédiatement exécutoire. Philippe Pichon est (mis) à la retraite d'office des cadres de la police nationale. Il ne pourra toucher sa maigre pension de l'État (1025 euros) que dans treize ans seulement, après avoir, durant vingt et un ans, rendu de bons et loyaux services à ses concitoyens. Deux hypothèses s'ouvraient à lui en appel. Ayant refusé de s'adresser directement à la CEDH, recours qui eut été possible et a priori d'issue plus favorable à sa cause, quoique de cheminement beaucoup plus long, il a préféré interjeter appel devant la cour administrative d'appel de Paris. Cette voie, en principe moins longue, reste cependant d'une issue plus incertaine, notamment quant à une requête accessoire également introduite pour obtenir un sursis à exécution. Quoiqu'il en soit, l'appel n'étant pas suspensif, vient à l'évidence de s'engager une nouvelle guerre d'usure dont le ministère de l'intérieur entend bien tirer profit. Comme c'est très souvent le cas, il espère la capitulation du commandant (honoraire) à brève échéance, sachant inévitable son étranglement financier. Ce qui, n'en déplaise aux juristes administrativistes vivant souvent dans le monde confortable du papier déréalisé, constitue à nos yeux, la première des violences de l'Etat à l'égard d'un adversaire courageux désormais tombé à terre.
Et c'est la deuxième leçon à tirer de ce jugement: il a fallu 45 jours au triunal administratif de Melun pour suivre presque aveuglément les réquisitions du rapporteur public énoncées le 20 octobre 2011. Cette juridiction n'a en effet rien trouvé à redire, en dehors d'un simple copier-coller, aux très faibles argumentations du gouvernement sur l'obligation de réserve et de loyauté du fonctionnaire justifiant le prononcé de la sanction maximale, alors que sa carrière fut reconnue exemplaire et surtout, qu'une ordonnance de référé du même tribunal, après avoir admis le doute sur la légalité de la sanction en raison d'une disproportion manifeste, avait ordonné deux ans auparavant, sa réintégration dans son service. Inutile d'épiloguer sur les raisons de ce spectaculaire revirement de position, qui en dit assez long sur les marges de manœuvre d'un tribunal de première instance pris dans l'étau des rapports de force politiques du moment.
Mais ne l'accablons pas, bien au contraire, car il faut lui reconnaître un grand mérite, celui d'avoir osé donner tort au ministère de l'intérieur, en démontrant le caractère illégal de la sanction disciplinaire de la mutation de Pichon de Coulommiers à Meaux en mai 2008. Celle-ci était liée, on s'en souvient, à l'incompatibilité d'humeur avec son chef de service née de leur différend au sujet d'une étude qui aurait comporté des critiques excessives sur la CSP que ce dernier dirigeait. Le tribunal décide en effet (p. 12): «La mesure litigieuse ne saurait être regardée comme ayant été prise dans le seul intérêt du service (...); procédure irrégulière, cette décision, constitutive d'une sanction disciplinaire déguisée, est entachée d'illégalité.» Et condamne l'État à 1 500 euros de dommages.
Concentrons maintenant l'attention sur la petite audace dont a su faire preuve le tribunal en argumentant sur les autres origines de ce différend. Elle conduit à se demander s'il n'y aurait pas là matière à forcer la cour administrative d'appel à fixer une nouvelle jurisprudence sur le sort du lanceur d'alerte en interne, et c'est l'espoir auquel nous nous accrochons. En effet, quatre considérants doivent être très attentivement médités.
En premier lieu, Philippe Pichon n'aurait pas été un authentique lanceur d'alerte, au sens de l'article 10 de la CEDH, «puisque», d'après le tribunal, «il aurait fallu que l'agent concerné fut seul à savoir, ou faire partie d'un petit groupe dont les membres auraient été les seuls à savoir, ce qui se passait sur son lieu de travail et serait donc le mieux placé pour agir dans l'intérêt général en avertissant son employeur ou l'opinion publique». Et pourtant, tous ses efforts réels pour alerter sa hiérarchie depuis février 2007 sur les dérives du STIC authentifiées par les actes sont restés vains. Et c'est bien la raison pour laquelle, en désespoir de cause, par un geste citoyen transgressif, il décida d'alerter l'opinion publique en divulguant à la presse les deux fameuses fiches Stic, objet du scandale. Chacun sait qu'une motivation vénale n'a jamais été au rendez-vous, qui justifie le plus souvent la mise en quarantaine la plus énergique de la brebis galeuse hors de l'appareil, c'est-à-dire la révocation. Imaginons deux secondes le tribunal correctionnel du TGI de Paris se prononcer ultérieurement sur l'inexistence de cette motivation lors de son examen du «délit de violation de secret professionnel», après avoir appelé à la barre les témoins à décharge au sujet des différends de Pichon avec ses supérieurs hiérarchiques... Si le tribunal correctionnel venait à blanchir Pichon, la situation serait à vrai dire bouffonne et ubuesque, on en conviendra, alors qu'elle est devenue pour lui tragique.
D'autant plus que, s'agissant de sa lutte interne contre les usages du fichier STIC, le tribunal administratif observe encore: «Il est constant que le fichier STIC, qui concerne environ la moitié de la population française, comporte un nombre d'erreurs d'autant moins acceptables qu'elles sont susceptibles d'entrainer de graves conséquences pour les personnes concernées, au risque d'attenter aux libertés fondamentales... ». Si ce n'était pas là donner raison au combat du commandant Pichon et de quelques autres, nous en perdrions notre latin (nos humanités). Mais ce n'est hélas pas des seules fiches de deux «people» (Halliday, Debbouze), de candidats aux élections d'opposants au pouvoir en place (A. Soumaré) ou de quelque journaliste du Monde (J. Follorou) dont il est question ici. Il est question des millions de Français moyens suspectés comme vous et nous, qui de victimes se trouvent parfois étrangement transformés en dangereux délinquants, sur les fiches desquels des enquêtes de moralité sont susceptibles de les priver d'emploi, parce qu'elles les présument, souvent à leur insu, et à tort, défavorablement connus des services de police... Rappelons aux citoyens qui s'estimeraient non concernés, que plus d'un million d'emplois peuvent donner lieu à ce type d'enquête. Plus de 100 000 sont réalisées chaque année, occasionnant régulièrement des licenciements ou des refus d'embauche injustifiés (Rapports de la CNIL, 2005 et 2009).
Et le tribunal d'ajouter encore ceci: «...et que l'administration s'est affranchie depuis de nombreuses années des règles de gestion de ce fichier, notamment celles relatives à l'effacement des données, ceci sans qu'aucune mesure ne soit prise par les autorités concernées.» Insistons sur le verbe non utilisé par hasard, qui reconnait indirectement la justesse de l'alerte de Pichon. Pichon s'est affranchi de son devoir de réserve, après avoir prêché dans le désert, parce que «l'administration» s'est affranchie depuis des lustres de son devoir de respecter les règles de gestion gouvernant le fichier STIC. Il n'eut de cesse de démontrer que les détestables coutumes policières devaient être énergiquement combattues par un vrai contrôle hiérarchique, de vrais contrôles extérieurs, une vraie clarification de la licéité de ce fichier. Souvenons-nous qu'il chercha, en vain, l'outrecuidant, à en démontrer le caractère illégal, en posant une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) hélas rejetée par le tribunal administratif ... bien qu'admise par le juge d'instruction!
Las, le tribunal prend tout à coup ses distances, comme s'il avait eu un remords de dernière minute face à ses quelques audaces préalables. Le voilà qui se livre maintenant à une reconstitution totalement fantaisiste du fil réel des événements: «et il était tout aussi constant que ces dysfonctionnements étaient, à la date des faits reprochés, connus d'un nombre important de personnes et étaient d'ailleurs, l'objet d'un contrôle de la CNIL, laquelle a remis un rapport au premier ministre le 20 janvier 2009.»
On se demande bien quelles personnes au parfum sont visées par le tribunal, qui auraient été suffisamment au fait des lentes procédures d'accès indirect à leur fiche (entre douze et dix-huit mois d'attente, malgré un délai légal de six mois) et fort soucieuses de vouloir apurer le contenu de la leur propre, pour ne pas se soucier du sort de l'ensemble des autres. Puisque ce ne sont apparemment pas les célébrités du show business, doit-on en déduire une allusion aux hommes politiques, aux avocats, aux juges, aux universitaires en général, bref à cette minorité de citoyens juridiquement mieux éclairés que la plupart? Mais pourquoi pas à tous les «Français moyens», censés ne pas ignorer la Loi qui protège leur innocence plutôt que leur culpabilité a priori ? Pourquoi pas à tous les «Français moyens» qui pour ne pas ignorer la Loi, devraient plutôt douter de la pureté des intentions policières à leur sujet ? Un tribunal peut-il décemment écrire de ce prétendu nombre important de personnes qu'elles avaient réellement conscience des risques générés par la gestion calamiteuse du fichier STIC, sans les prendre pour des demeurés? D'autant qu'il est plutôt question d'endormir leur vigilance, avec l'appui du groupe de contrôle (ou de légitimation) des fichiers policiers présidé par l'omniprésent Alain Bauer. Dans son rapport de 2008, ce groupe n'est-il pas allé jusqu'à proposer une «une campagne d'information pédagogique» vantant les atouts des fichiers pour «renforcer l'acceptabilité des fichiers au sein de la population», lui démontrer l'existence de «garanties offertes pour la protection des libertés» et pour «lutter contre les idées fausses»!!! (Rapport, 2008, p. 126).
Des entretiens récents auprès de magistrats nous amènent à considérer que nombre de ces spécialistes du droit sont encore loin de se représenter le problème du fichier STIC dans ses justes proportions délétères, sous information qui, au reste, n'est pas vraiment à leur honneur. N'ayons pas la cruauté de rappeler à ce nombre important de personnes, -simples citoyens dont font eux-mêmes partie les juges du tribunal de Melun-, la destination judiciaire réelle de la plupart des fiches non expurgées extraites du fichier STIC. L'accélération des procédures censées évacuer rapidement les contentieux de masse, les usages de stupéfiants par exemple, ont aggravé les effets pervers du fichage à ce sujet. Il est aujourd'hui démontré que les fiches (non expurgées du STIC) influent directement sur l'orientation des procédures judiciaires par les parquets dans le cadre du Traitement en Temps Réel (TTR). Sans la moindre base légale, on les retrouve ensuite dans certains dossiers pénaux, alors que les présumés coupables déférés ont été antérieurement mis hors de cause par d'autres magistrats pour absence de charges suffisantes. De façon plus problématique encore, elles constituent désormais le principal critère de poursuite dans le cadre des directives permanentes adressées par certains procureurs aux OPJ, ces derniers étant alors chargés d'orienter eux-mêmes les affaires, sous prétexte d'éviter un afflux d'appels ingérable au parquet. Or, si d'après le tribunal administratif, un nombre important de personnes en est au courant, doit-on en déduire au risque de la diffamation, que la magistrature du parquet, gardienne des libertés fondamentales, serait devenue la première des complices d'un système à ce point perverti ?
Enfin, ultime argument sur le prétendu contrôle de la CNIL. Cette autorité administrative indépendante, dont le contrôle a priori se limite à des recommandations, en l'absence de tout pouvoir de sanction, a vu ses prérogatives restreintes en 2004. Son avis n'a plus à être favorable et les délais qui lui sont accordés pour se prononcer ont été réduits à deux mois. Alors que cet avis est réputé favorable lorsqu'il n'est pas rendu dans les délais impartis, son manque de moyens l'empêche parfois de se prononcer dans les temps, comme ce fut le cas en 2006 pour le fichier d'éloignement des étrangers (ELOI). Malgré son accablant rapport de 2009, évoqué par le tribunal administratif, l'absence d'empressement du gouvernement à ordonner l'apurement du STIC s'explique.Le dernierrapport de la CNIL sur l'année 2010 vient d'ailleurs de montrer que les taux d'erreurs sur les fiches persistaient à une hauteur de 79%. Or, ce rapport n'avait fait que consolider la thèse de Ph. Pichon, puisqu'il est désormais prouvé que ses alertes internes avaient largement précédé les notes de service du ministère de l'intérieur enjoignant tous les commissariats à se mettre au clair avec le fichier STIC, avant que ne débarquent les enquêteurs de la CNIL.
Ajoutons que le rapport sévère des députés Batho et Bénisti de 2009 n'a hélas rien changé à cette situation alarmante dénoncée par la CNIL, comme l'ont bien montré les dispositions initialement contenues dans le projet de loi de simplification du droit, finalement abandonnées !... Si la LOPPSI 2 (art. 11 et s.) renforce en apparence les dispositifs de contrôle et d'apurement, il faudra plusieurs décennies, sinon plusieurs siècles, pour que l'unique magistrat référent désormais chargé d'assurer la mise à jour des fichiers épuise le stock des enregistrements inexacts ou incomplets (plus d'un million de fiches).
Le petit tribunal administratif de Melun, alors qu'il aurait pu faire montre d'un peu plus d'audace, a véritablement manqué de courage. Il s'est in fine enferré dans des arguments bien spécieux. N'ayant pas osé discuter la jurisprudence abondante et très nuancée qui lui fut servie sur le devoir de réserve des fonctionnaires, il s'est contenté de suivre les réquisitions du gouvernement, en rejetant trois requêtes en annulation. Ce faisant, il a hélas pris le risque d'adresser un message inacceptable à l'ensemble des OPJ et des parquetiers couvrant aujourd'hui leur travail, dans un moment où 127 d'entre eux s'indignent que leur image soit gravement altérée auprès de leurs concitoyens les soupçonnant de dépendance à l'égard du pouvoir exécutif !
En réalité, il est clair que personne en France ne veut vraiment savoir au prix de quelles turpitudes dépend l'efficacité procédurière aux chiffres au sein de la machine pénale, vu que tous ceux qui sont censés en connaître de très près, se désintéressent du sort réel des fiches navette de retour, quand, dans le meilleur des cas, les parquets auraient ordonné l'apurement des fiches Stic au sein des services de police. Rappelons qu'en 2007, seuls 21,5% des classements pour insuffisance de charges ou infraction mal caractérisée, 0,5 % des décisions de non-lieu, 6,9 % des acquittements et 31,2 % des relaxes ont été transmis aux services de police pour rectification en 2007 (CNIL, 2009, p. 17 et s.). Quand bien même cette transmission serait effective, les parquets qui se voudraient vigilants n'ont pas les moyens de vérifier si leurs demandes de rectification sont exécutées, faute de terminaux d'accès au STIC, accès pourtant expressément prévu par la loi du 18 mars 2003. Or d'après le rapport des députés Batho et Bénisti, il n'est pas rare que la police ne s'exécute pas (Rapport 2009, p. 136).
Voilà le contexte dans lequel situer la mise au pilori du commandant Pichon. Tout le monde y a une part de responsabilité, mais personne ne voudra en convenir en particulier. En dépit de la gestion scandaleuse du fichier Stic, en dépit du «caractère illégal des actes auxquels M. Pichon fut confronté» à Coulommiers, en dépit «des graves déficiences dans la manière de servir des supérieurs hiérarchiques directs», comme l'admet le tribunal, en dépit de la saisine classée sans suite pour alerter le procureur de la République de Meaux en vue de l'intéresser aux dysfonctionnements des usages de ce fichier par le biais de l'article 40 du CCP, en dépit du fait que tout le monde savait... le devoir du commandant Pichon était néanmoins de se taire, sans quoi il aurait à en payer le prix fort. Nous y sommes.
Pour la justice administrative de Melun, un bon policier doit toujours se taire; il n'a pas à exposer ses états d'âme consciencieuse aux citoyens, car un bon fonctionnaire de police ne sert pas les intérêts des citoyens libres. Il sert d'abord les intérêts des maîtres de la machine policière, et accessoirement de la machine judiciaire. Puisqu'il avait été dûment mis en garde de devoir se taire au prix de menaces et de harcèlements constants, puisqu'il avait été puni par deux fois de manière humiliante et disproportionnée sur le plan disciplinaire, toutes ces cérémonies de dégradations successives qu'il dut affronter devaient compter pour rien. Puisque le commandant Pichon savait les «risques qu'il prenait en adoptant le comportement qui a finalement fait l'objet de la sanction litigieuse», il devait en assumer seul les conséquences.
Voilà ce qu'est devenue la démocratie transparente d'aujourd'hui, ravagée par le sécuritarisme bafouant chaque jour un peu plus ce qu'il reste de nos libertés. Avec ou sans Philippe Pichon, nous autres, les citoyens moyens, nous ne nous résoudrons jamais à cette caricature de démocratie. Jamais.
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