Billet de blog 16 décembre 2009

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Définir une « écologie rationnelle »

Frank Burbage est professeur de philosophie (Saint-Ouen, Seine-Saint-Denis). Eric Loiselet, ancien secrétaire national adjoint du PS à l'environnement et au développement durable, est tête de liste d'Europe Ecologie pour les régionales en Champagne-Ardenne. Tous deux issus du pôle écologique du PS, ils répondent à Jacques Julliard qui, dans sa « Non à la déesse Nature » publiée dans le Nouvel Observateur, pointe les risques de dérive de l'écologie vers « un fondamentalisme réactionnaire ».

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Frank Burbage est professeur de philosophie (Saint-Ouen, Seine-Saint-Denis). Eric Loiselet, ancien secrétaire national adjoint du PS à l'environnement et au développement durable, est tête de liste d'Europe Ecologie pour les régionales en Champagne-Ardenne. Tous deux issus du pôle écologique du PS, ils répondent à Jacques Julliard qui, dans sa « Non à la déesse Nature » publiée dans le Nouvel Observateur, pointe les risques de dérive de l'écologie vers « un fondamentalisme réactionnaire ».

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Que la question écologique transforme les schémas hérités, dans la pensée comme dans la politique, à gauche en particulier, c'est l'évidence même. Comment faire la synthèse de la question sociale et de la question écologique ? Comment construire une véritable appropriation démocratique des inquiétudes écologiques ? Comment remédier à l'inertie des appareils de partis et à la dispersion des forces à gauche ? Ces questions difficiles méritent que l'on soit attentif, que l'on évite simplifications et caricatures, que l'on entre raisonnablement en débat. La reconstruction d'une gauche qui soit à nouveau à la hauteur des enjeux contemporains tient à de telles conditions.

Jacques Julliard fait tout le contraire, lorsqu'il se contente, activant les ressorts d'un manichéisme des plus simplificateurs, d'opposer « deux écologies » : la bonne, humaniste et progressiste, bien campée dans la certitude des droits de l'homme à se développer et à user des fruits de la Terre ; la mauvaise, naturaliste et pessimiste, s'autorisant d'un dogmatisme sectaire pour nous intimer d'obéir à une obscurantiste « déesse Terre ».

Cette interprétation est purement et simplement atterrante dans une période aussi décisive. Elle témoigne d'une cécité intellectuelle étonnante à l'égard de ce que l'écologie contemporaine, sur le plan intellectuel comme sur le plan politique, est déjà devenue. Nous voici revenus vingt ou même trente ans en arrière : on n'arrête pas le progrès ! A moins qu'il ne s'agisse, chez un des intellectuels les plus emblématiques de feu la « deuxième gauche », d'une tentative un peu désespérée de sauver, une dernière fois, l'idée que la sociale-démocratie puisse être encore une perspective d'avenir, quitte à la verdir un peu.

L'argumentaire de Jacques Julliard repose sur un double contresens, logique et réel à la fois.

  • Malgré ce qu'il voudrait nous faire croire, on peut tout à fait engager et instruire une critique de l'anthropocentrisme, toujours dominant dans les mouvances « progressistes », sans céder aux délires irrationalistes ou aux régressions sectaires. Il faut et il suffit pour cela de s'intéresser à la multitude des ancrages, des « commerces », des relations, que les sociétés et les civilisations humaines ont su et sauront nouer avec les éléments non humains de l'existence terrestre. La critique du culte narcissique que l'humanité se voue à elle-même, et dont Jacques Julliard se révèle un fervent adepte - c'est d'ailleurs tout à fait attendu dans le contexte du christianisme plus ou moins laïcisé dont il se fait le porte-parole -, n'est pas l'ennemie des Lumières. Elle en réactualise au contraire la puissance subversive la plus radicale. Spinoza et Diderot l'ont activée dans les temps fondateurs de la modernité. Plus près de nous, Freud et Lévi-Strauss l'ont consolidée avec gravité, notamment lorsqu'il s'est agi pour eux d'analyser les ressorts de la barbarie guerrière ou exterminatrice : «l'homme n'est pas un empire dans un empire ». Et c'est être pleinement rationaliste, aujourd'hui encore, que de chercher à prendre une mesure raisonnable et même savante du système ouvert et complexe que constituent les intérêts croisés des humains et des non-humains sur cette planète. La liberté éclairée, moralement ou politiquement assumée, a toujours le sens d'une autonomie : maintenir et même développer la biodiversité planétaire, articuler la considération et l'approfondissement des droits de l'homme au respect de ce qui n'est pas humain, cela participe effectivement d'un travail d'auto-limitation, d'auto-régulation ; et celui-ci peut très bien se déployer dans l'espace public démocratique, sur la base de ces frictions d'arguments et de normes en quoi consiste le dynamisme propre de la raison. Rien de sectaire et d'occulte là-dedans, au contraire !
  • On voudrait nous faire croire aussi - c'est un cliché éculé dont on s'étonne qu'il revienne sous la plume d'un journaliste cultivé - que la référence à la nature et le souci de sa préservation s'inscrivent dans une logique conservatrice, réactionnaire, voire même fascisante. Cette caricature fausse la donne et brouille les pistes. C'est peut-être l'intention de Jacques Julliard et si tel est le cas, c'est regrettable. La nature n'est pas réductible à un ordre statique, qui serait donné une fois pour toutes et sur lequel il s'agirait de prendre modèle. Elle est un ensemble de processus en devenir constant. Déjà Epicure savait cela grâce à sa physique, lorsqu'il faisait l'éloge d'une sobriété heureuse ! S'inquiéter aujourd'hui des ressources ou des équilibres naturels, du climat ou de la biodiversité, c'est avoir le regard tourné vers la nouveauté, le dynamisme, l'inventivité d'une culture qui saurait tisser, dans ces ouvrages et dans ses pratiques, une relation moins destructrice à l'environnement naturel comme à l'environnement humain. Le souci d'entreprendre dans le monde des changements constructifs plutôt que des destructions est irréductible à la dogmatique conservatrice.

Jacques Julliard se trompe et nous trompe en disant que la critique du productivisme traditionnellement associé aux révolutions industrielles modernes conduit à la nostalgie régressive et à l'illusion des origines. Cette critique invite plutôt à imaginer et à expérimenter des formes d'existence et de vie que l'unidimensionnalité du productivisme et du capitalisme contemporains abîment et entravent. Formater les humains, les animaux, les choses, en faire les produits jetables d'un salariat, d'une alimentation ou d'une consommation sans qualités : ces chaînes mortifères, en lieu et place des liens d'une véritable culture, ne sont pas étrangères les unes aux autres. La vraie question est de savoir si l'on veut d'un monde dans lequel les événements, les rencontres, les expériences, se réduiraient au développement d'une consommation bien usinée, toute entière tendue vers la rentabilité financière la plus immédiate. C'est toute la question des pouvoirs empiétant désormais sur la vie elle-même, et susceptibles de se déployer comme surveillance, contrôle, fabrications des corps et des esprits, qui se pose aujourd'hui.

Il est sans doute utile de pointer le risque d'une moralisation autoritaire, « écologiquement correcte » de nos comportements. Mais il est contre-productif de brandir sans cesse l'épouvantail-repoussoir du « fondamentalisme écologique ». Quelques saint-simoniens, nostalgiques du salut industriel de l'humanité, y trouveront peut-être leur compte ; on se souvient qu'il en subsiste quelques-uns issus, eux aussi, de la « deuxième gauche », chère au cœur de Jacques Julliard. Mais la gauche au travail devrait se méfier des pseudo-concepts et des pseudo-solutions, vers lesquels Jacques Julliard fait immédiatement pencher la balance. Il ne suffira pas d'un peu (et même de beaucoup) de « croissance verte » pour résoudre les problèmes du temps. Car c'est bien la confusion persistante du progrès et de la croissance qu'il nous faut démêler, pour inventer une formule autrement rationnelle de la production, de la distribution, mais aussi de la définition même des richesses.

Aux frontières convergentes du socialisme démocratique et de l'écologie politique, certains y travaillent depuis un certain temps déjà. Si Jacques Julliard veut s'y joindre, il est le bienvenu.

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Frank Burbage et Eric Loiselet co-animent convergence-s, le réseau des socialistes d'Europe Écologie

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