Billet de blog 17 janvier 2012

Georges Le Guelte (avatar)

Georges Le Guelte

Ancien secrétaire du conseil des gouverneurs de l'Agence Internationale de l'Energie Atomique (AIEA). Spécialiste des questions nucléaires.

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Pax Americana, ou la fin du désarmement nucléaire

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Ancien secrétaire du conseil des gouverneurs de l'Agence Internationale de l'Energie Atomique (AIEA). Spécialiste des questions nucléaires.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

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Le discours de Barack Obama, le 5 avril 2010 à Prague, plaidant pour «la paix et la sécurité d’un monde sans armes nucléaires», a été le point d’orgue d’un vaste mouvement de l’opinion en faveur de l’élimination des arsenaux. Ce mouvement avait été lancé le 23 janvier 2008 par le Premier ministre britannique, Gordon Brown, relayé ensuite dans beaucoup de pays par de nombreuses personnalités politiques et militaires. Il semblait aboutir à des résultats concrets, puisqu’un nouveau traité START, qui réduisait encore le nombre des armes aux Etats-Unis et en Russie, était signé le 8 avril 2010. Ces progrès ne pouvaient manquer de se répercuter dans les négociations sur le suivi du Traité de Non-Prolifération (TNP) qui devaient se dérouler à New-York en mai 2010. Les deux volets de la politique lancée en 1968, la suppression des arsenaux et l’arrêt de la dissémination des armes, allaient enfin se matérialiser.

C’est exactement le contraire qui s’est produit. En 2011, la perspective du désarmement est abandonnée, et la non-prolifération est en panne. Il est vrai que le Traité et les mécanismes qu’il a créés comportent quelques lacunes et des ambiguïtés, mais leur échec n’était pas inéluctable. Si la politique définie en 1968 est dans l’impasse, c’est que, dès l’origine, elle a été attaquée par les lobbies de l’industrie d’armement et par les souverainistes.

Les armes nucléaires, des outils au service d'une politique

Le Traité de Non-Prolifération a été une conséquence de la crise des missiles de Cuba en 1962. Pour certains à l’époque, la crise a démontré qu’un conflit nucléaire aurait des conséquences irréparables bien au-delà des frontières des belligérants, et que le seul moyen de l’éviter était de supprimer toutes les armes nucléaires (1). Pourtant, aux Etats-Unis, il ne peut être question d’accepter un accord de désarmement. Selon la version officielle, c’est la menace d’un conflit nucléaire qui a contraint l’URSS à retirer les engins déployés à Cuba et permis de contenir l’expansionnisme soviétique. Les armes nucléaires ont joué un rôle de dissuasion et il faut par conséquent les préserver pour éviter, à l’avenir, de nouvelles confrontations.

C’est une interprétation très particulière des événements. Au plus fort de la crise, en octobre 1962, la Maison Blanche et le Kremlin ont conclu un accord secret, prévoyant qu’en échange du retrait des SS-4 de Cuba, les Américains retireraient les Jupiter et les Thor déployés en Grande-Bretagne, en Italie, et en Turquie, et ce marché a été respecté par les deux parties. La crainte de destruction mutuelle a sans doute joué un rôle dans cette décision, mais si la crise a été résolue pacifiquement, c’est que les dirigeants des deux pays ont préféré une solution de compromis à un affrontement suicidaire. C’est un choix politique et non une obligation technique et, placés dans la même situation, d’autres gouvernants auraient pu faire le choix inverse. L’essentiel est que, jusqu’à la fin de la guerre froide, les deux pays feront tous les efforts nécessaires pour coexister pacifiquement, et pour éviter que leurs rivalités dégénèrent en une confrontation militaire. Plus que l’équilibre de la terreur, c’est cette politique qui a assuré une longue période sans conflit majeur.

Le refus d’éliminer les arsenaux s’explique surtout par des raisons de politique intérieure. Au printemps 1961, dès son arrivée à la Maison Blanche, John F. Kennedy entreprend, comme il l’avait promis pendant la campagne électorale, de combler le «déficit en missiles» dont les Etats-Unis souffraient vis-à-vis de l’URSS. Il annonce la construction de 1000 missiles sol-sol et de 41 sous-marins, des chiffres énormes à une époque où les deux arsenaux comptent moins d’une cinquantaine de missiles. Ces chiffres correspondent d’autant moins à une nécessité stratégique que Kennedy sait pertinemment, à cette date, que s’il existe bien un «déficit en missiles», il est de façon écrasante en faveur des Etats-Unis. Quelques semaines plus tard, il lance le programme Apollo de conquête de la Lune, et les deux annonces ont le même objectif d’effacer l’humiliation ressentie par les Américains après le lancement de Spoutnik et le voyage de Gagarine autour de la Terre. Il faut leur rendre confiance dans la suprématie de leur pays, dans la primauté de leur industrie aérospatiale, dans la supériorité de leur régime politique. Quelles que soient les leçons de la crise de Cuba, les souverainistes américains ne peuvent abandonner ce qu’ils considèrent désormais comme le symbole de leur supériorité sur l’URSS, et l’industrie d’armement n’est pas prête à renoncer au pactole qui lui a été promis.

Les Soviétiques ne réagissent pas tout de suite aux mesures annoncées par Kennedy. Pourtant, en 1964, après l’éviction de Khrouchtchev, Brejnev s’appuie sur le complexe militaro-industriel pour l’emporter sur son rival, Kossyguine. En échange, il accepte toutes les demandes d’armement qui sont formulées, et décide que l’arsenal nucléaire doit, non pas être capable de dissuader les Etats-Unis d’une frappe préventive, mais atteindre la parité numérique avec celui des Américains. Dès lors, le nombre de missiles et d’ogives dans chaque camp sert d’instrument de mesure de la puissance de chaque pays et de la qualité de son système politique. La parité entre les deux arsenaux est atteinte au début des années 1970, et en 1972, les accords SALT consacrent une stricte égalité entre eux, prenant acte qu’aucun des deux pays ne peut se considérer comme supérieur à l’autre. Par la suite, l’importance numérique des arsenaux est restée un symbole de puissance, et en 2010, il a fallu, pour que le nouveau START soit conclu, que les deux pays conservent exactement le même nombre de vecteurs. Pour les Russes, la parité numérique prouve que, au moins dans ce domaine, ils sont restés une superpuissance, à égalité avec les Etats-Unis. Pour leur part, les souverainistes américains ne peuvent accepter que le vainqueur de la guerre froide ait moins d’armes que le vaincu.

Plusieurs objectifs pour un traité

Cependant, au cours de la crise de Cuba, les deux superpuissances ont pris conscience que, si un autre Etat possesseur d’armes s’était immiscé dans leur dialogue et avait mené une politique de surenchère, elles auraient pu être entraînées dans une guerre qu’elles voulaient éviter. Une fois la crise terminée, elles cherchent donc à concilier leur volonté de conserver leur arsenal et la nécessité d’interdire l’émergence d’un autre pays capable de leur forcer la main en cas de tension. C’est le double objectif assigné au Traité de Non-Prolifération qu’elles négocient à partir de 1963. Comme les discussions n’aboutissent qu’en 1968, il n’est plus possible d’empêcher la Chine, la France et le Royaume-Uni d’avoir leur propre armement. Le Traité prévoit donc que les cinq Etats dotés d’armes au moment de sa signature peuvent les conserver, alors que tous les autres doivent s’engager à ne pas s’en procurer. Un système de contrôle, exercé par l’AIEA, doit vérifier que les engagements pris sont bien respectés, et en cas d’infraction, c’est le Conseil de Sécurité de l’ONU qui décidera des mesures à prendre. L’application du Traité dépend donc, en dernier ressort, de la volonté et de la capacité de la communauté internationale de le faire respecter.

Une adhésion laborieuse et trois récalcitrants

Ainsi conçu, le Traité est une cotte mal taillée entre le désarmement nucléaire total et la situation antérieure où chaque Etat était libre de fabriquer des bombes s’il en avait les moyens, mais c’est surtout une application de la logique de la guerre froide. Il marque la volonté des deux superpuissances de maintenir leur contrôle sur les pays de leur bloc, dont elles assurent la protection contre la menace adverse. Les membres du Pacte de Varsovie y adhèrent très vite, de même que certains membres de l’OTAN, satisfaits que soit préservé le parapluie nucléaire américain qu’ils jugent indispensable à leur sécurité. Le TNP permet également aux Américains et aux Soviétiques de conserver leur domination conjointe sur les relations internationales. Malgré cela, bon nombre de pays, qui auraient préféré un accord de désarmement, le soutiennent comme un pis-aller, puisqu’il limite le risque d’emploi des armes, à défaut de l’éliminer. Des pays en développement, persuadés qu’ils n’auront jamais les moyens de fabriquer des bombes, s’y rallient, pour se concilier à bon compte les bonnes grâces de l’une ou l’autre des superpuissances. Au contraire, certains Etats considèrent que le TNP sert uniquement les intérêts des Etats-Unis et de l’URSS, et leur réaction y est très réservée, voire hostile.

Américains et Soviétiques se lancent alors dans une campagne d’incitations, voire de pressions, pour obtenir que l’adhésion soit universelle. Quand ils agissent dans le même sens, leur action est couronnée de succès, en particulier auprès des trois grands vaincus de la Seconde Guerre mondiale, l’Allemagne, l’Italie et le Japon, qui s’inclinent finalement en 1979. Au contraire, il arrive que les souverainistes, dans l’un ou l’autre des deux pays, fassent passer l’élargissement de leur zone d’influence avant la volonté d’empêcher la dissémination des armes. C’est ainsi qu’en 1956, lorsque la France aide Israël à produire des bombes, les Etats-Unis, qui cherchent à faire basculer le pays dans leur camp, ne réagissent que mollement, et en 1969, ils acceptent l’existence d’un arsenal israélien. De son côté, pour conclure avec l’Inde un traité d’amitié et de coopération qui sera signé en 1971, l’URSS ne fait pas obstacle à la poursuite du programme militaire de l’Inde, qui aboutit en 1974 à l’explosion d’une première bombe. En 1980, la révolution islamique interdit aux Américains de traverser le territoire de l’Iran pour soutenir les moudjahidine qui combattent l’Armée rouge en Afghanistan. La seule voie possible passe par le Pakistan, et pour l’emprunter, Washington fait semblant de ne pas voir les installations nucléaires qui s’y développent. Le résultat est qu’à la fin des années 1980, il y a dans le monde 8 Etats possesseurs d’armes et non 5 comme le prévoit le TNP. Ces trois cas mis à part, les Etats-Unis et l’URSS ont jusqu’en 2001 veillé soigneusement, chacun de son côté, à faire accepter le TNP par tous les pays, et à le faire appliquer.

La chute du mur de Berlin ouvre une ère nouvelle

Après la fin de la guerre froide, les relations internationales ne peuvent plus s’organiser autour de l’opposition entre deux idéologies incompatibles, deux régimes politiques antagoniques et deux coalitions d’Etats opposés. Il faut définir un nouveau système dans lequel la coopération entre les Etats remplacerait la confrontation entre les blocs, ce que George H. W. Bush traduit en parlant de la construction d’un «Nouvel ordre mondial». En même temps, l’effondrement du régime soviétique fait disparaître l’opposition entre deux conceptions irréductibles de la société, et l’argument qui, depuis 1947, a servi à justifier le développement des arsenaux nucléaires n’a plus de sens. Un traité de désarmement nucléaire total doit, en toute logique, se substituer au TNP.

Pendant une brève période, c’est bien ce double scénario qui semble se réaliser, et beaucoup de pays y contribuent. C’est ainsi qu’en 1990, le Conseil de sécurité, unanime, c’est-à-dire avec l’accord de la Russie et de la Chine, autorise l’emploi de la force pour obliger Saddam Hussein à mettre fin à l’occupation du Koweït. S’agissant des armements nucléaires, les deux accords START, signés en 1991 et 1993, sont présentés comme la première étape vers leur élimination totale. Les Russes participent au démantèlement des installations clandestines de l’Irak, et coopèrent étroitement avec les Américains pour obtenir que les Etats issus de l’éclatement de l’URSS renoncent aux engins stationnés sur leur territoire. Parallèlement, l’Afrique du Sud démantèle les bombes qu’elle avait fabriquées dans les années 1970, et elle adhère au TNP, de même que la Chine, puis la France, qui s’y étaient jusque-là refusées. Un vaste mouvement se dessine en faveur de l’adhésion, et quand les signataires du Traité se réunissent en 1995, ils représentent la quasi-totalité des pays de la planète, et ils décident de proroger le Traité pour une durée indéfinie.

La Pax Americana l'emporte sur le «nouvel ordre mondial»

Pourtant, les souverainistes américains l’emportent rapidement à Washington. Pour eux, les Etats-Unis ont gagné la guerre froide, ils peuvent maintenant gérer les affaires du monde en fonction de leurs intérêts, sans être limités par des obligations multilatérales. Le «Nouvel ordre mondial» disparaît des discours, les relations internationales continueront d’être régies par la Charte de l’ONU, mais les Américains ne l’appliqueront que si cela est conforme à leurs intérêts. Comme pendant la guerre froide, l’ONU est tenue à l’écart des dissensions qui se manifestent entre les Etats-Unis et la Russie, à propos des conflits en Bosnie-Herzégovine, au Kosovo, en Serbie, ou à cause de l’élargissement de l’OTAN à d’anciens membres du Pacte de Varsovie, de la pénétration des firmes pétrolières américaines en Asie centrale, et surtout au sujet de la défense anti-missiles.

S’agissant des arsenaux nucléaires, les souverainistes n’entendent pas se priver de ce qu’ils considèrent comme un symbole de leur suprématie. Les accords START prévoient seulement une réduction du nombre des ogives et des vecteurs, et contrairement à ce qui avait été avancé, ils se substituent au désarmement, au lieu d’en être le prélude. Bien plus, en 1994, les Etats-Unis, la France et la Russie déclarent que les armes nucléaires resteront la base de leur politique de défense pendant une période indéfinie, ce que la France confirme avec éclat en reprenant ses essais dans le Pacifique. Le Traité de Non-Prolifération ne s’applique donc plus qu’aux Etats non dotés d’armes, les cinq autres ne respecteront pas les obligations de désarmement qu’il leur impose. De même, pour résoudre la crise ouverte par la Corée du Nord, le TNP est écarté en 1994 au profit d’un accord bilatéral, appelé « cadre agréé », entre les Etats-Unis et la Corée du Nord. Les Américains décident qu’en échange du gel de leurs installations, les Nord-Coréens recevront deux grands réacteurs producteurs d’électricité, dont la construction sera financée par la Corée du Sud et le Japon. La politique de non-prolifération devient ainsi un élément de la «Pax Americana», et les autres Etats n’ont pas la responsabilité de la faire appliquer.

L’érosion de l'influence américaine

L’inconvénient de cette gestion du monde par les Etats-Unis seuls est d’être tributaire des vicissitudes de l’administration américaine. Or, après la vague de solidarité qui a suivi les attentats de septembre 2001, l’influence des Etats-Unis et leur capacité d’attraction se détériorent progressivement. Sous l’impulsion des néo-conservateurs, l’administration de George W. Bush se donne pour but de remplacer les régimes au pouvoir dans le «Grand Moyen-Orient» par des démocraties à l’occidentale et par des dirigeants proches de Washington. Obsédée par la «guerre contre le terrorisme international», elle ne conçoit pas d’autre stratégie que de détruire des ennemis par la force. Pendant une période assez brève, elle semble atteindre ses objectifs, les troupes américaines réussissent rapidement à chasser les taliban du pouvoir et à renverser Saddam Hussein. Mais ensuite, elles ne peuvent pas mettre en place des institutions viables à Kaboul ou à Bagdad, ni trouver de solution politique au chaos qui menace la société en Afghanistan et en Irak.

Sur les autres dossiers, les Etats-Unis de George W. Bush se montrent tout aussi incapables de faire face à un problème s’il ne peut être résolu par la force. En 2002, ils se retirent du «cadre agréé» de façon aussi unilatérale, désinvolte, et arbitraire, qu’ils l’avaient signé en 1994. Mais quand les Nord-Coréens en profitent pour reprendre leurs activités nucléaires militaires, les Américains restent sans réaction. Il est en effet exclu de lancer une opération militaire contre la Corée, et ils n’ont préparé aucune solution politique de rechange qui soit soutenue par l’ensemble de la communauté internationale. La Corée du Nord peut ainsi faire exploser un engin nucléaire en 2006 et un autre en 2009 sans susciter de réaction. Les Etats-Unis démontrent ainsi que dans certaines circonstances, il est possible de les provoquer sans avoir à craindre de représailles. Plus tard, le Pakistan soutiendra les groupes les plus extrémistes en Afghanistan, et même le Premier Ministre israélien, Benjamin Netanyahu, pourra narguer le président et le vice-président des Etats-Unis sans s’attirer de riposte.

Tout comme au Viêtnam dans les années 1960, les Etats-Unis ont perdu leur ascendant moral à Guantanamo, à Abou Graïb et en Afghanistan, et leur passivité face aux échecs ou aux difficultés leur fait perdre le soutien inconditionnel de leurs alliés. Alors qu’en 2001, l’intervention militaire américaine en Afghanistan a été autorisée par le Conseil de Sécurité à l’unanimité, en 2003 ce ne sont pas seulement la Chine et la Russie qui s’opposent à leur intervention en Irak, l’Allemagne et la France se déclarent publiquement hostiles au projet. L’Arabie saoudite refuse le survol de son territoire par les appareils qui vont bombarder Bagdad; les Américains doivent transférer au Qatar leur gigantesque base de commandement Prince Sultan située au sud de Ryiad; et la Turquie s’oppose au passage sur son sol d’une division blindée américaine en route vers l’Irak. Les alliés les plus proches ne craignent plus de prendre le contre-pied de leurs positions, et en 2010 le Brésil et la Turquie signent avec l’Iran un traité qui suscite une vive irritation à Washington.

La politique soumise au lobby de l'armement

Pendant ce temps, la puissance du lobby de l’armement et son influence sur les milieux politiques n’ont cessé d’augmenter. Le lobby impose en particulier le développement de l’arsenal nucléaire et de la défense anti-missiles, un objectif que les industriels poursuivent de façon obsessionnelle depuis le milieu des années 1960. Pour faire aboutir son projet de défense anti-missiles en Europe sans être gêné par des contraintes extérieures, George W. Bush se retire, en décembre 2001, du traité ABM signé avec l’URSS en 1972. Les Russes en profitent pour refuser de ratifier START 2, qu’ils jugeaient très déséquilibré en faveur des Etats-Unis, et depuis cette date, les relations entre les deux pays sont à peu près inexistantes, même si, après l’arrivée d’Obama au pouvoir, ils s’efforcent d’éviter les sources de tension. Mais, depuis la fin de la guerre froide, les Russes n’ont plus à craindre de se trouver dans une situation comparable à celle de la crise de Cuba, la non-prolifération n’a plus pour eux la même importance que par le passé, elle est devenue l’affaire des Américains. Après la rupture avec les Etats-Unis, ils se prononceront sur ce dossier au cas par cas, comme le fait la Chine, en tenant compte essentiellement de leurs intérêts politiques, commerciaux ou financiers.

Après l’élection de Barack Obama, l’idéologie des néo-conservateurs, déjà fortement dévaluée, n’a plus cours, mais la politique qu’elle a inspirée n’est que partiellement abandonnée, et l’influence du lobby de l’armement reste inchangée. Comme ses prédécesseurs, le nouveau traité START, signé en avril 2010, ne prévoit qu’une réduction très modeste du nombre des armes, portant sur une seule catégorie d’engins. Si tout se passe sans incident, lorsque le traité arrivera à expiration, en 2017, il y aura encore plus de 15000 ogives dans le monde, soit l’équivalent de 1 à 1,5 tonne de dynamite pour chaque être humain.

Bien plus, au moment même où le président des Etats-Unis se prononçait en faveur d’un monde sans armes nucléaires, l’administration américaine lançait la construction d’une nouvelle génération de missiles, de sous-marins et de bombardiers. Elle y consacrera 100 milliards de dollars au cours des dix prochaines années, et ces nouveaux vecteurs seront encore en service au milieu du siècle. Pendant la même période, 90 autres milliards de dollars serviront à construire de nouvelles installations pour la fabrication d’engins explosifs. Ces usines remplaceront celles qui avaient été commandées par Truman en 1950 et qui fonctionnent toujours. Les nouvelles installations seront donc encore en service à la fin du XXIème siècle. Les autres Etats possesseurs d’armes adoptent une attitude analogue, le désarmement nucléaire est abandonné et fait place à la modernisation et au renouvellement des arsenaux, dont la pérennité est désormais assurée sans limitation de durée.

Ce double langage des grandes puissances contribue largement à diminuer leur crédibilité. Au cours de la Conférence de suivi du TNP, en mai 2010, les cinq Etats dotés d’armes, emmenés par la délégation française, refusent tout ce qui pourrait ressembler à du désarmement. Les autres pays en profitent pour s’opposer à toutes les autres propositions émanant des grandes puissances, alors que les Etats-Unis n’ont plus les moyens d’imposer leur point de vue. Les délégués passent ainsi quatre semaines à ne surtout pas parler des deux crises en cours, en Corée du Nord et en Iran, et ils se séparent après avoir adopté un texte de 28 pages dépourvu de contenu. La perspective de désarmement nucléaire est ainsi abandonnée et le système de non-prolifération est dans l’impasse. Le TNP n’est pas officiellement déclaré caduc, mais en 2011, personne n’est en mesure de le faire respecter.

Cela ne veut pas dire qu’un grand nombre d’Etats vont se précipiter pour fabriquer des bombes. L’idée selon laquelle tous les pays ambitionnent d’avoir des armes, et que seuls les obstacles techniques les en empêchent, est une idée fausse. Depuis 1945, le nombre de pays qui ont renoncé à des engins qu’ils possédaient ou qu’ils avaient les moyens de fabriquer est bien plus élevé que celui des Etats qui s’en sont procuré (2). La paralysie de la politique de non-prolifération ne signifie pas la multiplication rapide des arsenaux, elle marque l’échec de la tentative pour remplacer par des règles de droit la situation de chaos qui prévalait avant 1968.

En novembre 2011, l’Iran en apporte une bonne illustration. Jusque-là, les Iraniens pouvaient soutenir qu’ils ne violaient pas le TNP, car les équipements qu’ils avaient achetés clandestinement étaient uniquement destinés à des usages pacifiques. Le rapport de l’AIEA daté du 8 novembre 2011 établit que, comme la Libye, l’Iran a aussi acheté au même réseau de trafiquants les plans d’une bombe expérimentée par les Chinois dans les années 1980. C’est une violation flagrante non plus seulement de l’esprit, mais aussi de la lettre du TNP, et pourtant il n’est pas possible de rassembler une coalition assez large pour exercer sur l’Iran des pressions politiques, économiques ou financières qui l’amènent à renoncer à ses projets. Désormais, si un Etat essaye de se doter d’un armement nucléaire, il n’y a le choix qu’entre le laisser faire ou lancer une frappe préventive contre son territoire.

Une nouvelle représentation de l'avenir

Sauf événement imprévu ou revirement majeur de l’opinion publique, il n’y aura plus de mobilisation en faveur d’un «monde sans armes nucléaires» comparable à celle qui s’est produite entre 2007 et 2010. L’abandon du désarmement et l’impasse dans laquelle se trouve la non-prolifération sont durables, voire définitifs. C’est une transformation profonde de la représentation que pouvait avoir de l’avenir une opinion publique entretenue, depuis 1968, dans l’idée que les armes nucléaires étaient une parenthèse dans l’histoire de l’humanité.

C’est une grande victoire pour les souverainistes, qui fournissent l’idéologie et la rhétorique derrière laquelle les fabricants d’armes peuvent s’abriter. Ils ont certes obtenu que les arsenaux soient pérennisés, mais le symbole de supériorité et de prestige qu’ils leur attribuent doit être désormais partagé avec la Corée du Nord et le Pakistan. Les seuls véritables bénéficiaires de cette révolution sont les lobbies de l’armement. Ils conservent les bénéfices que leur procurent l’entretien des armes, ainsi que la construction de nouveaux missiles et de nouvelles installations. En outre, l’échec de la non-prolifération leur fournit un argument inespéré pour justifier la mise au point et la vente de défenses anti-missiles, inutiles, inefficaces et onéreuses. Aujourd’hui, ils exploitent cet argument auprès des politiciens avec toute la puissance et toute l’efficacité de leurs moyens de communication et de persuasion.

(1) Le représentant de la France auprès de l’ONU déclarait, lors de la discussion sur le texte du traité: «Il n’est d’autre solution à la menace que cette arme fait peser sur tous que dans l’arrêt de sa production et l’élimination de ses stocks». Il ajoutait cependant que, comme le traité n’est pas un accord de désarmement, la France ne le signerait pas. (Intervention de S.E.M. Armand Bérard devant l’Assemblée générale de l’ONU le 14 juin 1968).

(2) Benoît Pelopidas, «La séduction de l’impossible», thèse de doctorat en sciences politiques, IEP Paris, septembre 2010.

Georges Le Guelte est l'auteur de «Les armes nucléaires, mythes et réalités», éd. Actes Sud, 2009.

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