« Rien. Non pas qu’on voulait tout. Mais au moins quelque chose ! » Voilà comment l’on pourrait résumer notre réaction en lisant les premières déclarations d’Aurélie Dupont, nommée le 5 février 2016 à la direction de la Danse. Pas question, pour elle, semble-t-il, de se fixer comme objectif le progrès de l'égalité au ballet national. Un sujet qui était pourtant au cœur de la politique de son prédécesseur, Benjamin Millepied, qui, lui, déclarait : « L'idée du danseur classique occidental au long cou comme modèle unique, c'est offensant pour plein de gens dans le monde. »
Au moment de son départ, Millepied a rappelé tous les obstacles auxquels s’étaient heurté ses tentatives pour diversifier les profils des danseuses et danseurs, et ainsi faire en sorte que le ballet national soit le reflet d’une nation tenant, non pour contradictoires, mais pour d’indissociables exigences, l’excellence et l’égalité. Il n’y va pas seulement de l’art. Rien de ce qui est « national » ne saurait nous être étranger. La nomination de Dupont nous concerne, et même nous intéresse, en tant que citoyens, aussi parce que Millepied a su attirer l’attention du grand public sur le conservatisme racial d’un ballet national que Dupont n’hésite pourtant pas à qualifier de « vieille dame qu’il faut préserver ».
Est-elle sérieuse ? Est-elle prudente ?
Millepied a mis en lumière les archaïsmes de l’Opéra, son apartheid bien installé derrière le masque du traditionalisme poudré, de l’immobilisme pomponné, du classicisme guindé.
Son échec nous indique également ceci : le front de la lutte pour l’égalité n’en supporte d’autres que difficilement dès lors qu’il est ouvert au sein même d’une institution. Car Millepied a ouvert tous les fronts en même temps. Ce n’est pas forcément impossible de réussir alors. Devenu politique, au sens noble du terme, il aurait sans doute fallu mieux se préparer à prendre des coups. Un responsable administratif peut choisir, en plus des objectifs techniques consubstantiels à sa profession (danse, musique, théâtre, gestion du patrimoine, des cadres ou des eaux usées) de faire de l’égalité son cheval de bataille. Mais, s’il veut mener à bien cette lutte, il devra : soit s’en tenir à elle seule en plus des tâches essentielles liées à sa fonction ; soit, s’il veut également prendre à son compte d’autres progressismes (pour Millepied, celui de la programmation des spectacles, pour un directeur du patrimoine, celui des contenus des expositions, etc.), il devra s’apprêter rudement à vaincre ou à périr. Dans les deux cas, il ne devra donner strictement aucun prétexte à ses adversaires pour l’évincer.
Tomber sur un prétexte tendu par ses détracteurs : c’est ce qui, selon nous, est arrivé à Millepied. Qui aurait osé l’accuser franchement d’avoir voulu donner sa chance à tout le monde ? En revanche, on lui a reproché, sans danger pour soi-même, à tort ou à raison, d’avoir trop programmé de pièces contemporaines.C’était peut-être vrai. C’était peut-être faux. C’est un reproche que d’autres avaient eu à subir avant lui sans soulever tant d’embarras. Alors, c’est que, sans doute, il y a autre chose. En tout cas, cela a suffi pour le pousser vers la sortie, le fait de vouloir faire progresser l’égalité rendant toute autre faute impardonnable.
Ensuite, nous le sentons déjà, et c’est le coup de pied de l’âne, on va réécrire l’histoire. Expliquer que le départ de Millepied n’a rien à voir avec le racisme des grandes institutions. Mais non ! Pensez-vous ! C’est la faute à la danse contemporaine ! C’est le parquet de Noureev qu’il voulait changer ! C’est la hiérarchie du corps de ballet qu’il voulait bouleverser ! C’est tout cela, rien d’autre ! C’est esthétique. La raison du racisme se fera, elle, entendre quelques temps encore. Mezzo voce. Piano, piano. Puis plus rien. Tant il est vrai que la question de l’inégalité liée à des origines réelles ou supposées a du mal à émerger, mais aussi à garder la tête hors de l’eau, une fois qu’elle a émergé. La mer retirée, il ne reste que l’amertume de ceux qui se sont souvenus, qu’un jour, quelqu’un...
Millepied ne mesurait pas tout cela (et nous non plus !) quand ses déclarations fracassantes soulevaient l’enthousiasme. C’est, hélas, la plus précieuse des leçons qu’il nous donne. Ses idées étaient belles, mais ses mains étaient vides. Millepied, c’est celui dont Machiavel proclame dans Le Prince : « les prophètes désarmés courent à leur perte. »
Ses armes auraient pu être celles de la monomanie de l’égalité, de l’objectif clair et unique, au lieu de vouloir tout bouger en même temps, et, manifestement, de façon brouillonne. Ç’auraient aussi pu être celles d’une opinion publique mieux mobilisée, notamment au moment où l’échec menaçait le plus clairement. Des intellectuels, des citoyens, auraient pris la plume pour le soutenir : dans ballet national, il y a « national. » Si Dupont compte faire quelque chose pour que progresse l’égalité des chances, elle ferait mieux de le dire un jour. Maintenant. Ça sera plus facile pour elle : deux évictions pour la même injuste raison, ça finit par se voir. Et on ne pourra manifestement pas la soupçonner, elle, de vouloir changer trop vite quelque chose d’autre, chez la « vieille dame », que ses préjugés racistes.
De nous avoir donné l’occasion de méditer sur la question de l’égalité, d’avoir mis en lumière l’injustice d’une institution par ailleurs vénérable, d’avoir soulevé l’espoir du changement, et, par son échec, à l’inverse, montré la voie pour le concrétiser, voilà qui justifie qu’on adresse un « Merci ! » à Monsieur Benjamin Millepied.
Alors maintenant, Madame Dupont, ô merveilleuse danseuse étoile, à vous de jouer et de nous faire rêver ! De beauté, de danse, d’art… et d’égalité !