Réagissant à la proposition de Claude Bartolone d'instaurer le vote obligatoire, Nicolas Framont et Thomas Amadieu, sociologues, enseignants à l’Université Paris-Sorbonne (Paris IV) critiquent cette mesure. L'un de leurs arguments porte sur la « construction de l'offre politique ». Elle est, selon eux, « insuffisante et explique en partie le désengagement électoral ».
Le président de l’Assemblée Nationale, Monsieur Claude Bartolone, a rendu public mercredi 15 avril une liste de propositions issues d’une réflexion sur “l’engagement citoyen et l’appartenance républicaine”, commandée par le président de la République après les évènements de janvier. L’une des propositions les plus commentées est celle qui préconise le vote obligatoire en France. Il y a un mois de cela, c’est le directeur de la fondation Jean Jaurès qui avait réclamé cette réforme, dans une note largement médiatisée.
Pourquoi un tel engouement pour cette mesure ? Messieurs Bartolone et Finchelstein partagent le constat d’une crise de légitimité des institutions. Le taux d’abstention aux départementales (près de 50%) en est une bonne illustration. Les électeurs ne se déplacent plus massivement aux élections, sauf aux présidentielles (où le taux de participation avoisinent les 80%).
Face à un tel état de fait, la réponse du responsable parlementaire peut laisser songeur. Puisque les Français se détournent du choix de leur représentation, il faudrait les y ramener de gré ou de force ? Leur non-participation ne serait que le résultat d’une indifférence, d’une irresponsabilité civique qu’il faudrait leur faire perdre en leur rappelant les vertus du suffrage ? C’est la seule explication avancée par Monsieur Bartolone, qui semble incapable d’interroger les raisons des abstentionnistes sur un autre registre que celui de la faute morale.
“Les Français ont le choix”, disent les défenseurs du vote obligatoire. “Toutes les orientations politiques sont possibles, il existe des dizaines de partis, alors pourquoi se retirer du jeu si ce n’est en raison d’une condamnable indifférence ?”
Il nous semble que cette idée de choix dans l’offre politique, si elle se tient théoriquement, ne résiste pas longtemps à l’épreuve des faits. Le vote obligatoire serait politiquement acceptable si les Français avaient effectivement la possibilité de choisir entre plusieurs programmes politiques distincts. Mais ce n’est, le plus souvent, pas le cas.
Pourquoi la participation est-elle si élevée aux présidentielles, et si faible lors des élections locales ou européennes ? On avance souvent le fait que c’est une élection plus médiatisée, et dont les conséquences semblent plus facilement mesurables. Mais il nous semble qu’il y a une autre différence significative : le premier tour de la présidentielle présente une diversité de discours et de programmes beaucoup plus importante que lors des autres suffrages. L’offre politique y est plus grande, et il est selon nous plus facile pour l’électeur d’y trouver son compte.
La présidentielle présente un certain nombre de caractéristiques qui favorisent cette ouverture de l’offre politique. Les enjeux y sont plus clairs. Le candidat vainqueur obtient le pouvoir. Ce n’est pas le cas des élections locales, où les mécanismes politiciens confisquent les choix des électeurs : vous pensiez voter Front de Gauche ? Vous avez fait un département PS. Vous pensez être nombreux à voter Front National ? Il ne dirigera aucun département. Le “troisième tour” des départementales, ce moment où les conseils nouvellement élus font et défont leurs alliances, cristallise cette dépossession du vote que subissent les électeurs.
Ces mécanismes de dépossession jouent aussi en amont des élections. Comment une idée ou un programme peuvent-ils être visible dans l’offre politique en France ? Il nous semble qu’un important processus de sélection est à l’œuvre dans la définition de cette offre : Il y a tout à d’abord la notoriété médiatique, un élément discriminant bien connu, qui est du à la nécessité, pour les journalistes, de miser sur le parti ou le candidat le plus offrant en lecteurs/auditeurs/téléspectateurs, et donc de mettre de côté les nouvelles propositions politiques. Les contraintes posées aux médias durant les deux semaines qui précèdent le premier tour de l’élection présidentielle, en termes d’égalité de temps de parole, est une correction certes minime, mais qui peut expliquer le foisonnement idéologique que connaît le pays durant cette période, et donc une participation plus forte.
Mais il existe aussi des contraintes matérielles fortes qui contribuent à ce rétrécissement de l’offre : un parti qui participe aux élections municipales doit, pour pouvoir obtenir un financement, compter sur les capacités d’emprunt de son candidat, à titre personnel. Celui-ci doit convaincre un banquier de lui prêter de l’argent, et ses chances de réussite sont favorisés par ce qui fait la réussite de toute demande de prêt, c’est à dire la possession significative de patrimoine (dont disposent seulement une minorité de Français) mais aussi l’anticipation positive du dépassement du seuil de remboursement d’une campagne : obtenir au minimum 5% des suffrages. On confie donc aux banquiers le soin d’évaluer les chances de réussite d’un candidat ! Dans le cas d’une grande ville, un candidat disposant de conseillers à temps plein, de communicants, d’espaces publicitaires, sera nettement plus visible qu’un candidat ne pouvant compter que sur des militants bénévoles non-professionnels et des moyens limités.
Il y a donc une nette différence entre une offre politique existante théoriquement, à laquelle font référence les défenseurs du vote obligatoire pour justifier leur projet, et l’offre politique réelle, qui dépend d’une visibilité médiatique et de moyens matériels. Il est extrêmement difficile, voire impossible en l’état actuel, pour une force politique nouvelle ou originale, d’apparaître et d’exister en France.
Le vote obligatoire n’est qu’une manière de forcer les Français à choisir parmi une offre réduite, comprise entre deux partis hégémoniques et leurs satellites, défendant le même programme économique et se divisant occasionnellement sur des sujets de société. Le but de ce projet est de légitimer à tout prix cet état de fait, en accordant tout de même le vote blanc à ceux qui ne se plieraient pas à cette injonction morale d’adhérer à l’offre existante. Un vote blanc dont Monsieur Bartolone précise qu’il ne s’appliquerait pas durant le deuxième tour des présidentielles. D’où vient cette bizarrerie législative ? Monsieur Bartolone est-il à ce point peu assuré de la légitimité de son sérail qu’il redoute un scénario catastrophe où le vote blanc serait le candidat victorieux de la présidentielle de 2017 ?
Ce serait là une belle leçon de démocratie à l’égard de ceux qui refusent de la comprendre.