Les menaces planent encore et toujours sur la Maison des écrivains et de la littérature à Paris. Avec le soutien de son Conseil d'administration, Sylvie Gouttebaron, Directrice de la MEL montre à l'envi ce qui se joue. Sidérée mais pas résignée, elle veut y croire encore et continuer à se battre pour que vive ce lieu.
Il y a Lieu. Ainsi commence Locus solus de Raymond Roussel : « Ce jeudi de commençant avril mon savant ami le maître Martial Canterel m’avait convié, avec quelques autres de ses intimes à visiter l’immense parc environnant sa belle villa de Montmorency… ». S’il est vrai que la Maison des écrivains et de la littérature est administrée depuis l’hôtel particulier des Frères Goncourt, Porte d’Auteuil, Boulevard de Montmorency, ce lieu n’offre plus ce pour quoi elle a été créée, il y a 30 ans, sous l’impulsion de Jean Gattégno : un espace littéraire ouvert à tous, évoluant au fil des années, s’ouvrant aux voix les plus diverses. En effet, la Maison a aujourd’hui perdu l’auditorium du Petit Palais qui lui permettait de faire valoir gratuitement la parole des auteurs avec qui elle travaille de manière si singulière. Osons maintenant un parallèle. Pendant des semaines, les antennes de Radio France n’ont plus ponctué nos vies de la même sorte, le temps a été recomposé, reconverti, mais il continue de nous préoccuper autrement, ne nous laisse pas tranquilles. Il devient le lieu où bruisse une colère, s’agite le vent du refus.
Au coeur du poème, est le lieu, on se souvient de Mallarmé. Quel qu’il soit, le lieu est le principe même de l’ancrage, de la pérennité, de la naissance et celui « à partir » duquel l’errance est rendue possible, fertile, sémillante. Mais il reste un point vital de survivance. A la Maison des écrivains, nous travaillons « poétiquement ». Et pourquoi ne pourrions-nous pas le dire, encore moins le faire, avec les auteurs, venus de genres littéraires divers ou des sciences humaines ? Quelle peur cette singularité inspire-t-elle qui nous en empêchât ? Devrions-nous craindre notre souci de la parole donnée, produite ? Oui, nous prenons le risque de la beauté dans son irréductibilité. Nous prenons le risque de dire, dans une langue vive, débarrassée du bois dont elle aime à se parer pour mieux tromper. Jusqu’à il y a peu, les auditeurs avaient pris l’habitude du chemin du Petit Palais comme on vient à un rendez-vous dont on attend tout et rien de particulier, utile/inutile. Paradoxale attente pour entendre les invités de la Maison. Ils venaient se dépayser par le questionnement que nous voulions radical. Pourquoi ne pas nous laisser « oser » encore sur ce mode ouvertement libre ? C’est doux et violent la liberté, et diablement nécessaire par ces temps de crise, ça ouvre grand les esprits.
Parce que ça pense et ça tente de dire. Alors on ferme les portes. Alors, la Maison des écrivains et de la littérature n’a plus de lieu, et elle est paradoxalement absente/présente de ce qui est devenu, au fil des années, une scène, un milieu, fait de réseaux, d’alliances opportunes, où, semble-t-il, faute d’avoir l’espace nécessaire à la représentation de l’idée que l’on se fait de la littérature, à l’épanouissement de certaines activités, celles qui « sédimentent », l’existence est limitée. Plus d’échappée belle, partant plus de jeux, plus de ces rencontres productives. Reléguée hors, remisée, la Mel se rebiffe. Certains l’accueillent, la recueillent avec grâce, pour un instant, la soutenant, et c’est précieux, mais éphémère, compliqué. Nous leur savons infiniment gré.
Sur quel pari cela a-t-il pu se jouer ? Qu’a-t-elle fait, dans son obstination, qui a pu déranger un projet politique d’éviction de l’espace public, projet qu’elle se plaît, en effet, à mettre en crise, rétive ? Sinon, à quoi bon se prévaloir des lettres, si ce n’est pour en perturber le sens, par l’action, persévérant dans son être, et par la langue ?
Parlons-en.
Injuste traitement qui lui est fait, car la Maison n’a jamais failli à toutes les missions qu’on lui a données, visibles ou invisibles selon l’angle d’approche, se nourrissant, s’instruisant les unes les autres, les rencontres publiques nourrissant les actions d’éducation artistique et culturelle, et réciproquement. Ceci, elle le fait depuis l’origine, respectueuse de l’argent et du service publics. Lui manque donc aujourd’hui cruellement ce foyer, ce lieu de l’échange, de la rencontre réflexive où la parole est renvoyée à l’infini de l’écoute, créatrice. Ce matin où il fait triste, où l’on apprend la mort de François Maspero et celle de Günter Grass, on se dit qu’avant, quand la Maison était un lieu, elle honorait la mémoire des morts comme elle honore celle des vivants. Avec les écrivains, pour les écrivains et les amateurs de littérature.
Depuis 10 ans que la direction de la Maison des écrivains m’a été confiée, rien n’a été à ce point critique. Tandis que nous préparons avec enthousiasme des rencontres dans le cadre de la Conférence Climat que la France accueille à la fin de l’année, rien ne nous assure encore de pouvoir tenir ce programme ambitieux, comme si cela n’était pas une priorité, comme si regarder le ciel ardemment plombé dans son bleu ne comptait pas ? L’écoute que l’on nous porte ne serait elle, là encore, qu’un pur effet de manche ? N’y aurait-il rien d’autre que cela ? Aucun enjeu ? Rien que de la communication, celle qui permet d’éviter toute proposition de contenu ? Quand sera-t-il tenu parole ? Pourquoi les promesses n’engageraient-elles pas une bonne fois pour toutes ? De qui se moque-t-on vraiment ? Nous pensons au contraire qu’il y a place et espace en capitale, pour toutes les formes, modalités et approches, en rencontres, de la création littéraire. Paris n’est-elle pas aussi un lieu pour toutes celles et ceux qui aiment la littérature ? Tout devrait pouvoir s’y tenir, s’y concevoir et s’y vivre. Point de cette fâcheuse concurrence à faire jouer. La loi du marché ne doit pas passer par là.
Préoccupante est donc, plus que jamais, la manière dont les choses arrivent aujourd’hui, comme elles se délitent, arrangeant l’entreprise de destruction, lente mais certaine, de la pensée et de sa mise en oeuvre dans l’espace public.
Où il est question d’argent, d’économie, osons la question qui ne veut être prononcée, la question des salaires de celles et ceux qui s’inquiètent, à juste titre, des revenus des auteurs à qui doit revenir l’essentiel, ne l’oublions pas.
Ce matin, lorsque la radio retrouve une voix, celle-ci annonce la fermeture de 180 festivals. La culture est visée, en son coeur. Il y a lieu, vraiment, d’être en colère, et de cristalliser cette force grondante pour que le lieu, ait lieu.