J'écris au nom du collectif, porte la parole d’un ensemble et mon visage est celui de tous ceux et celles que je représente modestement et avec la crainte lancinante et tapie, d’écorcher leurs vérités singulières de personnes impliqué(e)s sur le terrain. Professionnel(le) parmi tant d’autre à la P.J.J, je m’exprime avant tout par voie syndicale, avec le souci de préserver mon devoir de réserve et de protéger le public que je sers. Ecrire est un exercice pénible autant que douloureux; il s’agit de ne trahir personne, d’être loyal sans pour autant nier une réalité que nul ne semble plus vouloir dire, ni écouter. Mais dans le silence des situations d’urgence, quand se gèlent les mots qui pourraient donner sens, il en est cependant qui, réchauffés au contact des expériences sensibles, se font plus bruyants.
Je porte à votre attention l’un de ces bruits d’importance, et vous fais parvenir le témoignage que l’équipe pluridisciplinaire de l’U.E.H.C de Villiers le Bel a adressé, le 11 décembre dernier, à la Ministre de la Justice et Garde des Sceaux, Madame Christiane Taubira (1).
Par souci de confidentialité, les noms et prénoms des agents signataires ont été écartés. Cependant il semble judicieux d’ajouter que sur une équipe de 22 professionnels à la date de l’envoi, 19 d’entre eux ont paraphés ce courrier.
En tant que syndicaliste et professionnel(le) de la P.J.J, je suis pleinement solidaire de l’équipe pluridisciplinaire de Villiers le Bel et plus encore, dans ma pratique, partage avec elle beaucoup de ses limites et difficultés. Comme elle, je connais les affres et méfaits de la précarité de nos métiers. Comme elle, j’observe au quotidien ses conséquences désastreuses et cherche les miettes jusqu’à en creuser le sol.
Comme elle, je travaille avec des adolescent(e)s délinquant(e)s âgé(e)s de 15 à 18 ans, en hébergement. Et comme beaucoup de mes collègues, j’adore mon travail, bosser auprès de ces mômes qui, sans être malades, souffrent cependant d’un ensemble de symptômes dont les causes semblent étroitement liées aux conditions et contextes structurels et politiques qui les environnent; et pour beaucoup d’entre eux, depuis leur naissance.
L’exil, les placements successifs et sans fin, les violences institutionnelles et au contact de ses représentants, les violences géopolitiques dans leurs trajectoires générationnelles, les fractures affectives, les rejets répétés des structures scolaires et de formation, les lourdeurs administratives, le poids des stigmates, les familles humiliées, les impasses économiques, le racisme vulgaire, celui qui se dissimule, les injonctions paradoxales qu’on leur assène… et tant d’autres choses encore qui participent à cimenter le socle de leur avenir délinquant à l’entrée dans l’adolescence.
A cet âge, souvent, ils n’ont déjà plus confiance en personne, fonctionnent en mercenaires indépendants et disent vouloir « des sous », « beaucoup de sous », pensant que c’est là, la seule protection qui pourra les prémunir d’un avenir de galère. Alors ils rentrent dans les trafics, dans les magouilles et se font croquer, sans même pouvoir l’anticiper.
C’est une tragédie, entendez. Une tragédie de l’histoire qui toujours répète les mêmes schémas et qui invariablement, participe d’un même système où encore et toujours, le sacrifice de certains œuvre à la domination sans encombre des autres.
Le foyer P.J.J de Villiers le Bel a pour fonction d’accompagner ces jeunes à une autonomisation sociale et affective progressive, en souplesse et en relative harmonie avec cet environnement social qui, si excluant à leur encontre, est aussi le leur. Dans cet accompagnement, la question de l’insertion est centrale. Autre injonction quand on sait par ailleurs le peu de moyens mis à disposition pour permettre à ces jeunes de se former et trouver par la suite, un métier qui leur permettra de gagner leur vie dignement et aussi, suffisamment. D’autant que pour beaucoup d’entre eux, déscolarisés depuis l’âge de 13 ans, les apprentissages de bases ne sont pas acquis et qu’alors, le simple fait d’écrire une lettre de motivation peut leur paraître comme une montagne à franchir. C’est ainsi, pour eux, le rappel de leurs blessures narcissiques antérieures et, de fait, un affront à leurs constructions de jeunes adultes en devenir.
Dans ce contexte social délétère, l’équipe de l’U.E.H.C de Villiers le Bel lutte pour maintenir auprès des jeunes une cohésion relationnelle et éducative forte, faisant le pari que toutes relations soutenantes, fiables et stables, peuvent, avec le temps, déboucher sur un lien de confiance et un étayage de résilience pour les jeunes accueillis.
Cependant même de cela, les professionnel(le)s en sont contrariés du fait d’une situation RH désastreuse et ceci, depuis plus de trois ans (2).
Il y a six mois, sachant qu’une nouvelle fois l’équipe allait être amputée de moitié, épuisée, lasse et usée, au pied du mûr, l’équipe de l’U.E.H.C de Villiers le Bel a décidé d’écrire un courrier à la Ministre de la Justice et Garde des Sceaux, Madame Christiane Taubira. Le but de ce courrier était de témoigner de la situation RH actuelle de la structure et des conséquences directes qu’elles impliquent tant sur la prise en charge des adolescents que sur leurs états psychiques et leurs comportements quotidiens.
Bien qu’impliqués de façon différente, nombreux sont les professionnel(le)s dans l’équipe, à avoir signés ce courrier. Ils sont nombreux encore à avoir cru en leur cohésion et à la pleurer aujourd’hui. Nombreux à avoir pris plaisir à travailler ensemble, auprès de ces jeunes. Nombreux à aimer ces jeunes pour ce qu’ils sont avec toutes leurs potentialités étonnamment créatives. Nombreux à se sentir abimés et empêchés aujourd’hui de seulement pouvoir faire leur travail correctement auprès d’eux. Eux qui surtout, n’attendent que la possibilité des expériences relationnelles fiables et la stabilité des contacts bienveillants auprès des représentants d’un espace d’Etat, duquel, ils disent s’être senti moult fois trahis.
Lecteurs, lectrices, lisez ce courrier et encore, partagez le, tel quel, dans son intégralité parce qu’aussi, il s’agit là de rendre compte d’un processus à l’œuvre.
Certainement que pour cela, ce courrier doit porter à votre attention son intérêt. Mais sérieusement, comment pourrait-il en être autrement tant il témoigne d’un désastre humain, salarial et d’un système aux méthodes silencieuses de saccages et que rien ne semble perturber.
Ce qui se passe à la P.J.J pour les salariés mais plus encore pour les jeunes qui nous sont confiés, relève d’une affaire publique comme de l’avenir. Cela fait trop longtemps que ce système étouffe dans l’œuf le mal qu’il engendre au profit d’économies de misère et de politiques budgétaires drastiques et sans nul lien avec l’intérêt du public dont il a pourtant à charge d’assurer la protection.
Et il ne s’agit pas là d’accuser pour autant Madame Christiane Taubira, ni même ses représentants dans l’échelle hiérarchique, au contraire. Par démarche syndicale et après multiples recours restés sans réponses satisfaisantes et constructives en vu d’une pérennisation des agents contractuels embauchés parfois sans répondre aux critère d’éligibilité au concours, le syndicat représentant l’équipe de l’U.E.H.C de Villiers le Bel a pris le parti de s’adresser directement au ministère parce que justement, il porte toute sa confiance dans le bon sens de Madame la Ministre.
Les représentants syndicaux comme les personnes impliquées dans ce courrier ne veulent pas non plus que par leur démarche, la vie au foyer et pour les jeunes soit bouleversée. Elle l’est déjà bien assez. Ils ne veulent pas non plus que, si relayé par les médias, leur message soit écorné, entaché, tronqué, biaisé. Aussi ont-ils porté leurs choix sur la ligne éditoriale de Médiapart qui sans conteste, semble faire un travail de qualité et qui encore, a toujours paru intègre et digne de la profession qu’il représente en équipe. Le monde serait sans doute un peu différent si nous pouvions nous accorder autant que possible à cette conduite. Perdant de son fard, ça le rendrait sous doute, plus réel et plus juste.
Lecteurs, lectrices, lisez ce courrier, faites vous en une idée et si vous vous y accordez, donnez à vos proches le désir de le lire à leurs tours. Pour que cela se sache, se parle, se pense. Pour que cela se travaille un peu au-delà des discours de surface, d’un évènementiel assourdissant et des gros titres fracassants et trop souvent stigmatisants à l’encontre des populations concernées.
Les médias font de ces gamins des monstres. Ils n’en sont pas. Je vous le dis, nous les voyons tous les jours et dans leur quotidienneté. Par contre ils ont faim. Ils sont affamés. Seulement aussi que leurs curiosités du monde ne semblent jamais avoir pris que des revers de l’histoire, les laissant bouches béantes. Ce sont encore des jeunes pleins de sensibilité et d’intelligence, des jeunes qui comme je l’écoutais dernièrement, vous diraient fièrement « ici on peut briller sans être brillant » (3). Etonnants d’inventivité, certains ont pourtant fait des choses terribles.
C’est une réalité qui bien souvent les dépasse comme elle nous concerne tous et toutes. Car c’est l’affaire des enfants d’aujourd’hui, des adultes de demain et de l’avenir que l’on se construit, ensemble, dans le champ social et politique.
Aussi quel avenir pour ces jeunes ? Et y aurait-il en France une jeunesse bercée de la pédagogie quand une autre, serait brisée par une politique du tout repressif, une politique rétorsive et qui depuis les lois Perben I et II, ne cesse de creuser les clivages au sein d’une même génération ? Et toujours ces mêmes critères de sélection, retrouvés dans l’angle mort des statistiques : la classe sociale, le sexe et l’origine ethnique de ces jeunes qui s’intriquent aux carrefours des zones périphériques.
Alors quel avenir en perspective pour ces jeunes mis à l’amende, à la marge, au ban ?
L’avenir des « Little Ghetto Boys », des « Little Ghetto Girls » pour reprendre l’image de Donny Hathaway et que samplait déjà tragiquement, il y a plus de vingt ans, une musique Hip-Hop triste à et à vif. Pareil aux jeunes que nous accueillons : tristes et à vif. « Lil’ ghetto boy, Playing in the ghetto streets, What’cha gonna do when you grow up and have to face responsability ? » (4) Lil Ghetto Boys and Girls qui surtout, ne sont que des enfants. Perturbants, bruyants, provoquants, agressifs et violents, insupportables, fatigants, usants et tout ce que l’on voudra… mais des enfants que l’on se doit de considérer comme tel et de protéger. Ce sont des mineurs. Et vous seriez étonnés d’entendre sous le bruit fracassant de leurs actes délinquants, combien en appellent simplement au sens même du mot justice. Inconditionnellement, la justice.
Un/une professionnel(le) parmi les autres de la P.J.J, syndiqué(e) et s’exprimant par voie syndicale.
(1) Retrouvez l'intégralité de la lettre de ici :
te-moignage-d-une-e-quipe-me-diapart-pdf(2) Et le tableau du turn over salarial dans l'établissement depuis 2013 :
tableau-du-turn-over-du-personnels-vlb-2013-a-2015-2-2(3) AL, Le pays des lumières, « Brillant », 2015
(4) « Petit gars du quartier
Jouant dans les rues du ghetto
Que vas-tu devenir en grandissant
Si tu fais face à des responsabilités ? » DR DRE, The Chronic, « Lil' Ghetto Boy », 1992