Les succès électoraux de Silvio Berlusconi et Beppe Grillo ont paralysé la formation d'un gouvernement italien depuis les élections de février et cristallisé les critiques de ceux qui n'y voient que « populisme ». Mais ce résultat montre aussi « l’incapacité de la social-démocratie à formuler des propositions qui se distancieraient clairement du consensus néolibéral », analyse Gregory Mauzé, de l’association culturelle Joseph Jacquemotte, qui y voit un signal d'alarme pour toute l'Europe.
En Italie comme en Grèce, la presse européenne, après avoir salué la mise en place des gouvernements « techniques » de Mario Monti et de Lucas Papademos, tous deux proches des milieux financiers et anciens collaborateurs de Goldman Sachs, semblait animée d’une même verve pour déplorer le désaveu sans appel (1) infligé à ces derniers à travers les urnes. Au lendemain des élections générales italiennes des 24 et 25 février 2013, les plus décomplexés des commentateurs n’hésitaient pas à fustiger ce qu’ils considéraient comme de l’irresponsabilité et de l’ingratitude de la part des citoyens, sur un ton flirtant parfois avec le mépris démocratique. « Les électeurs précipitent l’Italie dans le chaos », a par exemple estimé le quotidien néerlandais Volkskrant. Coutumier du fait, le correspondant de Libération à Bruxelles, Jean Quatremer, interprétait le résultat du scrutin comme un « déni de réalité de la part du peuple », qui refuserait, comme dans d’autres Etats d’Europe du Sud, « d’admettre qu’il a vécu au-dessus de ses moyens ».
Mais les commentaires les plus fréquents tendaient à établir un amalgame entre les deux forces politiques considérées comme au centre du blocage actuel, regroupées sous la qualification très connotée de « populisme » : le Peuple de la liberté (PDL) formation de droite menée par l’ancien président du Conseil Silvio Berlusconi, arrivé en troisième position, et le tout nouveau MouVement 5 étoiles (2) (M5S) de l’ex-humoriste Beppe Grillo, devenu premier parti du pays (3).
Il est vrai que les leaders des deux formations ont, chacun à leur manière, contribué au blocage actuel. Le premier en menant une campagne d’une rare démagogie qui lui a permis d’obtenir un score suffisant pour priver la gauche d’une majorité absolue au Sénat, grâce à un système électoral taillé sur mesure par le Cavaliere lorsqu’il était au pouvoir. Le second en contribuant, par son score impressionnant, à l’explosion du système bipartisan au profit d’un multipartisme très instable. Mais si l’on peut difficilement nier que les deux trublions partagent certains éléments populistes, leur mise en parallèle hâtive semble relever de « ces énoncés que l’on dit brillants parce qu’ils ne sont même pas faux » (Bourdieu), et ne permet pas de saisir la portée du camouflet infligé aux partisans de l’austérité.
Occulter le clivage gauche-droite
Le terme « populisme » compte parmi les plus galvaudés du vocabulaire politique. « Le mot est partout, sa définition nulle part », note l’historien Philippe Roger. Souvent confondu avec la démagogie (qui consiste à exalter les passions de la multitude), le populisme peut être défini comme un discours opposant un peuple vertueux à ses élites corrompues, mais également comme un style et une méthode politique articulant un discours simple, un chef charismatique et une organisation de masse structurée. Pour l’analyste, sa principale faiblesse tient au fait qu’il peut regrouper des personnes et mouvements aux programmes politiques parfois antagonistes. Pour l’homme politique, il peut en revanche s’avérer une arme redoutable pour disqualifier ses adversaires, de droite comme de gauche. Une lecture par le prisme du populisme risque donc de faire entrave à une bonne compréhension des performances de MM. Berlusconi et Grillo, qui doivent dès lors être étudiées séparément.
Soutenu des années durant par la puissante confédération patronale Confindustria, le leader de la droite n’avait perdu l’appui des milieux d’affaires qu’à partir du moment où il avait refusé de se plier aux injonctions de la troïka (qui regroupe la Banque centrale européenne, la Commission européenne et le Fond monétaire international). Empêtré dans les affaires et donné pour politiquement mort, M. Berlusconi avait, à l’annonce des élections anticipées, surpris tout le monde en annonçant son retour à la tête d’une coalition menée par le PDL, en concurrence avec la liste de Mario Monti (présentée comme centriste mais essentiellement constituée de formations conservatrices et libérales). Au terme d’une campagne axée autour de la dénonciation des réformes exigées par l’Europe et les marchés, le Cavaliere a réussi à capter les voix d’une partie des petits entrepreneurs et des classes moyennes touchées par la crise et les mesures de rigueur… que son parti avait lui-même votées. Le PDL ayant précipité la chute du gouvernement « technique », la coalition menée par ce parti semble avoir été moins associée aux mesures d’austérité que celle de centre-gauche conduite par M. Bersani. Ce dernier avait en effet affirmé vouloir poursuivre le travail de réforme de la précédente administration, et l’alliance de sa liste avec celle conduite par le Professore semblait être la formule de gouvernement privilégiée par le grand capital, une fois avérée l’incapacité de la liste Monti à s’imposer dans les urnes. Mais si les talents de tribun de Berlusconi ont pu faire illusion le temps d’une campagne, son programme reste néanmoins résolument libéral et, à l’exception de quelques promesses farfelues, s’inscrit pleinement dans le consensus en faveur de l'austérité.
Alors que son report partiel sur Berlusconi relève, en un sens, du malentendu, le vote contre la rigueur semble s’être davantage cristallisé sur la formation de Beppe Grillo. Égrenant les succès électoraux depuis le lancement de son M5S en 2009, l’ancien comique qui se revendique lui-même populiste a fait campagne sur le rejet des partis politiques, en refusant de se positionner sur le clivage partisan traditionnel. Mais si certaines prises de positions homophobes, antisyndicales ou anti-immigrés de son leader peuvent légitimement susciter la méfiance des progressistes, la tonalité du programme du M5S semble davantage relever d’un programme de gauche que de droite : démocratie directe, semaine des 20 heures, défense de l’environnement, gratuité des soins de santé, lutte contre les monopoles, revenu citoyen… Autant de propositions qui ont fait mouche auprès des catégories sociales les plus touchées par la crise et l’austérité, comme en témoignent les bons scores réalisés par le parti dans les anciens bastions ouvriers et chez les jeunes. Si les préférences socio-économiques des nouveaux élus du M5S restent pour l’heure assez vagues, la nécessité, pour un gouvernement minoritaire de centre-gauche, de s’assurer de leur soutien au Sénat semble avoir largement influencé M. Bersani dans la tonalité donnée au programme en huit points présenté le 6 mars, plus progressiste que le programme du PD, et qui prévoit en outre de « sortir de la cage de l'austérité ». Ainsi, bien que leurs leaders partagent un recours massif à la démagogie, le sens politique du vote M5S diverge fortement du vote PDL.
Dès lors, chercher à associer par le biais du populisme une formation de droite conservatrice classique avec un mouvement radicalement anti-système relève d’une démarche contestable. De fait, elle s’insère dans une stratégie qui vise à baliser le chemin du politiquement acceptable : en opposant le « berlusco-grillonisme » aux leaders « responsables » incarnés par M. Monti (et, faute de mieux, par le social-libéral Bersani), on en arrive ainsi à limiter le choix démocratique aux partisans du consensus néolibéral. Déjà à l’œuvre lors des élections françaises, au cours desquelles les parallélismes établis entre le Front de Gauche et le Front National étaient légion, cette stratégie conduit à substituer au clivage possédants-travailleurs relatif à la répartition des richesses un clivage réaliste-populiste, qui opposerait les partisans du « bon sens » à ceux qui y feraient obstacle. A cet égard, la proposition faite par Mario Monti en septembre 2012 d’organiser un sommet pour mobiliser contre le « populisme anti-européen » est lourde de sens : en regroupant de façon caricaturale les mouvements critiques envers l’orientation actuelle de l’Union européenne, celui qui était encore président du Conseil évitait ainsi de se prononcer sur le contenu politique des programmes de réformes imposés partout en Europe.
Un blocage politique riche en enseignements
L’attitude de l’establishment politique italien constitue un facteur explicatif autrement plus pertinent à l’imbroglio actuel que l’antienne d’un populisme qui aurait triomphé sur la raison. Si les frasques berlusconiennes ont sans doute pavé le chemin à l’émergence d’un puissant mouvement antiparlementaire, les résultats de M. Grillo correspondent moins au « miroir inversé du berlusconisme » qu’à un profond désenchantement démocratique suscité par deux décennies de néolibéralisme. A cet égard, le centre-gauche italien (dont les principaux représentants sont regroupés depuis 2007 au sein du PD) porte une responsabilité particulière, n’ayant jamais réussi à présenter une alternative à Berlusconi porteuse de progrès social. La collusion des élites a atteint son paroxysme avec le soutien apporté par le PD et le PDL au cabinet « technique », validant l’approche choisie par la Commission européenne consistant à dépolitiser les choix gouvernementaux pour soustraire les enjeux économiques de la prise de décision démocratique. Les déclarations méprisantes de Monti, qui regrettait en août dernier que « les gouvernements se laissent complètement brider par les décisions de leurs Parlements », laissent peu de doute sur l’estime que portent les partisans de l’austérité à tout crin à la souveraineté populaire. Loin de la folie collective suggérée par les médias, le blocage actuel – à mettre en parallèle avec la forte abstention, en hausse de cinq points par rapport aux élections de 2008 – résulte avant tout du refus du peuple de voir son destin écrit par d’autres, contre sa volonté et ses intérêts.
Le succès du M5S devrait par ailleurs interpeller les formations progressistes anti-austérité sur les raisons de leur échec. Lors des élections de juin 2012 en Grèce, la gauche de la gauche incarnée par Syriza avait remarquablement profité de la compromission du Pasok avec le néolibéralisme pour incarner la résistance face aux offensives antisociales, et, avec des résultats impressionnants, s’imposait incontestablement comme le parti des intérêts populaires (4). Rien de tel en Italie, où elle s’est avérée incapable d’occuper l’espace laissé vacant par une gauche de gouvernement associée aux politiques d’austérité. Alors que le SEL (« Gauche, écologie et liberté », dont le leader Nichi Vendola est issu de la droite du Parti de la refondation communiste), qui a fait le choix de se présenter au sein de la coalition de centre-gauche, passe de justesse le seuil électoral avec 3,2% à la chambre, la liste Révolution civile (RC, qui associe communistes, écologistes et centristes) menée par l’ancien juge Antonio Ingroia n’obtient aucun élu avec ses 2,2%, malgré des scores plus élevés chez les moins de 35 ans. Si les circonstances n’ont guère plaidé en sa faveur (refus de M. Bersani de constituer une liste commune avec les communistes, considérés par ce dernier comme trop à gauche ; faible visibilité médiatique ; tendance de l’électorat progressiste au « vote utile » en faveur du M5S ou de la coalition menée par le PD, en raison de sondages qui plaçaient la liste RC à un niveau qui ne lui aurait permis d’obtenir aucun élu…), la gauche radicale italienne semble avoir du mal à se distancer du soutien apporté par les communistes aux gouvernements de centre-gauche des années 1990 et 2000, notoirement marqués du sceau du néolibéralisme. Elle ne pourra dès lors faire l’économie d’un examen approfondi des raisons de cette déconvenue, et devra réfléchir aux façons de retrouver un discours audible auprès des catégories sociales exploitées.
Une réflexion qui devrait encourager les forces de gauche qui combattent l’austérité dans les pays européens frappés par la crise et les plans de rigueur à méditer sur leur propre stratégie. Car le constat est à double tranchant : il rappelle l’étendue du boulevard ouvert par l’incapacité de la social-démocratie à formuler des propositions qui se distancieraient clairement du consensus néolibéral. Mais il démontre également que si elle s’avère incapable d’incarner cette alternative, la gauche radicale ne pourra endiguer la montée de l’anti-politique, qui continuera à ouvrir la voie aux démagogues de tout poil.
Gregory Mauzé, responsable Analyses et études pour l’Association culturelle Joseph Jacquemotte (Belgique)
(1) En Grèce, les scores cumulés du Pasok (centre-gauche) et de Nouvelle Démocratie (droite libérale), qui avaient soutenu M. Papademos, passent de 77% des voix en 2009 à 32% aux élections de mai 2012. En Italie, le technocrate Monti, qui avait choisi d’affronter le suffrage populaire, est désavoué avec seulement 10% des voix à la chambre, tandis que Parti démocrate (issu d’une fusion entre formations de centre-gauche et de la démocratie chrétienne) et Peuple de la liberté (droite), qui l’avaient tous deux soutenu, passent respectivement de 33,17 à 25,5%, et de 37,39 à 21,1% par rapport au scrutin de 2008. Dans les deux cas, le soutien au gouvernement d’unité nationale cantonné à l’application de mesures d’austérité fut un facteur déterminant pour expliquer ces contre-performances électorales.
(2) Les cinq étoiles symbolisent l’eau publique, les transports durables, le développement, la connectivité et l’environnement.
(3) Si la coalition électorale de centre-gauche « Italie. Bien Commun » (constituée de quatre partis dont le PD) arrive légèrement en tête avec 29,5% (contre 29,2% pour la coalition de Berlusconi) à la Chambre des députés, le score du PD s’élève à 25,42%, derrière le M5S (25,55%). La Chambre étant plus représentative que le Sénat, puisqu’élue par les citoyens de plus de 18 ans (contre 25 ans pour le Sénat), le M5S est donc incontestablement le premier parti du pays en termes de voix. Les résultats définitifs sont disponibles sur elezioni.interno.it
(4) Le parti est arrivé en première position chez les salariés du secteur public (32%) et privé (32,5%), chez les ouvriers qualifiés (30,2%) et non-qualifiés (27,3%), chez les chômeurs de longue (32,7%) et de courte (32,9%) durée et chez les étudiants (51,2%). Syriza arrive également en tête dans la tranche d’âge 18-54 ans.