En jouant sur l'histoire de la Crimée, Vladimir Poutine « démontre une fois de plus sa capacité à tourner la situation à son avantage en plaçant la mémoire et le patriotisme au cœur de la crise », analyse le chercheur Kevin Limonier, pour qui cette mise en scène de la puissance russe a été une nouvelle occasion de faire oublier les problèmes internes à la Russie.
Depuis l'officialisation mardi du rattachement de la Crimée à la Russie, le pays est traversé par une immense vague d'enthousiasme patriotique. Pourtant, la mise en spectacle de la puissance russe à laquelle se livre Vladimir Poutine depuis le début de la crise ne dissimule que mal la grave crise politique interne que traverse actuellement le pays. Car le positionnement aussi radical que surprenant du Kremlin dans cette affaire est surtout dû à la faiblesse d'un système de domination par la rente qui atteint aujourd'hui ses limites. Aussi assistons-nous peut-être à la dangereuse fuite en avant d'un président contraint de susciter le réflexe nationaliste pour préserver un pouvoir dont l'origine remonte au début des années 2000.
A cette époque, Vladimir Poutine hérite d'un pays en crise et solidement tenu par de vastes réseaux d'allégeances dont les oligarques constituent le centre. Progressivement, ceux-ci sont évincés et l'on proclame bientôt, à travers le thème de la « verticale du pouvoir », le retour d'un Etat fort et d'une Russie souveraine. Mais cette rhétorique ne marque pas la fin du système dont les oligarques tiraient leur pouvoir, bien au contraire : grâce à une stratégie qui mêle habilement investigations, confiscations et persuasions, Vladimir Poutine parvient à obtenir que la plupart des responsables politiques régionaux, dont certains avaient bâti dans leurs circonscriptions de véritables empires économiques dans les années 1990, lui jurent fidélité en lieu et place des oligarques. Une hiérarchie parallèle à celle de l'administration s'instaure, très vite alimentée par la rente énergétique grandissante du pays : tel maire, tel gouverneur ou tel chef d'entreprise peuvent se voir attribuer de très importantes subventions dans une perspective de relance économique, les autorités centrales fermant les yeux sur les détournements de fonds en échange de la fidélité du responsable en question. L'argent récupéré a ainsi permis de constituer de vastes réseaux d'obligés dont le poids conditionne la position et l'influence de leurs chefs vis-à-vis de Moscou.
En 2007, ce système de domination par la rente est à son zénith : l'économie russe va bien et il y a peu d'opposants – si bien que le président décide de céder son siège à un proche pendant quatre ans plutôt que de modifier la Constitution. Mais cette apogée est de courte durée. La crise financière de 2008 fait chuter le prix des hydrocarbures entraînant une diminution de la rente, et donc une réduction de la quantité d'argent disponible pour irriguer le « système Poutine » : les obligés sont alors contraints d'élargir leurs horizons de prospection de ressources « grises » afin de maintenir leur rang, suscitant le mécontentement d'une population qu'une décennie de croissance et de stabilité a portée vers des aspirations de transparence et d'égalité sociale. Amplifiés par Internet et les réseaux sociaux, de nombreux scandales locaux ont éclaté jusqu'à ce que, en décembre 2011, de grandes manifestations soient organisées contre Russie Unie, le parti de Vladimir Poutine alors surnommé « parti des escrocs et des voleurs ».
Ayant perdu le soutien des classes moyennes urbaines, Poutine est contraint de se replier sur son électorat traditionnel, conservateur et provincial, très attaché aux mythes de la puissance et du patriotisme russe. Alors que se poursuivent les scandales de corruption et de détournement et que monte une sourde colère dans les grandes villes, l'affaire des Pussy Riot, la préparation des jeux olympiques de Sotchi ou encore ses succès diplomatiques en Syrie ont jusqu'ici permis à Vladimir Poutine de monopoliser une scène médiatique qu'il ne peut abandonner sous peine de voir son pouvoir contesté.
L'affaire de Crimée est la dernière et la plus spectaculaire de ces actions médiatiques. Si tout le monde fut surpris par la tournure que prit la contestation en Ukraine, le soutien sans faille de Moscou aux russophones de la région représente une opportunité supplémentaire de mettre en scène une certaine vision de la puissance russe tout en faisant oublier les vicissitudes internes. En jouant sur l'histoire complexe de cette presqu'île et sur celle du port de Sébastopol, véritable monument de l'héroïsme militaire russe, Vladimir Poutine démontre une fois de plus sa capacité à tourner la situation à son avantage en plaçant la mémoire et le patriotisme au cœur de la crise. Il en va de la survie politique d'un président dont l'assise interne apparaît comme de plus en plus incertaine et contraint, comme ses obligés, à des actions de plus en plus audacieuses.
Kevin Limonier, chercheur à l'Institut français de géopolitique