Billet de blog 19 mars 2015

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Manuel Valls, comment voulez-vous incarner la gauche ?

Stéphane Boisard, Maître de conférences, Historien, Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3, s'adresse au Premier ministre dans cette tribune, et lui demande comment il peut interpeller les grandes consciences de gauche, lui qui dirige un gouvernement qui n'est plus socialiste.

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Stéphane Boisard, Maître de conférences, Historien, Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3, s'adresse au Premier ministre dans cette tribune, et lui demande comment il peut interpeller les grandes consciences de gauche, lui qui dirige un gouvernement qui n'est plus socialiste.


Monsieur le Premier ministre,

Je  me permets de vous écrire car j’ai rencontré ce dimanche matin, sous la pluie battante, l’élu PS au Conseil général qui faisait le tour du quartier. Il m’a fait de la peine car, en plus du mauvais temps, il fallait qu’il supporte la mauvaise humeur des personnes avec qui il tentait de dialoguer. Une véritable via crucis où se mêlait abnégation, conviction et désarroi pour lui, qui se sentait intimement de gauche. Et il essayait, sans y parvenir, à faire croire aux badauds que vous en étiez aussi. Je ne suis dit que vous ne méritiez pas des tels militants.

Et c’est là que le bât blesse. Vous en appelez aux « grandes consciences de gauche » qui auraient déserté le socialisme et abandonné le gouvernement. Mais les « grandes consciences de gauche » sont restées socialistes ; c’est le gouvernement que vous dirigez qui ne l’est pas. Qui êtes-vous pour donner des leçons et culpabiliser un électorat qui ne se reconnaît pas dans la politique de droite que vous menez ? Bien sûr, nous savons depuis René Rémond que gauche et droite ne sont pas des essences et qu’à l’exception de la droite contre-révolutionnaire, tous les partis sont nés à gauche avant de finir à droite, poussés par de nouvelles forces politiques. C’est le processus que vit actuellement le Parti socialiste français.

Pas plus que vous ne pouvez expliquer vos déboires électoraux par la faute de vos anciens alliés politiques qui ne pèsent guère que 10% aujourd’hui, vous ne pouvez rejeter la faute de vos échecs intellectuels sur les électeurs de gauche. Ceux-ci existent et ils ne demandent qu’à se mobiliser pour un parti et un leader de gauche, mais ils en sont orphelins aujourd’hui. Et cette faillite est la vôtre et uniquement la vôtre. Vous n’êtes pas le rempart contre l’extrême-droite, comme vous le donnez à penser lors de vos meetings de campagne, vous êtes le symptôme de la droitisation du parti de Jaurès et en cela le dernier responsable de sa mort politique prochaine. Au moins en tant que force de gauche, car à l’instar des Radicaux, une partie des socialistes restera à gauche quand l’autre rejoindra un centre, déjà en voie de constitution.

Pour être de gauche et espérer parler au peuple de gauche, il aurait fallu du courage et de la constance politique. Vous pourrez toujours rétorquer que vous, à la différence du Président élu en 2012, vous ne vous êtes jamais prétendu l’ennemi de la finance, ni l’ami de la nature. Par conséquent, vous pouvez estimer que vous n’avez pas de compte à rendre à une gauche anti-ploutocratique et écologiste. Mais comment voulez-vous incarner la gauche alors que vous avez déserté tous les combats et pliés face à tous les lobbys, du patronat aux bonnets rouges, en passant par les agriculteurs productivistes de la FNSEA et les nucléocrates ? Je rappellerai juste ici qu’au nom de la défense des banques françaises, le gouvernement socialiste au pouvoir depuis 2012 a réussi à torpiller le projet de taxe Tobin en préparation au niveau européen, faisant passer Michel Barnier pour un dangereux gauchiste !

Mais là où vous semblez, Monsieur le Premier des ministres, si vieux et si ankylosé dans vos schémas de pensée, c’est sur la question écologique et sur les modalités du politique et de la démocratie qu’elle implique. En effet, sur le plan des idées, vous êtes un homme du XIXe siècle : votre industrialisme saint-simoniste teinté de scientisme positiviste vous empêche de voir que le monde a changé, que nous sommes entrés dans l’anthropocène et que nous nous apprêtons à vivre la sixième extinction des espèces. Sur le plan politique, vous êtes un homme du XXe siècle, celui des grands leaders charismatiques, et, pour la France de la Ve République, celui des monarques républicains. Or, ce temps du politique où la verticalité régissait les liens entre administrés et dirigeants est révolu. Même les grandes multinationales ont compris que les liens entre les membres des sociétés démocratiques seraient nécessairement horizontaux, notamment du fait des nouvelles technologies de la communication. Or à penser que la politique n’est plus qu’affaire de communication parce que le politique ne relèverait plus que d’une ingénierie sociale et d’une technoscience sondagière, vous ne pouvez prétendre être un leader de la future gauche qui émergera au XXIe siècle.

Ainsi, vous avez pensé faire acte d’autorité lorsque vos gendarmes ont tué un jeune adulte de 22 ans, désarmé, qui avait juste eu l’affront de vous résister et qui opposait à votre logique de « la politique par le béton » une logique de développement réellement durable. Je puis vous affirmer que, sur le plan symbolique, la mort de Rémi Fraisse vous a définitivement coupé de la gauche. Vous devez vous rendre compte que cette nouvelle génération de militants qui émerge à gauche a fait le choix de ne pas être gouvernés par la dette, parce qu’elle ne possède rien. Elle n’a pas peur non plus de la violence légitime que s’arroge l’Etat, car elle est décidée à l’affronter partout avec les armes de la non-violence si chère aux grandes consciences de gauche que sont Luther King ou Gandhi. L’écologie aurait pu être, pour la gauche socialiste, une voie vers une utopie nouvelle, mais le parti socialiste aujourd’hui n’est pas capable d’un tel aggiornamento. Les gesticulations médiatiques du gouvernement autour de la grande Conférence sur l’environnement de 2015 à Paris n’y changeront rien. Elles finiront même par vous discréditer définitivement sur ce terrain car, en matière d’écologie, les politiques de votre gouvernement apporteront un cinglant démenti aux belles paroles qui ne manqueront pas d’être prononcées à l’occasion.

C’est pourquoi, je suis désolé de vous annoncer, Monsieur le Premier ministre, que vous n’avez aucune légitimité pour incarner la gauche que vous invoquez. Vous pouvez continuer à hurler avec les loups contre le Front national dans une pathétique opération de communication qui consistera à vous faire passer en 2022 pour le défenseur de la démocratie. Mais rien n’y fera. Le jour où il faudra descendre dans la rue pour protéger les libertés publiques, je sais que je serai au côté du Conseiller départemental qui se refuse à abdiquer toute éthique et tout idéal. Et c’est sur la démocratie, la justice sociale et l’écologie que nous réorganiserons, à partir de la base, une nouvelle force de gauche.

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