A gauche, la fausse radicalité rejouée à chaque élection plonge la parole politique dans un discrédit général, d’autant que les seuls changements perceptibles relèvent de préconisations issues du discours néolibéral, explique le conseiller régional EELV Alain Coulombel. A la veille des journées d'été d'EELV à Bordeaux, du 21 au 23 août, il invite à un travail de dé-construction du discours politique pour réhabiliter la pensée stratégique.
« Depuis 120 ans (…) c’est la première fois qu’il n’y a plus sur terre un seul point d’où pourrait jaillir la lumière d’une espérance. Il n’existe plus d’orientation » (Michel Foucault). C’était il y a plus de 30 ans. Désorientés, aujourd’hui, nous le sommes plus encore et la décomposition des formations politiques traditionnelles, en Europe et en France, est à cet égard symptomatique. Les catégories sur lesquelles reposaient jusque là l’analyse et l’action politiques sont, en partie, caduques. Quand le monde donné se présente à nous sous une forme dénu(d)ée de sens, quand le sens du monde n’est plus hors de lui (nulle extériorité susceptible de faire tenir ensemble), quand le présent s’expose à nous sous une forme diffractée et insaisissable, alors les notions de territoire, de souveraineté nationale, de citoyenneté, d’Etat-nation ou encore de peuple, perdent de facto leur pouvoir explicatif comme leur capacité à structurer un projet politique émancipateur.
Or, face à cette situation, le personnel politique semble totalement incapable de se hisser à la hauteur de sa propre impuissance, continuant, à des degrés divers, à nourrir l’illusion d’un monde signifiant, mesurable, univoque. Les échéances électorales, la peur ou le conformisme, la répétition, l’urgence et la surréaction formatent les comportements politiques. Cantonnés à la poursuite d’objectifs immédiats, nos gouvernements s’usent à être le garant d’un horizon d’attente modelé par les seuls principes du développement éco-technique : Traités de libre-échange, pacte de responsabilité, diplomatie économique, évaluation… tout cela fait système et un monde pauvre en sens.
Réhabiliter la pensée stratégique
Dans ce contexte, réhabiliter (dans le champ politique) la pensée stratégique [1], l’analyse des forces en présence, actives et réactives, devrait être une priorité, « car une politique sans stratégie ne peut être rien d’autre qu’une gestion apeurée du quotidien qui se répète » (Daniel Bensaïd). Soit une capacité à se donner le temps de l’analyse de la situation, des objectifs à long terme et un cheminement – nécessairement pluriel – pour les atteindre. Sortir du quant à soi, des « petites manœuvres » et des petites déclarations, croiser les traditions politiques, prendre appui sur notre désarroi. Car l’épuisement des significations, l’absence de fondement ou d’orientation, peuvent être saisis comme une chance et non comme un obstacle à franchir au plus vite. La crise du politique est un fait massif et incontournable. Elle n’est que le pendant de mutations plus profondes qui touchent l’ensemble de nos systèmes de représentation et de valorisation. La colère légitime qui nous saisit face aux inégalités grandissantes, face à la misère, aux guerres asymétriques ou au cynisme de nos dirigeants, ne doit pas nous faire oublier que nous sommes d’abord des animaux structurés par le langage et l’ordre symbolique. Bref que la politique ne peut pas tout mais qu’elle « doit rendre possible l’accès à tout ce qui la dépasse, c'est-à-dire à tout ce qui met en œuvre le sens de l’existence, celle de chacun, celle de tous, celle du commun » (Jean-Luc Nancy).
A cet égard, il est symptomatique, voir inquiétant, de constater que nos responsables politiques sont, trop souvent, indifférents ou éloignés des questions et des problématiques soulevées par les sciences et les philosophies contemporaines. Comme la technique (selon Heidegger), la politique ne pense pas, mais se réclame de l’action efficace dans un monde bouleversé et complexe. Ce faisant, elle ne fait que prolonger une « gestion apeurée du quotidien », à partir d’une seule grille de lecture issue des sciences de gestion et où la calculabilité joue le rôle de principe directeur. « Tout se calcule, tout se vaut, tout se compare, tout s’équivaut », tel est le principe actif qui ne cesse d’approfondir notre relation désenchantée au monde, neutralisant les différences et l’exception en chaque un d’entre nous. Ce « singulier pluriel de l’être » qu’évoque l’ontologie contemporaine, et que ne cesse d’aplatir ou d’homogénéiser le capitalisme contemporain. Aplatissement au nom du principe de l’équivalence générale, aplatissement au nom de la vitesse de circulation de la marchandise, aplatissement au nom du plein ou de l’absolue visibilité…
Dans ce contexte, il n’est nulle politique alternative possible qui ne devrait être d’abord une interrogation sur ce qui vaut et comment cela vaut – ce à quoi nous tenons comme ce vers quoi nous allons. Si notre époque est celle des décompositions (rendues particulièrement patentes dans le champ partidaire jusque là structuré autour d’un axe droite/gauche et de ses sous-ensembles) qui appellent des recompositions, celles-ci ne sauraient faire l’impasse sur l’absence de schémas interprétatifs généraux susceptibles de guider notre compréhension des processus mis en œuvre dans le cadre de la mondialisation (mondialisation qui ne se limite pas à des contours économiques). Nous manquons de tout et du tout. Ni la « vieille gauche », ni la « nouvelle gauche », ni la « gauche de gauche », ni « l’écologie populaire », ni « la droite nationale », ni « la droite forte »… ne sont des concepts susceptibles d’éclairer notre temps présent. Tout au plus marquent-ils notre indigence face à une situation qui nous échappe.
Déconstruire d’abord
Le travail de déconstruction [2] que les sciences humaines (et tout particulièrement la philosophie) ont réalisé sur elles-mêmes (tout au long de la seconde moitié du XXe siècle) s’est arrêté aux portes du discours politique. Nulle mise en suspens de ses certitudes, nulle interrogation sur ses catégories ou sur sa supposée « empiricité » (fondée sur l’expérience), le monde politique n’aborde sa propre épaisseur qu’à travers des mots usés (croissance, travail, compétitivité, attractivité), des formules creuses ou pieuses (dont le modèle récent pourrait être « le changement c’est maintenant ») et un habitus désuet. Confronté à l’opacité des problèmes, le personnel politique cache son désarroi en laissant le « réel tel qu’il est » – soit le règne de l’équivalence générale – s’imposer et occuper toutes les sphères de l’existence. Là où le caractère funeste du capitalisme devrait être « ce qui contraint à l’invention de manières inédites d’exister et de penser » (Véronique Bergen), rien ne semble pouvoir nous détourner de la répétition de l’identique.
« Si une époque, analysait Marx dans le 18 Brumaire, ne sait pas agencer du neuf avec de l’ancien, si elle ne sait pas mimer ou doubler son présent pour le court-circuiter, alors c’est le même qui revient : de l’ancien et de l’usé recyclés sous les traits d’un nouveau venu pour notre temps. » Nous en sommes là. Car aujourd’hui, ni la droite, ni la gauche (sous toutes ses formes) ne sont en mesure de proposer ou favoriser de nouveaux agencements ou de nouveaux territoires de sens. Résister à l’irrésistible, c'est-à-dire à la domination et à la destruction sous toutes ses formes, exige une radicalité que les partis politiques (et les forces militantes qui les composent) seraient bien en peine de définir. La question n’est pas nouvelle et la liste des auteurs qui ont approché le sujet serait inépuisable [3]. Notre étonnement irait plutôt au manque d’appropriation de ces démarches de pensée par celles et ceux qui ont fait profession (ou conviction parfois) de « changer le monde ou de le transformer ». Comme si la décision politique n’avait guère besoin de se nourrir des linéaments de la pensée critique. Or, comme l’indique Alain Badiou, « toute résistance est rupture dans la pensée, par l’énoncé de ce qu’est la situation, et fondation d’une possibilité pratique ouverte par cet énoncé ».
Si les théories sont toujours partielles ou incomplètes, nos choix collectifs et individuels en dépendent largement. Depuis la fin des années 70, le travail de démantèlement minutieux réalisé sur les formes institutionnelles [4] héritées des Trente Glorieuses, ce travail ne repose-t-il pas sur une langue spécifique et des concepts le légitimant ? La doxa libérale n’est-elle pas d’abord un univers de sens avec ses définitions, ses mots, ses images et ses outils de transmission ? Les représentations qu’un groupe, qu’une collectivité ou un ensemble se fait d’elle-même, ne sont-elles pas des forces motrices qui président aux transformations et aux processus de mobilisation ? Plusieurs décennies ont été nécessaires pour que s’inventent des formules opérationnelles, des énoncés performatifs autour de la dérégulation et de la déréglementation, pour que s’imposent des combinaisons nouvelles entre les mots (telle le fameux « concurrence libre et non faussée »), une langue et un imaginaire déposé dans cette langue. C’est pourquoi s’interroger sur ce qui nous précède et qui nous porte encore est indispensable. Les écologistes, la « gauche », héritent d’un paysage idéologique marqué par la prégnance du discours managérial où l’esprit d’entreprise a remplacé l’Esprit. La gouvernance y côtoie le capital humain, l’évaluation, l’entreprise maigre ou apprenante… Défaire chaque maillon de cette langue morte (?) est un prérequis. Sans quoi toute re-construction ou toute re-composition se trouvera bien incapable de court-circuiter le présent et d’engendrer du nouveau.
Faute de ce travail préalable d’analyse conceptuelle et stratégique de la situation, ce que nous observons dans le camp de la gauche, depuis trente ou quarante années, n’est que la reconduction d’un scénario surjoué à l’envie, où de « piètres politiques » (comme il y a de piètres penseurs) font mine, à chaque séquence électorale, de critiquer l’ordre existant. Or cette fausse radicalité, en entretenant l’illusion du réformisme sans la réforme, plonge cette parole politique (et les forces qui la constituent) dans un discrédit général, d’autant plus profond que les seuls changements perceptibles relèvent de préconisations issues du discours néolibéral. Comment retrouver, dans ces conditions, le crédit nécessaire à toute construction politique ? Quel contenu, quelle forme, quel prolongement –politique ou non– donner à cette radicalité dont nous nous pensons encore les dépositaires ? Comment passer d’une posture défensive à une démarche offensive ? Quels sont les acteurs des transformations sociales à venir ? A quelles conditions, finalement, la répétition peut-elle engendrer du nouveau ?
Résister c’est consister, consister c’est résister
A cette étape, la question de la consistance de la parole devient une question essentielle. Car la crise du politique est d’abord une crise de consistance (donc de confiance) quand l’imposture et le cynisme l’emportent sur la recherche d’une vérité toujours fuyante. Quand tout se dit et se contre-dit, quand la parole ne tient plus, quand tout s’énonce et se confond, sur quel pied danser en effet ? Et de quoi parle-t-on ? [5] De tout et de rien précisément puisque rien ne tient. Or il n’est de monde commun, de partage possible, que si ce qui s’exprime, à travers la parole, tient plus que le temps de son énonciation. Solidité d’un corps, cohérence entre les parties, permanence ou stabilité évoquent la consistance. C’est pourquoi, face au capitalisme qui a fait de l’inconsistance, de l’inconstance et de l’éphémère un mode de gestion du réel et d’extraction de la plus value, la critique de l’ordre existant passe nécessairement par la recherche d’une consistance nouvelle où le soin, la reconnaissance et la parole juste sont privilégiés.
Nous savons que « le capitalisme mutant, labile comme un virus, a plus de trente ans d’avance en termes d’articulations planétaires, mutations, virtualisations et détricotages de tous nos vieux systèmes de représentation » (Patrick Chamoiseau). Trente ans, en effet, d’avance, non pas sur la ou les radicalités philosophiques et théoriques (elles sont nombreuses) mais sur la capacité d’une parole politique singulière à se nourrir d’elle(s) et à rendre désirables de nouveaux agencements.
Si toutes les pièces « visibles » du puzzle sont connues par le plus grand nombre (la crise financière, le rejet des élites politiques et médiatiques, la corruption et les « affaires », la précarité et le chômage de masse, les inégalités grandissantes, la souveraineté étatique déclinante, les crispations identitaires, les fractures territoriales, la crise climatique…), rien ne semble, pourtant, devoir confondre le néolibéralisme qui continue à se présenter comme désirable et inéluctable.
Comme un trou noir, le PS n’émet plus de lumière
Rien, et moins encore les partis socialistes européens dont les représentants ont abandonné toute idée de résistance à l’ordre mondial actuel. A cet égard, « le drame de la France, ce n’est donc pas que le PS soit trop bas ; c’est plutôt qu’il soit trop haut. Il continue de peser comme un poids mort » (Eric Fassin). Depuis plus de quarante ans, la gauche et les écologistes se sont organisés autour de cet astre déclinant (comme un trou noir, le PS ne réfléchit ni n’émet aucune lumière – il est temps de s’en apercevoir) sans jamais se concevoir autrement que dans son sillage. Tout indique, aujourd’hui, que cette orientation est suicidaire, non seulement pour l’écologie politique mais pour la stabilité des institutions et de la démocratie, dont l’extrême fragilité doit nous rappeler que le « vivre avec », l’existence en commun et l’agencement des intérêts différents restent toujours des conquêtes provisoires. En entrant dans une nouvelle phase de recomposition, régressive et violente, le capitalisme – comme système d’exploitation et d’accumulation fondé sur « le choix d’un mode d’évaluation : par l’équivalence » (Jean-Luc Nancy) – peut très bien se passer de la démocratie.
Il s’appuie aujourd’hui sur la peur pour gouverner et accélérer la clôture du monde sur lui-même. Le discours sur la dette s’inscrit dans ce cadre car « la dette, dans le système capitaliste, n’est pas d’abord une affaire comptable, une relation économique, mais un rapport politique d’assujettissement et d’asservissement. Elle devient infinie, inexpiable, impayable, et sert à discipliner les populations, à imposer les réformes structurelles, à justifier les tours de vis autoritaires » (Maurizio Lazzarato). Le capitalisme capture le vivant, le vif ou l’éclat. Il performe sans cesse la réalité, décompose, recompose et soumet l’homme (l’idée de l’homme) à rude épreuve.
Face à cette situation, le Parti socialiste ne dit plus rien et n’a plus rien à dire. Reste à savoir si une autre gauche, ni sociale libérale, ni libérale sociale, est en mesure d’occuper l’espace laissé libre par la déprise du PS ? Ou la gauche serait-elle, comme l’affirme Philippe Corcuff, en état de mort cérébrale ? Un temps, l’écologie politique représentée par les Verts, a donné le sentiment d’une formation tournée vers la recherche d’une pratique différente de la politique associée à un corpus théorique soulevant de nouveaux enjeux. Mais en se tournant exclusivement vers le partenaire socialiste et la conquête des institutions, les Verts (EELV) ont perdu une grande partie de leur crédit. Parallèlement, l’échec du NPA, les revers électoraux du Front de Gauche aux dernières élections municipales et européennes, ne laissent guère d’espoir immédiat. La fragmentation du paysage politique devrait se poursuivre [6] et la forme partidaire continuer à décliner comme source d’engagement et recherche du sens. Dans l’immédiat, pour toutes les raisons évoquées ci-dessus (manque de consistance de la parole politique, électoralisme et accent mis sur les options tactiques, incapacité à déconstruire la langue managériale, séparation entre la philosophie critique et la gestion molle du politique), il est sans doute devenu illusoire et contre productif de penser le changement à travers les organisations politiques que celles-ci se réclament de la gauche de gouvernement, de la gauche de gauche ou de l’écologie politique.
Ceci étant, nous ne sommes pas les mains vides. Des mondes et des résistances s’inventent ailleurs et partout, contre « le tout est politique » notamment. De nouveaux agencements se cherchent en dehors des partis politiques. Des lignes se croisent, des expériences se nouent et se dénouent. Des syntaxes différentes s’élaborent dans l’ombre. Au bel arrangement grec (le cosmos comme ensemble harmonieux) succède un ordre déchiré, un monde pluralisé (le plurivers des astrophysiciens). Penser à l’intérieur de ce cadre sans cadre est une condition où « commencer c’est entrer dans la déchirure » (Christian Prigent). S’il n’existe plus d’orientation ou de signification générale, reste qu’un désir de commun continue à parcourir nos sociétés, ici et ailleurs. Ce désir est au fondement de micros pratiques politiques, ni électorales, ni tacticiennes, ni partidaires, mais bien vivantes. Face à la crise du politique avec un grand P, il n’est pas d’autres voies que de partir de ce qui vit encore. Notre terrain…
Alain Coulombel, conseiller régional (Rhône-Alpes) et membre du conseil fédéral EELV
[1] Pour Clausewitz, « la stratégie choisit le terrain, le moment, les moyens à engager ».
[2] Rappelons que, pour Jacques Derrida, la déconstruction n’est pas une méthode, elle est l’ouverture d’une question. Il s’agit de « déjouer toutes les muséifications figées du sens que voudrait fixer l’Occident dans la détermination de ses certitudes » (Jean Clet Martin).
[3] La question de la radicalité en effet n’est pas nouvelle et s’exprime dans le champ de la philosophie ou de la critique sociale à travers des auteurs aussi divers que Bourdieu, Rancière, Gorz, Badiou, Deleuze, Derrida… et, plus récemment, Corcuff, Jaspe, Neyrat, Bergen, Keucheyan, etc. Sans oublier tout un versant de la critique environnementale.
[4] Au sens des théoriciens de l’école de la régulation.
[5] On se souvient du discours du Bourget où François Hollande déclarait : « Mon véritable adversaire n’a pas de nom, de visage, pas de parti. Il ne présentera jamais sa candidature, il ne sera donc pas élu, et pourtant il gouverne. Cet adversaire, c’est le monde de la finance. » Un peu comme si François Hollande (ou le Parti socialiste) était devenu un modèle d’inconsistance en politique ou d’homme sans consistance (Flamby ou la France molle). Mais on pourrait multiplier à l’envie les exemples d’inconsistance et sur d’autres registres que la parole politique. L’inconsistance est devenue un mode de gestion du quotidien.
[6] Nouvelle Donne, hier, Front démocratique, demain, autour des transfuges du Modem. Aux dernières élections européennes, le comble a été atteint avec, dans certaines grandes circonscriptions, plus de 20 listes électorales différentes.