Député socialiste du Finistère et président de la Commission des lois de l’Assemblée nationale, Jean-Jacques Urvoas a accepté notre invitation à répondre, au-delà des anathèmes, à nos prises de position critiques de la politique de Manuel Valls, ministre de l’intérieur depuis le retour du PS au pouvoir. Sa réponse vise notamment deux articles d’Ewy Plenel, l’un du 20 septembre 2012, Ce reniement dont Valls est le nom, et l’autre du 11 novembre dernier, La gauche, l’extrême droite et la xénophobie. Nous la publions volontiers.
C’est avec plaisir que je relève l’invitation d’Edwy Plenel à renouer avec les usages de la Sorbonne au XVIe siècle, en « disputant » son analyse sur la place du Ministre de l’Intérieur, Manuel Valls, dans notre vie politique. Il me semble nécessaire de répliquer aux deux longs articles qu’il a fait paraître [1] non pour défendre l’homme – il n’en a guère besoin – ni le ministre – ce n’est pas mon rôle – mais pour combattre le procédé employé.
Car, une fois achevée la lecture de ces diatribes, le roulement de la charge passé, un doute m’a saisi qui s’est aussitôt mué en évidence. La rhétorique efficace masque en réalité un raisonnement abscons, le foisonnement des arguments couvre fallacieusement un véritable « procès en sorcellerie » lancé contre Manuel Valls, qui n’est pas sans rappeler celui dont rend compte le mythique film des Monty Python dans lequel les villageois finissent par brûler celle qu’ils accusent d’être une sorcière au motif… qu’elle pèse le même poids qu’un canard !
C’est en 1486 que fut publié le « Malleus Maleficarum » quipermettait aux inquisiteurs d’identifier les présumés sorcières et sorciers en relevant sur leur corps de simples « marques du Diable » dont les caractéristiques étaient si largement conçues qu’il était toujours possible d’en découvrir une si on le souhaitait ! Il s’agissait aussi d’enfermer les suspects dans des raisonnements encadrés d’irréfragables postulats, de sorte que toute réponse aux accusations proférées à leur encontre renvoyait systématiquement à la preuve de leur culpabilité.
Toutes proportions gardées, Edwy Plenel me semble avoir cédé à la tentation de rédiger à l’attention de Manuel Valls un « Marteau des sorcières » contemporain, tant on y voit ce dernier désigné coupable sans bien comprendre, au fond, de quoi il est vraiment accusé. Certes, les mots filent comme des traits d’arbalète (« [Il] a franchi la même frontière républicaine qu’avait allègrement piétinée Nicolas Sarkozy »), les reproches sont cinglants (« Il est resté silencieux face aux assauts indignes que subissait sa collègue ministre de la justice »), et les formules ciselées (« [Il est] l’homme fort d’un pouvoir faible », [il fait] « le lit de la droite et la ruine de la gauche »).
Mais ces raccourcis volontaires et le style lapidaire sont aussi peu probants que l’ordalie au fer rouge. Tout n’est que grief et remontrance. Même la cicatrisation de la plaie ne démontre pas l’innocence de l’accusé mais témoigne au contraire du savoir diabolique qui est le sien. Toutes les critiques assénées n’attestent au final que de la conviction de leur auteur, tant il apparaît qu’elles reposent sur des fondements particulièrement inconsistants.
Ainsi, lorsqu’il évoque les propos de Manuel Valls sur les Roms ou sur la menace islamiste, le fondateur et président de Médiapart ne questionne pas, s’abstient de replacer ces sujets dans la complexité de leur contexte – il se limite à dénoncer, à condamner, à excommunier. Par exemple, le lecteur n’est nullement informé que, dans la gestion des flux migratoires, chaque partie met un soin tout particulier à ne pas assumer ses responsabilités (les collectivités se défaussent sur l’Etat qui lui-même critique l’Union Européenne qui, pour sa part, accuse la Roumanie ou la Bulgarie d’incurie…). L’essentiel est que Manuel Valls soit présenté comme un « danger » car, pardon du peu, il « viole un principe constitutionnel »selon lequel « notre République ne fait pas de distinction selon l’origine, la race ou la religion » (le possessif « notre » l’excluant évidement du périmètre des républicains).
De même, comme dans la liste des motifs de culpabilité dressée par les inquisiteurs dominicains du XVe siècle, est-on frappé par la volonté ab initio qui anime le pourfendeur du ministre de l’Intérieur de lui faire porter le poids du maléfice dont il est accusé. Peu importe son parcours politique ou sa pratique d’élu local à Evry. Les actes pèsent peu dans cette démonstration exclusivement à charge. Les électeurs de l’Essonne qui votent avec constance pour le PS, pour Ségolène Royal ou pour François Hollande et qui réélisent avec la même régularité Manuel Valls ne sont que les victimes de maléfiques enchantements car il n’est pas « de gauche mais se prétend de gauche » !
Quand, encore, le 11 novembre dernier, Edwy Plenel accuse le ministre de « [s’être] assis sur les engagements du candidat Hollande à propos des contrôles policiers au faciès », il oublie que lui-même reconnaissait, le 21 septembre, que « le trentième engagement » était « vague dans sa formulation ». Il feint surtout d’ignorer que le code de déontologie de la police nationale, inchangé depuis 1986, a été refondu le 30 juillet 2013 afin, notamment, de prescrire le vouvoiement lors des contrôles, lesquels ne doivent se fonder sur aucune caractéristique physique ou signe distinctif et respecter la dignité de la personne contrôlée. Il omet enfin de préciser que Manuel Valls a imposé le port d’un numéro sur l’uniforme permettant l’identification de l’agent et rappelé le caractère non systématique des palpations de sécurité, etc.
Sans doute conscient des fragilités de son réquisitoire, Edwy Plenel, homme d’esprit et d’habileté, voudrait encore prendre appui sur des vérités de circonstance qu’il invente et proclame, en les prêtant à la vox populi. C’est ainsi que des formules telles que « chacun le sait », « des événements récents ne font que confirmer », « la France n’a pas voté pour Manuel Valls », « Manuel Valls ne se sent aucunement tenu par les engagements sur lesquels a été élu le Président de la République », ou encore « [il] agit au mépris du vote des électeurs » émaillent ses philippiques.
Avec de tels postulats, la condamnation est garantie quels que soient les contre-arguments qu’est susceptible de produire la défense. Pourquoi lorsque soixante-quinze députés socialistes signent dans Le Monde une pétition le 17 septembre 2012 pour réclamer le droit de vote pour les étrangers leur reconnaît-on une « hauteur » de vue quand Valls, lui, n’affirmerait que « bruyamment » son désaccord ? Sur quel fondement peut-on déclarer que « les contrôles d’identité » constituent une « question centrale pour la jeunesse » ? Pourquoi le journaliste se refuse-t-il à considérer que la profession de foi de Manuel Valls (cf. son discours du 13 juillet 2013) est fondée sur l’inébranlable conviction du nécessaire combat à engager contre le populisme en retrouvant le sens du peuple ?
Nulle attention n’est portée au fait que le ministre demeure l’une des rares personnalités à gauche à interpréter les fortes tensions qui traversent notre société comme résultant d’une conjugaison de facteurs liés tant aux difficultés sociales qu’à une crise identitaire. Manque également toute référence à sa volonté de parler non pas au « peuple de gauche » mais à tous ceux qui, comme l’écrit Laurent Bouvet, « veulent croire à une aventure collective malgré les tentations de l’individualisme et de l’anomie »[2]. En fait, comme hier, le procès en sorcellerie nous en apprend beaucoup plus sur l’accusateur que sur l’accusé.
Et l’on comprend ainsi que ce qui rend Manuel Valls diabolique aux yeux de son contempteur, c’est qu’il est ministre de l’Intérieur, de gauche, et populaire. Ce triptyque témoignerait de sa malignité et devrait justifier qu’on le condamne au nom du passé, du présent, et de l’avenir. Et dès lors, le châtiment ne peut être que maximal.
Car pour Edwy Plenel, dont on peine cependant à saisir en quoi les prophéties devraient faire autorité, l’histoire est déjà écrite : « Quand, au soir des élections municipales puis européennes de 2014, les socialistes s’étonneront des voix qui leur auront manqué (…) ils feront bien de demander des comptes à Manuel Valls ». Voici donc le coupable désigné. Hier, le pacte démoniaque contracté par la sorcière expliquait à lui seul que le blé fût grêlé, que le lait eût tourné et que les vaches eussent péri. Aujourd’hui, seuls les mots du ministre de l’Intérieur sont censés expliquer la descente annoncée – et donc inéluctable – aux enfers électoraux. Comme si, pour le journaliste, il convenait de sacrifier ce ministre pour conjurer les sorts qu’il aurait lancé sur notre avenir. Que Manuel Valls s’en aille donc et tous, émus et frémissants – enfin soulagés – applaudiront avant de reconnaître l’ivresse du succès électoral… Je gage que rares seront ceux qui partageront cette prédiction !
Il n’y a donc pas d’argument de fond à exposer dans cette dispute car le débat tel qu’il fut initié en était totalement dépourvu. En fait, Edwy Plenel a besoin que Manuel Valls soit de droite pour se sentir de gauche. De sa combinaison d’affirmations mal intentionnées ne subsiste en fin de compte que la tristesse de voir brocardée l’union sacrée contre l’extrême droite au moment où elle s’avère le plus nécessaire.
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[1] Le premier daté du 20 septembre 2012 explicitement titré « Ce reniement dont Manuel Valls est le nom » et le second « La gauche, l’extrême droite et la xénophobie » publié le 11 novembre 2013 sur le site Médiapart, auxquels s’ajoutent les commentaires déposés sur mon blog les 28 août et 10 novembre derniers.
[2] Laurent Bouvet, Le sens du peuple, Gallimard, 2012, p. 296.