Billet de blog 19 décembre 2012

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L'histoire des religions, absente de l'université

Alors que « les élèves rencontrent (...) des questions d’histoire des religions dans les programmes d’histoire des classes de sixième (...) et de cinquième (...), voire de seconde générale », il est temps, réclame un groupe d'universitaires dans cette lettre ouverte aux ministres de l'enseignement supérieur et de l'Education, « que l’Université française donne enfin une place réelle aux religions et au religieux dans les départements d’histoire ».

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Alors que « les élèves rencontrent (...) des questions d’histoire des religions dans les programmes d’histoire des classes de sixième (...) et de cinquième (...), voire de seconde générale », il est temps, réclame un groupe d'universitaires dans cette lettre ouverte aux ministres de l'enseignement supérieur et de l'Education, « que l’Université française donne enfin une place réelle aux religions et au religieux dans les départements d’histoire ».


Madame la Ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche,

Monsieur le Ministre de l’éducation,

Nous voudrions vous faire part d’un manque intellectuel et scientifique dans l’enseignement supérieur, qui a des conséquences manifestes dans l’enseignement secondaire.

On assiste à une focalisation croissante sur les questions religieuses et culturelles dans notre société laïque. Or, tout ceci croît sur un terreau d’ignorance entretenu par un jardinier pourtant rigoureux et sourcilleux. Et ce jardinier, c’est l’enseignement public français, laïc et scientifique, du secondaire au supérieur.

En effet, l’enseignement laïc en France est loin d’aborder historiquement les religions. La laïcité à la française serait bien étrange pour un voyageur persan qui tenterait de comprendre sa logique et ses enjeux. L’observateur de Montesquieu aurait quelque difficulté notamment à saisir le paradoxe existant dans l’enseignement laïc et qui consiste à lutter contre tout obscurantisme en détournant le regard. Car l’institution publique française a purement et simplement rejeté aux marges de l’enseignement l’histoire des religions.

Pourtant, les choses avaient plutôt bien commencé au début de la IIIe République lorsqu’en 1886 on créa la cinquième section de l’École pratique des hautes études (Paris, Sorbonne), section appelée des « Sciences religieuses », dévolue à l’histoire des religions, donc à une connaissance scientifique nettement distincte des études de théologie. Malheureusement, après plus d’un siècle, il n’existe toujours pas de départements consacrés à ce domaine dans les universités publiques. Le plus regrettable est qu’il n’y a pas même d’historiens des religions recrutés à ce titre dans les départements d’histoire de ces universités !

Lors de la toute récente publication des postes de maîtres de conférences pour l’année 2012 sur le site gouvernemental Galaxie, deux profils universitaires seulement spécifiaient une étude de l’histoire religieuse (en sus de l’histoire politique ou culturelle) : ils portaient sur l’époque moderne et la toute fin du Moyen Âge. Pour ce qui est de l’Antiquité, sans surprise, l’essentiel des postes concernait l’histoire grecque et l’histoire romaine en général, c’est-à-dire sans spécification, comme pour mieux induire qu’il s’agit bien des deux piliers idéologiques de la République, d’ailleurs enseignés dans le secondaire à deux niveaux : en classe de sixième et de seconde générale. Or, l’enseignement supérieur, à la différence de l’enseignement secondaire, ne peut se contenter de participer à la formation du citoyen, il doit aussi ouvrir l’étudiant au monde historique le plus vaste possible.

On a dit et répété que le cœur du problème se situait au niveau de l’enseignement secondaire, sans jamais réellement évoquer l’enseignement supérieur (de la licence aux concours d’enseignement). La carence dans l’enseignement secondaire est indiscutable, mais pas seulement de la manière qu’on l’a cru, qui ne voulait souligner que l’absence d’enseignement du « fait religieux » – notion d’ailleurs plus phénoménologique qu’historique et anthropologique – dans les collèges et les lycées. Les élèves rencontrent pourtant bien des questions d’histoire des religions dans les programmes d’histoire des classes de sixième (histoire du judaïsme et du christianisme antique) et de cinquième (histoire de l’islam), voire de seconde générale (chrétienté médiévale). Le problème repose surtout sur le fait que les professeurs certifiés et agrégés nouvellement nommés n’ont bien souvent jamais suivi de cours universitaire dans ces domaines complexes – l’origine antique de systèmes religieux – non dépourvus d’enjeux. Le plus regrettable donc – nous y revenons –, ce n’est pas tant le défaut d’histoire des religions dans les programmes du secondaire que l’absence presque totale de cours de cette sorte dans les universités pour former les futurs enseignants à ces questions (comme cela se fait par exemple à l’Université de Lausanne depuis désormais vingt ans) !

Dans le cadre général d’une refondation de l’enseignement en France, repenser l’enseignement secondaire ne servirait à rien si, en amont, l’enseignement universitaire n’était pas ouvert à des domaines de connaissance et de recherche incontournables comme l’est l’histoire des religions. Ce domaine est d’autant plus incontournable que les religions se déclinent aussi au présent et qu’il importe d’en connaître l’histoire en exerçant simultanément le « regard éloigné » de l’anthropologue : c’est ainsi qu’on saisira au mieux les traits culturels les plus saillants, comme certains « tabous » qui suscitent encore les incompréhensions culturelles d’aujourd’hui, génératrices de xénophobie.

Madame la Ministre, Monsieur le Ministre, nous voulons attirer votre attention sur ce manque, afin que l’Université française donne enfin une place réelle aux religions et au religieux dans les départements d’histoire. Il n’est pas digne d’un grand pays intellectuel et scientifique comme la France que cet aspect de l’histoire soit maintenu dans l’obscurité, alors qu’il est en pleine lumière chez nos voisins européens et en Amérique du Nord : il est temps de faire de notre concept de laïcité un atout scientifique. Il est par ailleurs injustifiable de ne pas former largement à ces questions complexes des étudiants qui, pour certains, auront à les aborder face à des élèves avides de connaissances historiques rigoureuses dans ce domaine. Là réside, nous semble-t-il, le véritable esprit laïc.

Christophe Batsch (Université de Lille 3)
Hélène Benichou-Safar (UMR 8167 Orient et Méditerranée)
Françoise Briquel-Chatonnet (CNRS)
Pierre Bordreuil (CNRS)
Claude Calame (EHESS)
Pierre Chiron (Université de Paris-Est)
Alain Desreumaux (CNRS)
François Dingremont (post-doctorant)
Cécile Dogniez (CNRS)
François Flahault (CNRS)
Stella Georgoudi (EPHE)
Sylvie-Anne Goldberg (EHESS)
Jean-Marie Husser (Université de Strasbourg)
Renée Koch-Piettre (EPHE)
Christophe Lemardelé (UMR 8167 Orient & Méditerranée)
Annick Martin (Université de Rennes 2)
Ron Naiweld (CNRS)
Hedwige Rouillard-Bonraisin (EPHE)
Francis Schmidt (EPHE)
Arnaud Sérandour (EPHE)

P.S : Le problème évoqué ne peut d’ailleurs se réduire à l’histoire des religions. Pour l’Antiquité, l’Orient est peu présent dans les départements d’histoire, et l’on ne peut penser seulement à la Mésopotamie, il importe par exemple aussi d’enseigner l’Arabie préislamique de mieux en mieux connue. Mais cela n’est pas tout. Depuis deux décennies au moins, les connaissances sur la Gaule celtique, donc préromaine, ont été entièrement renouvelées grâce à l’archéologie. Pourquoi donc ne pas enseigner ce que l’on sait, non évidemment « nos ancêtres les Gaulois », mais la civilisation des Celtes en rapport avec le monde romain ? Les universités, dans le cadre de la loi sur leur autonomie, ne pourraient-elles pas proposer un savoir pluriel, ouvert sur le monde (l’Afrique précoloniale, l’Extrême-Orient, la Mésoamérique, etc.), et s’éloigner de savoirs quelque peu préétablis trop dépendants des questions de l’agrégation (lesquelles en seraient elles-mêmes heureusement transformées) ?  

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