Billet de blog 20 octobre 2009

Les invités de Mediapart (avatar)

Les invités de Mediapart

Dans cet espace, retrouvez les tribunes collectives sélectionnées par la rédaction du Club de Mediapart.

Abonné·e de Mediapart

France Télécom, une crise emblématique

Sébastien Crozier est élu CGC-Unsa au Comité central de France Télécom. Hélène Marcy est sa colistière aux prochaines élections des représentants salariés au Conseil d'Administration de France Télécom. Son syndicat a claqué le 14 octobre la porte des négociations sur le stress au travail dans l'entreprise, touchée par une série de suicides. Ce mardi, Sud a fait de même.

Les invités de Mediapart (avatar)

Les invités de Mediapart

Dans cet espace, retrouvez les tribunes collectives sélectionnées par la rédaction du Club de Mediapart.

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Sébastien Crozier est élu CGC-Unsa au Comité central de France Télécom. Hélène Marcy est sa colistière aux prochaines élections des représentants salariés au Conseil d'Administration de France Télécom. Son syndicat a claqué le 14 octobre la porte des négociations sur le stress au travail dans l'entreprise, touchée par une série de suicides. Ce mardi, Sud a fait de même. «Le débat statistique est odieux», affirme-t-il dans une tribune envoyée à Mediapart. Ce spécialiste reconnu du secteur des télécoms réfute l'idée «caricaturale» de fonctionnaires «incapables de résister à la concurrence». Il pointe au contraire la suppression de 30.000 emplois en deux ans, le recours aux «délocalisations» et à la sous-traitance, la «taylorisation à outrance» des tâches. «La direction de France Télécom a voulu faire d'Orange une marque sans salariés.»

Illustration 1

Si la crise que connaît aujourd'hui France Télécom suscite un tel intérêt , dans les médias comme dans les conversations des Français, c'est parce qu'elle est emblématique d'une crise sociétale plus globale et amplifiée — ou mise en lumière — par la crise économique qui suit la crise financière.

On y retrouve à la fois un dévoiement du management de l'entreprise, que l'octroi de bonus et de stock-options fait basculer dans le camp des actionnaires financiers contre les salariés, la perte de sens du travail qui se développe partout, et une confiance érodée, chez France Télécom on pourrait dire détruite, des salariés vis-à-vis de leur entreprise.

Le débat statistique est odieux

Sur les suicides à France Télécom, on lit et on entend beaucoup de contre-vérités.

Le débat statistique est odieux. Tout le monde sait que l'on peut faire dire aux chiffres à peu près ce que l'on veut. Ce qui ne laisse pas place au doute en revanche, c'est la mise en cause de l'entreprise par les salariés qui se suicident, d'une manière jamais égalée dans l'histoire des entreprises. Les lettres qu'ils laissent ne sont malheureusement que trop éloquentes.

La médiatisation est également dénoncée : il s'agirait non seulement d'une instrumentalisation, mais elle provoquerait aussi une "épidémie" de suicides. Mais les suicides ont commencé bien avant la médiatisation. Cette médiatisation en revanche a permis de libérer une parole muselée depuis plusieurs années, non seulement chez France Télécom, mais aussi dans d'autres entreprises, où les salariés se sont mis à témoigner, en s'apercevant que, contrairement à ce qu'ils croyaient, ils n'étaient pas seuls à vivre cette altération sensible de leurs conditions de travail, de leur condition de salariés. Et elle a été, malheureusement, nécessaire à la prise en compte du mal-être, à l'acceptation d'un constat de dysfonctionnement, tant par la Direction de l'entreprise qu'au plus haut niveau de l'État.

Lorsque tous les médiateurs sociaux de l'entreprise sont délibérément et systématiquement mis hors jeu, qu'il s'agisse des organisations syndicales, des médecins du travail ou des responsables de ressources humaines, il ne reste plus que les mass média pour que l'alerte, enfin, soit entendue.

L'analyse des causes supposées d'un tel malaise laisse aussi régulièrement pantois.

Pour ne citer que le plus caricatural, les fonctionnaires de l'ancien monopole d'État ne seraient pas capables de résister à la concurrence, voire au travail tout court, et à la pression d'une entreprise désormais privatisée. Si ce n'était affligeant, on aurait envie d'en rire. France Télécom est l'opérateur historique qui a le mieux résisté à la concurrence sur son marché domestique. Même si Free a révolutionné Internet... et proposé un tarif particulièrement agressif, même si Bouygues Télécom innove depuis le début de sa présence sur le marché du mobile, France Télécom est resté leader sur ces deux marchés. Et pas par protectionnisme, la régulation lui imposant au contraire des règles plus rigoureuses qu'à ses concurrents.

Trente mille emplois supprimés, délocalisations et sous-traitance

On ne le rappellera jamais assez : chez France Télécom, 30 000 emplois ont été supprimés ces 5 dernières années, soit 1 emploi sur quatre. Comme il n'y a pas eu de plan social, personne n'en a parlé.

Ce n'est pas le travail qui manque, cependant. Mais désormais, on sous-traite, pour "flexibiliser", et surtout pour atteindre le ratio idéal de chiffre d'affaires par employé, cher aux analystes financiers. Ce ratio ne peut en réalité prétendre comparer à lui seul des entreprises aux activités, à l’organisation et à l’histoire entièrement différentes… et ne reflète d’ailleurs pas la rentabilité in fine de l’entreprise. Mais l’idéologie, c’est l’idéologie.

Bien sûr, on délocalise aussi. Les plateaux d’appels évidemment. Les entreprises françaises peuvent bénéficier du fait que le Français soit parlé dans des pays à faible coût salarial comme le Maroc ou la Tunisie. Mais on se met aussi à l’anglais, pour sous-traiter les développements informatiques en Inde, et on délocalise aussi la R&D : pendant qu’on comprimait les effectifs à Lannion, on ouvrait un Orange Labs à Aman, en Jordanie. Et on s’étonne que, là où fut le fleuron de la recherche en télécommunications françaises, l’ancien CNET, on désespère…

A l’instar de Serge Tchuruk qui voulait faire d’Alcatel une entreprise sans usine, la direction de France Télécom a voulu faire d’Orange une marque sans salariés.

L'amertume de l'inutilité sociale

L’ampleur des restructurations menées au sein de l’opérateur historique a détruit autant d’emplois que le déclin de la sidérurgie dans l’Est de la France.

Sauf que… les télécommunications sont un secteur en croissance, profitable, avec un potentiel d’innovation inégalé. Si la téléphonie peut aujourd’hui se comparer à une "commodité" au même titre que l’eau courante ou l’électricité, le mobile n’a pas dit son dernier mot, Internet est encore tout neuf, et le très haut débit balbutie.

Les télécommunications créent du lien social, permettent de sauver des vies, et diffusent la connaissance comme jamais auparavant. Quels métiers plus valorisants ?

Mais aujourd’hui, le métier ne compte plus. Les salariés doivent être interchangeables, technicien réseau hier, téléopérateur demain, au mépris de toute notion de compétence… et d’appétence. Les tâches sont taylorisées à outrance, même pour les ingénieurs. Et les plannings tellement millimétrés qu’on n’a jamais le temps de "bien faire" son travail.

Ce qui compte, c’est uniquement de dégager 8 milliards de "free cash flow", pour en distribuer la moitié en dividendes.

Très au-delà de la question des fonctionnaires, le pacte qui est rompu, c’est celui de l’utilité sociale du travail. Alors qu’il devient de plus en plus exigeant et contraignant, il ne sert plus à construire le monde meilleur que nous promettent pourtant les télécommunications. Il sert seulement à alimenter les marchés financiers, là où les actions montent chaque fois qu’on supprime un poste de plus dans l’équipe.

Les salariés de SFR-Neuf ne sont pas mieux lotis, qui subissent actuellement des "dégraissages", en prévision de l’arrivée d’un 4ème opérateur mobile : tous les acteurs soumis à la dictature des marchés financiers appliquent peu ou prou les mêmes recettes.

Les télécommunications sont une industrie d’infrastructures, dont le rôle d’aménagement du territoire est de plus en plus important, et qui exploitent des ressources rares, telles les fréquences hertziennes utilisées par les réseaux de téléphonie mobile. En première approche, on a déjà du mal à voir l’intérêt de dupliquer les réseaux.

Si on loue, souvent à juste titre, les effets bénéfiques de la concurrence sur les prix proposés aux consommateurs, on oublie souvent d’en noter les effets pervers.

Le plus immédiat, c’est de renforcer les inégalités territoriales par la destruction de la péréquation tarifaire, qui étaient un principe fondamental du service public français. Il suffit de comparer les prix et les débits de l’ADSL entre les métropoles (où la densité de population permet de rentabiliser plus rapidement les réseaux) et les zones rurales pour s’en convaincre.
Opposer systématiquement l’intérêt du consommateur à celui du salarié est également absurde : s’il n’y a plus de salaires, il n’y aura bientôt plus de consommateurs. Mais là encore, l’idéologie est l’idéologie, et Bruxelles n’en démord pas, qui veut chaque année contraindre les opérateurs de télécommunications à de nouvelles baisses tarifaires, sans jamais se préoccuper en parallèle de la capacité d’investissement des acteurs, et encore moins des emplois détruits.

Retrouver la voie d'un capitalisme industriel

L’exemple de France Télécom montre assez clairement que le capitalisme financier fait des dégâts bien au-delà des banques. On reste cependant surpris par le peu de réaction des états. Au sommet de Pittsburg, on a pointé les bonus des traders. Mais qui a parlé des stock-options des dirigeants ? Personne. Ils sont pourtant largement aussi toxiques.

Il semble donc urgent de rééquilibrer les plateaux de la balance, pour retrouver la voie d’un capitalisme industriel, qui permet de construire un projet d’entreprise, dont les objectifs sont clairement énoncés parce qu’ils sont avouables, où les salariés sont associés et respectés comme parties prenantes de ce projet, où les actionnaires sont des partenaires de long terme qui accompagnent le développement de l’entreprise, et non les "saigneurs" qu’ils sont actuellement.

De la même façon, il faut s’interroger sur la mondialisation, dont le capitalisme financier exploite actuellement toutes les ficelles. Doit-elle exclusivement permettre aux multinationales de tirer profit des différentiels de revenus ? Il n’est pas question en effet de prétendre ni à l’arrêt des échanges internationaux, ni au rapatriement pur et simple des emplois délocalisés. Les multinationales peuvent contribuer aux transferts de technologie, pour accompagner le développement local des économies émergentes.

Et, pour tordre le cou à une dernière idée reçue, des plus démagogiques, cessons de faire comme si les Français devaient et pouvaient tous avoir un emploi de niveau bac +5. Tous les métiers sont utiles, dans une entreprise comme dans une nation. Et tous peuvent être épanouissants. S’ils sont choisis. Si on donne aux salariés les moyens de les exercer dans de bonnes conditions. Si l’on reconnaît la compétences et le travail bien fait, qui doit être valorisé à tous les niveaux de l’entreprise, comme une contribution à la réussite collective.

Mais pour restaurer la confiance perdue, il faut d’abord que l’entreprise accepte de débattre de l’essentiel : quels sont les buts de l’entreprise, quel est son projet industriel, en lien étroit avec la manière dont elle partage les revenus issus du travail des salariés.

Et ce n’est assurément pas un accord d’entreprise sur le stress qui permettra de rétablir le contrat social.

Ces dramatiques événements de France Télécom doivent amener chacun des acteurs du jeu social, politique et économique à refléchir sur son rôle et ses responsabilités afin que demain une autre entreprise ne devienne pas à son tour un nouveau France Télécom.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.