Cher-e-s collègues,
En Turquie, le 7 février dernier, le gouvernement ordonnait par décret la révocation de 330 universitaires de 48 universités du pays.
Cette purge d’une ampleur sans précédent au sein du milieu universitaire s’accompagne d’une suppression du droit à un procès équitable et à une procédure régulière dans le cadre de l’état d’urgence, d’une confiscation de leur passeport et d’une interdiction à vie d’exercer dans la fonction publique. Le 22 février dernier, l'historienne Noémi Lévy-Aksu, chercheuse associée au Cetobac (EHESS) et à l'Institut Français d'Etudes Anatoliennes (IFEA, Istanbul), et le sociologue Ali Abbas, ont par ailleurs été limogés de l'Université de Boğaziçi (Istanbul). Leur permis de travail a été annulé par le Conseil de l'Enseignement Supérieur (YÖK). Une manifestation de soutien s'est tenue dans l'enceinte de Boğaziçi le lundi 13 mars. Vous trouverez ici le texte (en anglais) du discours prononcé par Noémi Lévy-Aksu devant ses collègues et étudiants, le 10 mars dernier, et ici la vidéo.
Suite à la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016, le nombre de licenciements d’universitaires s’élève désormais à 4 811, sur un total d’environ 130 000 fonctionnaires limogés ou suspendus (dont 30 000 enseignants du primaire et du secondaire mais également des policiers, des magistrats, des militaires, etc.). Syndicalistes, journalistes et avocats sont également touchés de plein fouet par les purges et la répression.
Les chiffres sont considérables et les conséquences de cette répression désastreuses pour la vie des universitaires. Le 25 février dernier, nous apprenions le suicide de Mehmet Fatih Traş, assistant chercheur à la faculté des sciences économiques et administratives de l’Université de Çukurova, signataire de la pétition pour la paix (voir ci-dessous). Une lettre ouverte, portée par un collectif d'universitaires en France, a été publiée dans Libération le 9 mars dernier.
Les conséquences sont également dramatiques pour l’enseignement supérieur (112 universités du pays ont été affectées par les purges), le pluralisme académique et la liberté d’expression en Turquie. A l’université d’Ankara, 66 cours ne peuvent plus être dispensés tandis que 127 étudiants se retrouvent privés d’un suivi scientifique et pédagogique pour la préparation d’une thèse ou d’un mémoire.
Une majorité des universitaires licenciés le 7 février dernier (184 sur 330) sont signataires de la pétition Nous ne serons pas complices de ce crime ! du collectif des Universitaires pour la Paix qui avait, en janvier 2016, recueilli le soutien de 1 128 universitaires (s’élevant désormais à 2 212). Cette pétition dénonçait les opérations militaires menées depuis juillet 2015 par l’armée turque contre les Kurdes dans le sud-est du pays, opérations qui sont toujours d'actualité (voir le rapport de l'ONU rendu public le 10 mars dernier et dénonçant les graves violations des droits de l'homme dans la région, sur la période de juillet à décembre 2016). Au lendemain de la mise en circulation de cette pétition, des menaces verbales ou physiques, des mesures punitives mises en place par le YÖK et le Conseil scientifique et technologique (Tübitak), des interdictions de quitter le territoire, des licenciements, des poursuites administratives et judiciaires pour « terrorisme » ou « complicité de terrorisme » ont frappé la communauté universitaire de Turquie.
A ce jour, 312 des 330 Universitaires pour la Paix ont été limogés.
La répression s’est par la suite aggravée, au lendemain de la tentative de coup d’État du 15 juillet 2016, avec la publication de plusieurs décrets gouvernementaux, autorisés par l’état d’urgence, réduisant au silence toutes formes d’opposition et de critiques à la politique gouvernementale. Les universitaires révoqués l’ont été sous prétexte d’un lien supposé à une « organisation terroriste », en référence à la confrérie Gülen, que le gouvernement turc accuse d’avoir organisé la tentative coup d’État, ou au PKK (Parti des Travailleurs du Kurdistan). Ces universitaires sont en grande partie des Universitaires pour la Paix ou membres du Syndicat des Travailleurs de l’Enseignement et de la Recherche, Eğitim-Sen. Pour dénoncer cette purge d’envergure, ce syndicat a organisé le 10 février dernier des manifestations dans plusieurs villes du pays, parfois violemment réprimées, comme à l’université d’Ankara où la police a procédé à l’interpellation d’une dizaine d’universitaires, placés en détention provisoire, et relâchés depuis.
Alors que les nouvelles autour de la répression des universitaires et de la liberté d’expression en Turquie se succèdent de manière inquiétante, la presse et les médias européens n’ont pas ou très peu relayé ces informations. Il devient urgent d’informer, de dénoncer et de s’opposer à cette répression le plus efficacement possible.
Nous relayons en ce sens différents appels à la solidarité de nos collègues enseignants-chercheurs et étudiants de Turquie :
- 1. Les étudiants de Siyasal, faculté de science politique de l’Université d’Ankara, la plus touchée par les purges, ont depuis plus de deux semaines multiplié, aux côtés des universitaires licenciés et solidaires, les actions dénonçant la révocation de leurs enseignants dans le cadre de la campagne « Non, nous ne partons pas » : boycott des cours, occupation du campus, lecture d’extraits d’ouvrages des universitaires licenciés (« Nous lisons nos professeurs »).
Ils ont par ailleurs lancé un appel international invitant à prendre des photos ou des vidéos pour exprimer sa solidarité et diffuser leurs messages. Ils nous enjoignent à reprendre leurs slogans : « Siyasal est partout », « Non, nous ne partons pas », « Ne touchez pas à mon professeur », etc. Deux groupes Facebook relaient les initiatives menées par la communauté universitaire et étudiante en Turquie et à l’étranger : They do not leave and they are not alone (en anglais) ; Siyasal Her Yerde (en turc).
En France, les doctorants de Sciences Po Aix et des étudiants de l'Université de Lille 3 ont contribué à cette campagne, en élargissant leurs messages de soutien à tous les universitaires de Turquie. Vous pouvez également participer à cette action et partager vos photos sur les réseaux sociaux et avec les médias.
- 2. Il est par ailleurs urgent d’assurer la continuité des activités scientifiques des universitaires de Turquie. Une des solutions consiste à monter des appels à projet n’exigeant pas le déplacement des universitaires limogés. Privés de leur liberté de circulation, les universitaires turcs ont souligné l’efficacité de programmes de recherche financés par des institutions/universités européennes mais réalisés en Turquie.
- 3. Des « fonds de solidarité » pour soutenir les personnes licenciées ont par ailleurs été constitués pour leur permettre de poursuivre leur recherche, de payer les frais de justice ou tout simplement de vivre décemment. Vous pouvez procéder à un virement sur les fonds de solidarité d’Eğitim-Sen (pour les universités publiques) et de SAV (Association des recherches en sciences sociales - pour les universités privées), dont voici les références :
SAV - Institute for Social Research
Türkiye İş Bankası Galatasaray - Beyoğlu Branch (1011)
EURO Account IBAN NO: TR4900 0640 0000 2101 1344 2562
Eğitim Sen
ING Bank
Avenue Marnix 24,1000 Brussels, Belgium
IBAN: BE05 3101 0061 7075
SWIFT/BIC: BBRUBEBB / Please indicate “UAA Egitim Sen” in communication.
Enfin, pour vous tenir informé.e.s de la situation et des actions mises en œuvre, vous pouvez vous abonner au fil d’information créé par le Comité de Coordination en France des actions en faveur des universitaires turcs pour la paix (CCFR/BAK et CISUP). Il vous suffit de nous envoyer une demande d’inscription à univpaca@gmail.com.
Nous comptons sur votre mobilisation pour faire circuler le plus largement possible cet appel à la solidarité dans vos réseaux.
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Par ailleurs, le 25 janvier dernier, après 19 ans de procédure et 4 acquittements, la plus haute juridiction turque a requis la perpétuité contre la sociologue turque Pinar Selek.
Le mardi 7 mars dernier, le comité de soutien de Pinar Selek organisait une conférence de presse à Nice, en présence de l'enseignant-chercheure (plus de détails ci-dessous).
Cette conférence de presse a été l'occasion de communiquer sur la demande par le procureur de la Cour de Cassation de l’annulation de la quatrième décision d’acquittement prononcée en 2014 contre l'universitaire Pinar Selek.
Alors qu'elle conduisait des recherches sur l’engagement des militants kurdes, Pinar Selek avait été incarcérée le 11 juillet 1998 à Istanbul pour complicité avec le PKK et torturée pour qu'elle livre les noms de ses enquêté.e.s. Inculpée par la suite pour attentat terroriste, elle est accusée d’avoir, le 9 juillet 1998, déposé une bombe ayant causé la mort de sept personnes au marché aux épices d’Istanbul. Selon plusieurs rapports d'experts, cette explosion était accidentelle, provoquée par une bouteille de gaz. Pinar Selek est libérée en 2000, faute de preuves tangibles. Pinar Selek a été jugée et acquittée à trois reprises en 2006, 2008 et 2011. Exilée en France depuis 2011, elle enseigne aujourd'hui la science politique à l'Université de Nice Sophia Antipolis.
Pour plus d'informations, voir le site Pinar Selek
Pour adhérer au comité de soutien, veuillez adresser un mail à : ldh.nice@ldh-france.org
Restons mobilisé.e.s et solidaires.
Universitaires Solidaires
Sarah Sajn, CHERPA, Sciences Po Aix
Morgane Dujmovic, TELEMME, AMU-CNRS
Chiara Pettenella, CHERPA, Sciences Po Aix
Elen Le Chêne, CHERPA, Sciences Po Aix